B - L’organisation du jeu

Comprenant que la disparition totale du jeu est un objectif chimérique, les pouvoirs tenteront de l’apprivoiser en l’organisant directement, créant ainsi un instrument de contrôle social et une source de profits importants. J-M. Mehl relève cependant qu’il ne faut pas enfermer ce schéma dans un cadre chronologique trop rigide où se seraient succédées les phases du jeu libre, de la répression, puis de l’organisation : « A la limite, tel qui réprime un matin tolère à la mi-journée, pour organiser au soir, quand ces trois attitudes ne sont pas simultanées » 132 . Manifestement, la volonté de contrôle du pouvoir concerne les jeux s’accompagnant d’enjeux financiers, mais l’omniprésence de ces derniers conduit le pouvoir à s’intéresser à des jeux très variés. Trois formes d’organisation vont émerger, la première, et la plus sophistiquée, est un système d’affermage et concerne principalement les jeux de hasard 133 , la seconde, plus difficile à saisir, est une forme d’organisation traditionnelle concernant essentiellement des jeux sportifs et des jeux d’adresse, la troisième et la plus curieuse ne concerne que certains jeux et s'intègre dans l'ensemble complexe des droits féodaux.

Dès le XIIIème siècle apparaît une forme d’organisation s’apparentant au système de la ferme 134 . La possibilité de « donner à jouer » se révèle comme un droit de puissance publique, un pouvoir régalien : les « puissants » sont « propriétaires du jeu », celui-ci est « entre leurs mains de la même manière que le droit de commander, de juger, de contraindre et de sanctionner » 135 . Sous leur autorité vont se multiplier les maisons de jeu officielles empruntant des noms divers. Le plus utilisé est le terme d’« école » 136 , on parle aussi de « tables de jeu », terme correspondant à un droit accordé à quelques uns de dresser une table en certains lieux et circonstances (marchés, foires) en invitant le passant à jouer, le jeu affermé pouvant se dérouler dans un immeuble autant que dans la rue. Le mot « brelant » désigne quant à lui autant un jeu particulier que, par métonymie, l’ensemble matériel et juridique que constitue une maison ou une table de jeux officielle. Les jeux qu’on pratique dans ces lieux sont divers : les dés et à partir du XVème siècle les cartes sont les plus utilisés, mais il n’est pas rare de les voir cohabiter avec des jeux de lancer (billes, boules, quilles). Tous ces jeux ont en commun d’être des jeux d’argent, c’est ce qui justifie leur affermage.

Les bailleurs sont rois, princes, ducs ou comtes. D’après le Professeur Mehl, ils peuvent utiliser ce droit de trois manières différentes, dont la combinaison n’est pas exclue. Une première approche, manifestant une attitude « privée », y voit un placement susceptible de rapporter des gains intéressants. La seconde, plus soucieuse de l’intérêt général, en fait une sorte de « service public » dont le contrôle est indispensable au maintien de l’ordre et permet d’alimenter sans trop d’efforts les caisses de l’Etat. La dernière, dont le caractère est mixte, consiste à utiliser ces maisons de jeu « pour se constituer une clientèle, s’attirer la reconnaissance d’un subordonné, faire miroiter une récompense pour un collaborateur et enfin stimuler le zèle des uns et des autres » 137 , ainsi les maisons de jeu sont-elles fréquemment considérées comme des offices 138 .

Pour des raisons techniques et politiques la constitution d’un monopole seigneurial ou étatique centralisé était impossible : il était infiniment plus profitable de fractionner cet office ce qui permettait d’en faciliter la gestion et de récompenser de nombreuses fidélités. Les aires géographique concernées sont néanmoins variables : les droits affermés peuvent porter sur un modeste tripot aux petits profits, ou sur une table de jeux qui ne peut être dressée, moyennant un droit de place, que les jours de marché, mais le plus souvent les concessions portent sur tout le territoire d’une ville, voire d’une région. La plupart sont des concessions à terme, certaines sont viagères mais la situation du preneur semble toujours précaire et incertaine : les autorités font peu de cas des engagements souscrits, quand ce n’est pas le contrat lui-même qui contient des clauses léonines.

