A bien des égards le pouvoir n’avait aucunement l’intention d’exercer une lutte acharnée contre le jeu. Bien au contraire, ce dernier pouvait lui être utile. Olivier Grussi expose avec beaucoup de clarté les éléments de la politique royale vis-à-vis du jeu : « Peut-être aussi l’Etat eut-il plus ou moins l’impression que, même si l’élimination totale du jeu avait été possible, elle n’en eût point pour autant été souhaitable : le jeu pouvait en effet être considéré comme l’élément de désordre et de dérèglement nécessaire à l’équilibre d’une société d’ordres et d’ordre trop bien réglé ; et l’Etat préfèrera peut-être conserver cette "soupape de sûreté", relativement bien contrôlée, même dans le cas des maisons de jeu clandestines qui étaient souvent bien connues de la police des jeux, et, somme toute, ne présentant guère de dangers majeurs, plutôt que de s’exposer au risque de voir resurgir ce besoin de transgression des règles, de mobilité, de désordre, d’illégalité, sous des formes plus dangereuses telles que la criminalité, les affrontements sociaux, la contestation politique (…). Il est possible que la tolérance du jeu dans certaines conditions ait permis d’éviter l’émergence de nouvelles formes de criminalité, mais il est sûr qu’elle permit de contrôler une partie de celles qui existaient déjà » 177 .
Ainsi le pouvoir mettait-il à profit la foule de renseignements récoltés par une police des jeux bien organisée, la surveillance des académies de jeu permettait de jauger l’opinion publique, d’assurer la sécurité des joueurs et les caisses royales tiraient globalement profit de ce système (taxe sur les cartes, prélèvements opérés sur les maisons de jeu tolérées, amendes payées par les contrevenants de la législation sur le jeu ou permissions de donner à jouer délivrées directement par le roi et lui évitant d’accorder de trop onéreuses pensions).
A partir de quelle époque peut-on dire que l’Etat français s’est doté d’une police des jeux au sens organique, c’est-à-dire de moyens en hommes d’une politique quelconque en matière de jeu ? S’il est impossible de dater la naissance d’une telle police des jeux ni même de savoir si elle existait ou comment elle était organisée dans les villes de province, on sait qu’à Paris la création de la charge de lieutenant général de police par l’édit du 15 mars 1667 entraîna une profonde réorganisation de l’activité policière et qu’à partir de cette date un officier de police fut spécialement chargé des jeux.
La création de la charge de lieutenant général de police en 1667 est souvent présentée comme l’acte de naissance de la police moderne en France, définie comme une « organisation publique, spécialisée et professionnelle » 178 . On retrouve d’ailleurs dans l’activité de la police parisienne en matière de jeu tous les caractères de cette modernité : elle est fortement centralisée (au profit de la Couronne), elle tente de s’affranchir de l’influence du Parlement et appuie en grande partie son action sur la collecte de renseignements 179 (A). Par conséquent, la mission de l’officier de police chargé des jeux apparaît comme le prolongement du réalisme de la politique royale en matière de jeux, elle consiste en la surveillance des maisons de jeu tolérées d’une part (B), et dans la répression de toutes les autres formes de jeu interdites d’autre part (C).
O. Grussi, Le jeu d’argent à Paris et à la cour de 1667 à 1789, op. cit., p. 567.
J-J. Gleizal, J. Gatti-Domenach et C. Journès, La police -Le cas des démocraties occidentales, Paris, PUF, coll. Thémis Droit public, 1993, p. 51.
F. Freundlich note à ce propos que cette nouvelle police est davantage préoccupée de la « surveillance de l’espace urbain », manifestation d’une « gestion bourgeoise de la ville au profit des honnêtes gens » : « domestiques et compagnons récalcitrants, joueurs et libertins, mendiants, prostituées et sodomites font désormais l’objet d’une surveillance accrue. De nouvelles méthodes policières se déploient en dehors du contrôle du parlement, laissant une plus large place au secret, à l’espionnage et à la détention administrative », Le monde du jeu à paris 1715-1800, op. cit., p. 45.