§ 1 - La prolifération des textes relatifs au jeu

Les lettres patentes de François Ier (1494-1547) de novembre 1527 marquent une rupture dans l’histoire de la réglementation des jeux. En proclamant que « tout ce qui se jouera au jeu de paume sera payé à celui qui gagnera comme dette raisonnable et acquise par son travail » 156 , le roi entérine l’éclatement de la notion de jeu en jeux de natures différentes et annonce la distinction future entre jeux de hasard et jeux d’adresse.

La sévérité envers la pratique des jeux de hasard est cependant maintenue voire accrue et la législation de l’époque fait preuve d’une attention toute particulière pour le jeu des agents publics. Un texte de 1532 punit de révocation les agents-comptables du Trésor qui se livrent aux jeux de hasard, avec confiscation de leurs biens et infliction de la peine du fouet, quant à ceux qui auront joué avec eux, ils sont punis d’une amende portée au double de leurs gains éventuels. Un autre texte, daté de 1537, adoptera une position similaire vis-à-vis des officiers de la chambre des comptes 157 . Un peu plus tard, une ordonnance de Charles IX (1550-1574) enregistrée au Parlement en 1561 adresse une menace aux juges chargés de son application : « Voulons (ces jeux) estre punis extraordinairement, sans dissimulation ou connivence des juges, à peine de privation de leurs offices » 158 .

L’article 59 de l’ordonnance de Moulins de 1566, elle aussi adoptée par Charles IX, reprend l’expression de « jeux de hasard ». Elle aggrave les anciennes prohibitions et s’intéresse surtout aux maisons de jeu et au sort des mineurs : les pertes de ces derniers pourront être répétées mais on ne sait pas vraiment auprès de qui 159 . Le doute est en effet permis : par une ordonnance adoptée en 1612, Louis XIII défend de tenir des « assemblées pour jouer aux cartes et aux dés » et autorise le perdant à se retourner, pour la répétition de ses pertes, non pas auprès du gagnant mais auprès du tenancier, qui se voit en plus infliger une amende de 1000 livres. L’œuvre de Louis XIII ira plus loin encore : en 1626, le jeu est compris dans les mesures contre le luxe, une « commission pour la réformation des habits, meubles, équipages et jeux » est établie et donne naissance à l’ordonnance de 1629, dite Code Michaud. Tout en aggravant les prohibitions relatives aux « académies ou brelans » 160 , elle apporte des précisions sur la plan civil : toutes les dettes de jeu, ainsi que toutes les obligations nées de prêts ou de gages effectués en vue du jeu, sont déclarées nulles 161 et le créancier pourra être condamné « envers les pauvres » au versement d’une somme correspondant à ses gains, un tiers de cette somme étant réservé au dénonciateur. La répétition se transforme : elle est désormais ouverte contre le gagnant dès lors que le perdant se trouve être mineur 162 . La répression semble avoir été féroce : Dusaulx, dans son ouvrage De la passion du jeu depuis les temps anciens jusqu’à nos jours (1779) 163 , rapporte que 47 brelans autorisés « dont plusieurs magistrats tiraient tous les jours une pistole » furent fermés.

Entre temps le jeu aura été réintroduit à la cour par, dit-on, Mazarin (1602-1661). Sous le règne de Louis XIV (1638-1715), avec qui le comble de l’ambivalence est probablement atteint, on joue officiellement tous les jours de trois à six, on peut choisir entre le jeu du roi et celui de la reine, et madame de Sévigné (1626-1696) de raconter que la cour est devenue un véritable coupe-gorge 164 . « Grand initiateur de la politique du jeu à la cour », Louis XIV mit ce dernier au service de son œuvre de « rassemblement autour de lui de tous les grands du royaume, en incitant ceux qui y étaient déjà à y rester malgré la monotonie et l’inconfort de leur vie, et les autres à y venir, par la possibilité de jouer gros jeu » 165 . Il ne se contentait toutefois pas de permettre le jeu à ceux qui l’aimaient, encore exigeait-il que toute la haute noblesse du royaume vint s’établir à la cour et y jouât, ce qui incita sans doute de nombreux courtisans à forcer un peu leur nature. Pire : « ne tenant évidemment pas à ce que les courtisans, surtout ses proches parents qui devaient donner l’exemple, cessassent de jouer dès leurs premières pertes importantes, (il) leur promettait, le cas échéant, de les renflouer, et tenait parole » 166 , ainsi pouvait-il être assuré de la fidélité de son entourage. Mais la mode, à la ville, consistant à imiter la cour 167