Vraisemblablement les princes cherchaient plus à contrôler qu’à s’enrichir. Les profits des maisons de jeu ne sont pas considérables et plutôt de nature à intéresser leur entourage dont sont issus la plupart des fermiers, « secrétaires, valets de chambre, sommeliers ou échansons du duc » 139 , c’est-à-dire le personnel subalterne des maisons comtales et princières. Néanmoins les profits du jeu ne servent pas qu’à récompenser les fidèles, ils permettent également de financer certains « services », ceux du bourreau par exemple, cas plusieurs fois observé 140 .

Autres jeux, autres modes d’organisation : à côté des jeux de hasard le pouvoir participe à l’organisation des jeux sportifs et des jeux d’armes. Ainsi, « le jeu spontané, celui qui se met en place et se développe en dehors de toute intervention d’un pouvoir, que cela soit au niveau réglementaire ou matériel, demeure l’exception (…). Parce qu’il donne lieu à des enjeux ou parce qu’il remplit une fonction essentielle au sein de la société, le jeu des adultes n’échappe que rarement à l’organisation » 141 . Ainsi les jeux de billes ou de boules, les compétitions de barre et de soule et, surtout, les jeux d’armes (arc, arbalète et épée) font l’objet de rencontres organisées par le roi, les autorités locales (cas le plus fréquent) ou quelque puissant. L’intervention de ces derniers peut prendre plusieurs formes : simple autorisation des jeux 142 , participation à la préparation 143 ou organisation directe de ces derniers, fourniture de matériel, prise en charge des frais occasionnés par le déplacement et le séjour des joueurs, remise d'une récompense aux vainqueurs, réglementation de l'après jeu 144 ou des métiers faisant profession de fabriquer du matériel de jeu 145 . Là encore les raisons qui poussent le pouvoir à intervenir sont très variées : encouragement au maniement des armes, complément d'une politique de répression des jeux de hasard, raisons d'ordre public, contribution au rayonnement d'une cité ou d'une paroisse. Une troisième forme d'organisation des jeux est quant à elle uniquement motivée par une volonté de manifestation de la puissance seigneuriale…

« Sous l'Ancien Régime étaient pratiqués des divertissements dont l'accomplissement relevait d'une obligation imposée par l'autorité seigneuriale, qui se trouvait ipso facto transformée en organisateur de jeux » 146 . Le plus connu de ces droits est la quintaine féodale, ou quintaine de devoir, il s'agissait d'un « droit par lequel le seigneur obligeait certains de ses sujets à venir devant son château, tous les ans, pour rompre devant lui quelques lances ou perches, dans le but de le divertir lui et sa famille » 147 . Au delà de la simple participation du sujet, cette quintaine prenait la forme d'une redevance consistant en la fourniture du matériel nécessaire à l'exercice augmentée des amendes que les joueurs maladroits ou défaillants pouvaient se voir infliger. On retrouve de semblables droits concernant la pelote ou la soule, là encore les sujets concernés par ce droit devaient, en plus de leur participation, fournir le matériel nécessaire au jeu. L'originalité de ce droit seigneurial apparaît de manière encore plus manifeste en raison de sa liaison avec le statut matrimonial, ainsi la quintaine de devoir était-elle due par tous les nouveaux mariés et la soule de devoir voyait-elle s'affronter les jeunes mariés et ceux qui, bien qu'appartenant à la même classe d'âge, ne l'étaient pas encore. Symboliques et étranges, dotés d'une signification que même leurs contemporains ne percevaient pas 148 , ces droits seigneuriaux doivent être vus, selon J-M. Mehl, comme un « devoir récognitif de suzeraineté » 149 . Probablement né à l'époque médiévale, ce genre de pratiques perdurera avec une permanence remarquable jusqu'au XIXème siècle.

