A - La répression du jeu

Du XIIIème au XVIème siècle la législation sur le jeu se développe considérablement et à différents niveaux. Les influences respectives du droit romain, du droit canonique et des coutumes sont difficiles à isoler, les interférences sont multiples. Les textes sont nettement répressifs et ne se préoccupent guère des conséquences civiles de cette pratique illicite qu’est le jeu.

C’est d’abord le pouvoir royal qui intervient, de manière assez discrète. J-M. Mehl recense une douzaine d’ordonnances royales traitant du jeu entre 1254 et 1537. Seule une ordonnance de 1369 est entièrement consacrée aux jeux, les autres sont de portée générale ou concernent des catégories socioprofessionnelles particulières 119 . Il faut y ajouter les interdictions dressées par les relais du pouvoir royal tels la Prévôté de Paris mais surtout les nombreuses condamnations au niveau municipal, le plus concerné par le maintien de l’ordre. Ajoutons enfin l’arsenal déployé par l’autorité spirituelle qui, bien que concernant en priorité le clergé, ne néglige pas les laïcs et appuie l’action des autres pouvoirs.

Quelles sont les pratiques visées par ces textes ? Seuls les jeux de hasard sont-ils concernés ? Certes, si les dés et plus tard les cartes 120 sont les premiers visés, le contenu des textes révèle une grande diversité. Le plus souvent, l’auteur procède à l’énumération des jeux qu’il entend proscrire puis emploie une formule qui permet d’élargir le champ de l’interdiction. Ainsi en 1305 les autorités d’Amiens condamnent les dés, les tables et les échecs puis interdisent de jouer « a aucun autre jeu ». A Tournai, en 1453, on interdit un certain nombre de jeux puis les « autres jeux quelz qu’ilz soient ne comment on les puist nommer » 121 . En l’absence d’énumération précise, on trouve des formules générales où les jeux sont qualifiés d’« illicites » ou « déshonnêtes ». Les statuts du collège de Narbonne (1379) opposent ainsi les « jeux insultants » aux « jeux honnêtes et récréatifs », ailleurs on parle de « jeux de perdition », de « jeux contraires au droit et à l’ordre », de « mauvais geux », de « jeux diffamez », de « tous autres giuz vileins la ou se peut despoulier » ou dans lesquels « on perd ses deniers » 122 . On imagine les difficultés d’interprétation auxquelles pouvaient donner lieu l’imprécision de ces formules, d’autant que, lorsque les textes visent des jeux précis, ces derniers sont aussitôt rebaptisés pour échapper à la répression.

C’est avant tout la présence du hasard et de l’argent qui suscite la réprobation des autorités, mais il n’est pas rare de voir figurer parmi les jeux interdits les boules, les quilles ou la paume, d’abord parce que les enjeux y sont omniprésents, ensuite parce qu’indépendamment de leur nature, tous ces jeux sont souvent pratiqués dans un même lieu : la taverne 123 . On trouve plus de cohérence dans les règlements synodaux où la présence du hasard est systématiquement dénoncée alors que les jeux sportifs ou d’habileté sont rarement attaqués 124 .

Mais plutôt que d’interdire radicalement le jeu, le pouvoir en défend souvent la pratique en certains temps et lieux et à certaines personnes. Le jeu est parfois interdit la nuit afin que les mauvaises conditions d’éclairage n’encouragent la tricherie. Un événement laïc ou religieux, public ou privé, peut fonder une autorisation de jouer ou inversement interdire un jeu ordinairement autorisé. On tente parfois de concentrer le jeu en des endroits spécifiques et notamment d’en débarrasser les tavernes afin d’éviter la combinaison du jeu et de la boisson, voire de la prostitution, de même éloigne-t-on le jeu des lieux sacrés et des hôpitaux. Les instruments du jeu ne sont pas non plus ignorés, ainsi les ordonnances de Louis IX (1215-1270) de 1254 et 1256 interdisent-elles la confection des dés. Mais ces injonctions sont d’une efficacité douteuse puisque vers 1260 le Livre des métiers d’Etienne Boileau, composé à l’initiative du roi, enregistre de manière tout à fait régulière le statut des deiciers 125 .

En ce qui concerne les sanctions, le Professeur Mehl révèle avec surprise une sévérité moindre de celles prononcées en France par comparaison avec d’autres contrées. Alors qu’au XVème siècle à Amsterdam ou en 1386 à Bâle l’insolvabilité du joueur lui valait d’avoir les yeux crevés, que les tricheurs sont brûlés à Berlin, décapités à Groningue ou Breslau, dans le Royaume de France, où les textes n’imposent pas de sanction et laissent cette dernière à l’arbitrage des juges, on soupçonne l’application de châtiments corporels, mais seule la récidive ou l’organisation des jeux est lourdement punie. En effet, les condamnations pécuniaires sont de loin les plus nombreuses, seule la répétition du délit ou le non paiement de l’amende peuvent entraîner le bannissement, la prison (non pas pour sanctionner mais pour assurer le versement de l’amende) ou la mise au pilori. Le jeu n’est donc pas plus lourdement sanctionné que les autres délits et le montant des amendes, dont l’évaluation est rendue malaisée par la sclérose du système des amendes dans le droit médiéval, laisse penser qu’elles ne sont de nature qu’à décourager les joueurs occasionnels et non les joueurs fortunés ou réguliers 126 .