Le roi soleil rendit plus de vingt ordonnances contre les jeux de hasard. Les dispositions contre les maisons de jeu sont encore aggravées : un arrêt du Parlement de Paris de 1680 condamne les tenanciers à 3000 livres d’amende « le tiers au roi, l’autre tiers aux hôpitaux des lieux, et le dernier au dénonciateur » 168 . La plupart des textes ne font que rappeler les anciennes prohibitions, seuls changent l’importance des peines, qui n’épargnent pas non plus les joueurs, et le nom des jeux interdits que le pouvoir s’évertue encore à désigner tels le « hoca », la « bassette », le « pharaon » ou la « barbacole », aussitôt débaptisés par les joueurs. Cependant à partir de 1717 les textes prennent bien soin de préciser que l’interdiction vaut pour tous les jeux de même nature de quelque manière qu’on les désigne 169 . Les pratiques de la cour perdureront sous la Régence puis avec Louis XV (1710-1774), de même que l’empilement des ordonnances royales (1717, 1722, 1731, 1741, 1749, 1757, 1759, 1765) 170 .

L’autorité naturelle de Marie-Antoinette (1755-1793) permit à cette dernière d’organiser le petit Trianon en véritable casino 171 alors même que son époux, plus scrupuleux que ses aïeux, prétendait répugner à risquer les deniers publics, propriété du peuple. Louis XVI (1754-1793) fut l’auteur du « dernier monument législatif que l’ancien régime ait donné sur le jeu » 172  : l’ordonnance du 1er mars 1781 173 . Ce texte n’est pas novateur mais permet de faire le point sur l’évolution de la législation antiludique.

La notion de « jeux de hasard » y est consacrée mais elle n’intervient pas seule puisque sont prohibés, de manière générale, « tous les jeux dont les chances sont inégales ». Il n’est pas ici question de discuter de l’opportunité d’un tel critère, seulement peut-on constater que la catégorie des jeux prohibés demeure relativement vague et que le pouvoir semble peiner à lui trouver une homogénéité. L’ordonnance distingue trois faits délictueux auxquels sont adossées des peines dont la sévérité va croissant : le fait de jouer, le fait de tenir le jeu (ou la banque) et le fait de faciliter le jeu en l’abritant. En punissant beaucoup plus gravement l’organisation du jeu que sa seule pratique ce texte, comme d’autres qui l’ont précédé, montre à quel niveau se situent les inquiétudes du pouvoir et annonce une évolution de la législation pénale qui ne saurait tarder et qui depuis, dans ses principes tout au moins, n’a pas évolué : la criminalisation de la seule tenue du jeu et des actes de complicité qui l’accompagnent. Au plan civil le contrat de jeu est déclaré nul, mais cette expression peut induire en erreur : en aucun cas le perdant n’est admis à répéter les sommes qu’il aurait versées au gagnant, solution qui découlerait logiquement de la nullité du contrat. La restitution des enjeux n’est en effet admise qu’en cas de tricherie ou lorsque l’un des joueurs ne pouvait légalement pas disposer librement de ses biens.

Le Traité de la police de Nicolas Delamare (1629-1723) 174 résume assez bien la position de l’Etat vis-à-vis du jeu. Il écrit que les jeux se divisent en trois espèces différentes : les jeux d’habileté ou d’adresse, les jeux de pur hasard, et les jeux mixtes (plus généralement appelés jeux de commerce) dont l’issue dépend pour partie du hasard et pour partie des facultés personnelles des joueurs. Les premiers sont permis, les seconds prohibés et les derniers tolérés. Si les jeux « permis » peuvent donner lieu à une action pour le paiement des gains, il n’en va pas de même pour les jeux tolérés et a fortiori pour ceux qui sont prohibés. Delamare explique également que le régime juridique des jeux ne dépend pas que de la nature de ces derniers, mais aussi des circonstances dans lesquelles ils se déroulent. Ainsi découvre-t-on que les jeux « permis » ne peuvent être pratiqués que dans le cadre familial, voire amical, mais qu’en aucun cas il n’est possible de faire profession de leur organisation. C’est donc bien la tenue de tous les jeux (d’argent) qui est prohibée. Autre circonstance : celle des personnes avec qui l’on joue ; il est défendu de jouer avec toutes celles qui « sont en la puissance d’autrui » ou qui n’ont pas une « libre disposition de leurs biens » (les clercs, les femmes sans l’accord de leur mari, les enfants et les agents publics) 175 .