Notes
132.

Ibid., p. 375.

133.

Un tel degré d’organisation n’a pas été observé dans tout le royaume, il existe seulement dans ses régions septentrionales grâce, probablement, à l'action des ducs de Bourgogne.

134.

Il n’existe pas, à l’époque médiévale, de véritable « ferme des jeux », celle-ci ne sera créée, à Paris, qu’après la Révolution. C’est par commodité que l’expression est ici employée car il apparaît bien, conformément à la définition générale qu’en donne le Robert, que nous sommes en présence d’une ferme : « convention par laquelle le propriétaire d’un droit en abandonne à quelqu’un la jouissance pour un temps déterminé et moyennant un prix fixé ». On pourra néanmoins utiliser également, dans une acception large, le terme de « concession ».

135.

J-M. Mehl, Les jeux au Royaume de France…, op. cit., p. 376.

136.

Le terme grec scholè signifie le repos ou le loisir, et schola a d’abord eu cette signification avant de désigner le loisir consacré à l’étude puis le lieu où l’on enseigne. L’« école de dés » est donc le lieu spécifique du jeu de dés, expression que l’on retrouve notamment dans une ordonnance de Louis IX de 1254 qui prétendait les interdire.

137.

J-M. Mehl, Les jeux au Royaume de France…, op. cit., p. 380.

138.

C’est le cas lorsqu’en 1335 Louis Ier de Nevers concède une maison de jeu à Courtrai ou quand, en 1406, Jean sans Peur prétend faire de tous les jeux du comté de Flandre un office comtal.

139.

J-M. Mehl, Les jeux au Royaume de France…, op. cit., p. 384.

140.

Ibid., p. 385.

141.

Ibid., p. 388 (c’est nous qui soulignons).

142.

Compte tenu du haut degré de préparation que suppose l'organisation de l'ensemble de ces compétitions on imagine mal que celles-ci puissent se dérouler sans l'autorisation explicite des autorités locales.

143.

Dans le cas particulier des jeux d'armes, institutionnalisés par une ordonnance de Charles V de 1369 qui en officialise les compétitions, les autorités interviennent indirectement par le biais des « confréries, officiellement agréées et jouissant de privilèges variés ». Par exemple à Douai en 1398, existait une « confrérie de l'arbalète dirigée par un "connétable" derrière lequel il faut voir un "entraîneur officiel" qui, moyennant quelques avantages, consacrait une partie de son temps à l'initiation au tir et au perfectionnement des confrères ». L'existence d' « écoles » pour les jeux d'armes est également rapportée mais leur soutien par les autorités municipales n'est pas attesté. J-M. Mehl, Les jeux au Royaume de France…, op. cit., p. 393.

144.

Il peut s'agir du dédommagement des personnes ayant prêté main-forte à l'organisation et à la surveillance du jeu ou de dispositions visant à ménager les habitants d'une cité qui n'auraient pas pris part à la manifestation. Ainsi en est-il lorsqu'en 1410 à Arras des mesures sont prises pour sanctionner les individus qui, au retour d'une soule, troubleraient par leur comportement le repos des habitants de la cité, J-M. Mehl, Les jeux au Royaume de France…, op. cit., p. 397.

145.

Par exemple, les fabricants d’éteufs, servant au jeu de paume.

146.

J-M. Mehl, Les jeux au Royaume de France…, op.cit., p. 398 (c’est nous qui soulignons). L'auteur rapporte les problèmes de méthode que pose cette forme particulière d'organisation des jeux. Les seuls documents qui en attestent datent des Temps modernes et soulignent l'ancienneté de ces droits.

147.

Ibid., p. 399.

148.

Ibid., pp. 398-399.

149.

Ibid., p. 402.