Quant au régime civil des jeux, on en ignore presque tout : les textes privilégient l’élément pénal et l’on peut supposer que, conformément au droit coutumier dont la rédaction est trop tardive pour nous donner des certitudes, le jeu, comme tout acte dont la cause est illicite, doit être frappé de nullité.

S’aventurant dans la recherche d’une ou de plusieurs ratio legis du régime juridique des jeux, le Professeur Mehl doit reconnaître que « l’interaction entre raisons diverses est une constante » 127 . On trouve des raisons militaires 128 parce que le jeu détourne du maniement des armes, notamment de l’arc et de l’arbalète, dont l’usage encouragé suscite tant la frénésie que des restrictions seront vite adoptées 129 . Les motifs moraux n’apparaîtraient que sur le tard, au XVème siècle, alors que l’argument des blasphèmes, semble-t-il courants dans la bouche des joueurs, apparaît dès le XIIIème siècle. Les raisons économiques, promises à un brillant avenir, ne sont pas en reste et fournissent de nombreux arguments. Déjà dit-on que le jeu distrait l’homme de son labeur quotidien et menace l’édifice social, et J-M. Mehl d’interpréter : « la législation antiludique constitue bien un champ d’affrontement entre groupes sociaux et intérêts antagonistes » 130 .

L’efficacité de la répression est très difficile à apprécier et la multiplication des textes n’est pas un critère sûr : le jeu est un phénomène mouvant, difficile à saisir dans l’instant. Si les textes ont été incontestablement appliqués, on ne peut attester de l’existence de poursuites systématiques, la répression apparaît même épisodique.

Enfin, la différenciation progressive entre jeux de hasard et jeux sportifs, perceptible dans les condamnations théoriques, se retrouve en pratique : à partir du XVème siècle, les jeux sportifs bénéficient d’une tolérance de fait 131 dont bénéficiaient déjà les jeux organisés par le pouvoir.

Notes
119.

Il s’agit des ordonnances de 1254, 1256, 1272, 1319 (toutes de portée générale), 1350 (sur les taverniers), 1354 ( sur les ouvriers), 1369 (sur le jeu), 1480 (sur les faiseurs d’éteuf de Rouen), 1495 (concernant les prisonniers du Châtelet), 1516 (injonction au baillis d’Amiens), 1527 (sur le jeu de paume), 1532 (concernant ceux qui manient des deniers publics) et 1537 (sur le officiers de la chambre des comptes de Paris), J-M. Mehl, Les jeux au Royaume de France…, op. cit., p. 340.

120.

Le dé est un instrument très ancien, le Musée de Berlin en abrite un datant de 1573 av. J-C et provenant de Thèbes. Quant aux cartes, si la majorité des historiens avoue en ignorer la provenance, on sait que leur diffusion coïncide avec l’invention de la gravure sur bois vers 1425.

121.

J-M. Mehl, Les jeux au Royaume de France…, op. cit., p. 346.

122.

Ces formules sont issues respectivement des constitutions synodales et statuts de l’église métropolitaine et du diocèse d’Auch (1386), des statuts du collège Saint-Bernard (1523), des archives hospitalières de Paris (1405), d’une ordonnance royale de 1350, du livre rouge d’Eu (1305) et du concile de Padoue (1369) ; J-M. Mehl, ibid, p. 347.

123.

Un exemple de confusion de l'ensemble des jeux, à l'exception des jeux d'armes, peut être trouvé dans l'ordonnance de Charles V (1338-1380), de 1369, ainsi rédigée: « Avons deffendu et deffendons par ces présentes, tous geux de dez, de tables, de palmes, de quilles, de palet, de boules, de billes, et tous autres telz geuz, qui ne chéent point à exercer ne habileter noz diz subgez, à fait et usaige d'armes, à la deffense de nostre dit royaume… » ; G. Frèrejouan du Saint, Jeu et pari au point de vue civil, pénal et réglementaire, op. cit., pp. 101-102.

124.

J-M. Mehl, Les jeux au Royaume de France…, op. cit., pp. 350-351.

125.

Ibid., p. 345.

126.

Ibid., p. 356s.

127.

Ibid., p. 363.

128.

P. Robert procède au même constat dans son analyse de la répression du jeu dans la société anglaise médiévale, « Les origines de la répression des jeux en droit anglo-saxon : le contrôle de l’Homo ludens dans l’Angleterre du XIVème au XVème siècle », in Le jeu, un paradigme pour le droit, op. cit., pp. 279-293.

129.

« Et en effet si ensemble se fussent mis, ils eussent esté plus puissans que les Princes et Nobles » reconnaît Jean Juvénal des Ursins dans son Histoire de Charles VI, in J-M. Mehl, Les jeux au Royaume de France…, op. cit., p. 390.

130.

Ibid., p. 365.

131.

Ibid., pp. 371-372.