Ce schéma correspond finalement assez bien au contenu de l’ordonnance du 1er mars 1781 : la prohibition des jeux « inégaux » est une autre manière de prohiber l’exploitation des jeux. En effet, quelle que soit la nature d’un jeu, celui qui le « tient » aménage toujours à son profit un avantage mathématique dont l’existence est indispensable à la rentabilité de son commerce. C’est ainsi que G. Mouquin définit le « tenancier » comme un « parieur qui bénéficie d’un avantage mathématique stable, indépendant de ses facultés personnelles » 176 .

Notes
156.

J-M. Mehl, Les jeux au Royaume de France…, op. cit., p. 359.

157.

M. Neveux, « Jeux de hasard », art. cit., p. 499.

158.

G. Frèrejouan du Saint, Jeu et pari au point de vue civil, pénal et réglementaire, op. cit., pp. 102-103.

159.

Ibid., p. 20.

160.

Les contrevenants sont écartés de tout office royal, permission ou brevet et condamnés au bannissement ; le propriétaire d’une maison où le jeu aura été tenu durant six mois se voit confisquer son immeuble.

161.

L’expression peut cependant induire en erreur : la répétition de la dette de jeu n’est pas de principe.

162.

G. Frèrejouan du Saint, Jeu et pari au point de vue civil, pénal et réglementaire, op. cit. pp. 20-21.

163.

Cité dans le rapport du député M. Régnier (1907, op. cit., p. 212) et par beaucoup d’autres auteurs, dont J-L. Harouel (« La police, le Parlement et les jeux de hasard… », art. cit., p. 302), il fait partie des plus célèbres plaidoyers contres le jeu écrits par des moralistes laïcs à l’époque des Lumières, probablement en réaction, estime le Professeur Harouel, contre l’admission du jeu modéré par les casuistes du début du XVIIIème siècle tels Pontas dans son Dictionnaire des cas de conscience (1715), le P. Ménestrier qui justifie, dans sa Dissertation sur les lotteries(1700), l’emploi de ce procédé pour la construction de l’Hôtel-Dieu de Lyon, ou encore Barbeyrac dans son Traité du jeu (1709).

164.

G. Frèrejouan du Saint, Jeu et pari au point de vue civil, pénal et réglementaire, op. cit., p. 212.

165.

O. Grussi, Le jeu d’argent à Paris et à la cour de 1667 à 1789, op. cit., p. 570.

166.

Ibid., p. 572.

167.

« La ville était, comme on disait au temps de l’ancien régime, le "singe" de la cour », N. Elias, La société de cour (1ère éd. 1969), Paris, Flammarion, 1985, p. 11.

168.

G. Frèrejouan du Saint, Jeu et pari au point de vue civil, pénal et réglementaire, op. cit., p. 104.

169.

J-L. Harouel, « La police, la Parlement et les jeux de hasard », art. cit., p. 310.

170.

Rapport du député M. Régnier (1907), op. cit., p. 212.

171.

M. Neveux, « Jeux de hasard », art. cit., pp. 499-500.

172.

Selon l’expression employée par le député M. Régnier dans son rapport (1907), op. cit., p. 212.

173.

« Les édits, arrêts, règlements contre les jeux de hasard, et autres prohibés, seront exécutés selon leur forme et teneur, et sous les peines y portées, suivant l’exigence des cas, tant dans notre bonne ville de Paris que dans toutes les autres villes et bourgs de notre royaume, pays, terres et seigneuries de notre obéissance ;

Seront réputés prohibés, outre les jeux de hasard, principalement tous les jeux dont les chances sont inégales et qui présentent des avantages certains à l’une des parties, au préjudice des autres ;

Faisons très expresses et itératives inhibitions et défenses à toute personne, de quelque état et condition qu’elles soient, de s’assembler en aucun lieu, privilégiés ou non privilégiés, pour jouer auxdits jeux prohibés, et à tous autres de même nature, sous quelque nom que lesdits jeux aient été ci-devant introduits, et sous quelque forme ou dénomination qu’ils puissent être présentés dans la suite ;

Les commissaires au Châtelet, dans notre bonne ville de Paris, et les officiers de police dans les autres villes et bourgs de notre royaume, seront tenus de veiller exactement sur les maisons où il pourrait être tenu de pareilles assemblées de jeux prohibés ; ils en informeront nos procureurs et les juges de police, lesquels seront tenus de procéder, contre les contrevenants, dans les formes prescrites par les ordonnances, de les condamner aux peines portées par les articles ci-après, et d’en donner avis à nos procureurs généraux ;

Ceux qui sont convaincus d’avoir joué auxdits jeux prohibés seront, pour la première fois, savoir : ceux qui tiendront lesdits jeux, sous le titre de banquiers, ou sous quelque autre titre que ce soit, en 3 000 livres d’amende chacun : et les joueurs en 1 000 livres chacun, applicables un tiers à nous, un tiers aux pauvres des hôpitaux des lieux, et l’autre tiers au dénonciateur ;

Les amendes seront payables sans départ et par corps ; et faute du payement d’icelles, les contrevenants garderont prison jusqu’au parfait payement ;

En cas de récidive, l’amende contre ceux qui auront tenu lesdits jeux et contre les joueurs, sera du double sans que lesdites amendes puissent être remises ni modérées, pour quelque cause et sous quelque prétexte que ce soit ;

Ceux qui, après avoir été deux fois condamnés auxdites amendes, seraient de nouveau convaincus d’avoir tenu lesdites assemblées, seront poursuivis selon la rigueur des ordonnances, et punis des peines afflictives et infamantes, suivant l’exigence des cas ;

Ceux qui, pour faciliter la tenue desdits jeux, auront prêté ou loué sciemment leurs maisons, seront condamnés en 10 000 livres d’amende, au payement de laquelle lesdites maisons seront et demeureront spécialement affectées ;

10° Déclarons nuls et de nul effet tous contrats, obligations, promesses, billets, ventes, cessions, transports ou tous autres actes de quelque nature qu’ils puissent être, ayant pour cause une dette de jeu, soit qu’ils aient été faits par des majeurs ou des mineurs ». Rapport du député M. Régnier, ibid., pp. 212-213.

174.

Historien de la police de Paris, il fut commissaire du roi au Châtelet, remplit diverses missions dans les provinces et obtint l’intendance de la maison du comte de Vermandois. Sur les conseils de Lamoignon et de La Reynie, qui mirent à sa disposition les importants manuscrits de Colbert, il rédigea un Traité de la police …avec une description historique et topographique de Paris…plus un recueil des statuts et règlements des six corps de marchands et des autres communautés des arts et métiers, ouvrage publié entre 1707 et 1738 qui lui valut une pension sur l’Hôtel-Dieu de la capitale (P. Larousse, Grand dictionnaire universel du XIX ème siècle, Paris, Librairie Lacour, 1991, t. XIV, p. 100).

175.

N. Delamare, Traité de la police , 2ème éd. augmentée, Paris, Michel Brunet, 1722, tome I, pp. 480-485. Notons que la partie du Traité de la police consacrée à la police des jeux (tome Ier, livre III, titre IV : Des jeux, pp. 478-514) contient un ensemble d’informations assez intéressantes et fournit notamment au lecteur la référence ou la reproduction complète de nombreux textes (édits, ordonnances royales ou de police, arrêts du Parlement ou du Conseil du roi, sentences de police…) condamnant la pratique des jeux ou concernant la naissance de la loterie royale.

176.

G. Mouquin, La notion de jeu de hasard en droit public, op. cit., p. 152.