C - La répression de toutes les formes de jeu interdites

Là où le jeu se trouvait il devait être poursuivi, c’est-à-dire partout : dans des appartements particuliers, les cabarets, les foires, la rue ou autres espaces publics. Les autorités multipliaient les mesures dissuasives : tous les textes concernant le jeu et toutes les sentences de police étaient lus, publiés et affichés en de nombreux endroits. La répression des maisons de jeu clandestines était de loin la plus difficile en raison des précautions dont s’entouraient les tenanciers mais aussi des contraintes qu’imposait à la police la procédure de flagrant délit 200 .

La répression des maisons clandestines s’appuyait principalement sur la délation que les textes officiels encourageaient : le dénonciateur recevait un tiers et parfois même la moitié de l’amende encourue ainsi que les sommes engagées en banque. S’il s’agissait d’un joueur malheureux, il pouvait récupérer ses mises. Les dénonciations provenaient souvent des propriétaires ou locataires des lieux, de joueurs escroqués, de la famille des joueurs ou de celle des tenanciers eux-mêmes, des joueurs-espions ou des tenanciers concurrents 201 .

Avant toute perquisition de ces établissements, il fallait les espionner, de l’intérieur (indicateurs) comme de l’extérieur (mouches), plusieurs jours durant. Il fallait connaître les jours et heures d’ouverture de l’établissement, la nature des jeux tenus, le nombre de joueurs et leur identité, notamment celle des banquiers. Le lieutenant général de police était très régulièrement informé de l’avancée des investigations, lequel décidait de la marche à suivre après en avoir avisé le secrétaire d’Etat de la Maison du roi dont il semble qu’il était tenu au courant de presque tout 202 . Le roi lui-même s’intéressait à la chasse aux tripots, du moins était-ce le cas de Louis XIV. Dans les dernières années de l’Ancien Régime, le Parlement de Paris était lui aussi destinataire de plusieurs mémoires rendus par le lieutenant général de police. Ce dernier ordonnait généralement des perquisitions mais, lorsque le tenancier « était jugé mériter plus d’égards, il était convenu d’envoyer préalablement une lettre d’avertissement », ainsi, « il arrivait que naquissent de véritables commerces épistolaires entre ces hauts personnages de l’Etat et certains tenanciers » qui envoyaient « de belles protestations d’innocence » 203 .

Une fois l’ordre de perquisition transmis à l’officier chargé des jeux, il allait chercher deux commissaires, dont la présence était indispensable à la validité de l’opération, et tous trois partaient accompagnés de quelques archers du guet. La réussite de la perquisition dépendait de l’exactitude des informations et de la rapidité de l’intervention : des guetteurs, disposés dans la rue ou aux fenêtres, donnaient l’alerte dès qu’ils passaient le coin de la rue, les tenanciers mettaient alors en œuvre leur dispositif de camouflage des preuves du jeu. Face à une telle réactivité et suite à l’échec de nombreuses perquisitions, plusieurs arrêts du Parlement de Paris (1687, 1710 et 1717) instituèrent une procédure complémentaire et simplifiée. Dans le cas où une ou plusieurs perquisitions auraient échoué et après information du suspect des lourds soupçons qui pèsent sur lui, ces textes permettaient l’arrestation du tenancier sur le témoignage de plusieurs personnes et acceptaient comme preuve de la continuation du jeu « le concours des laquais, des carrosses et des chaises qui se trouvent ordinairement arrêtées aux portes de leurs maisons ». Toutefois cette procédure ne connut que très peu de succès puisque parmi les cas recensés par Olivier Grussi elle ne fut mise en œuvre que deux fois 204 .

La répression du jeu dans les cabarets ou les boutiques consistait généralement en des patrouilles de la garde menées soit au hasard, soit à la suite de plaintes, le propriétaire pouvait alors être condamné en même temps que les « fripons » pour les avoir laissés faire. Il arrivait cependant que ledit propriétaire soit un véritable tenancier, la procédure était alors la même que pour les maisons de jeu clandestines, à la différence que le cabaretier ne bénéficiait jamais de lettre d’avertissement, qu’il était toujours condamné à l’amende, donc remis aux bons soins de la chambre de police du Châtelet, et que les joueurs n’étaient jamais condamnés 205 .

La répression des joueurs-tricheurs professionnels 206 était étroitement prise en charge par le lieutenant général de police : il « ne se déchargeait jamais de ce domaine sur la chambre de police du Châtelet de Paris, et ne cherchait donc à résoudre le problème qu’à l’aide de lettres de cachet qu’il sollicitait du secrétaire d’Etat de la Maison du Roi pour emprisonner ou exiler ces mauvais sujets ». Ces individus étaient souvent dénoncés par des tenanciers et surtout des victimes ou d’autres tricheurs professionnels, d’autres fois ils étaient repérés par les espions. Une enquête était alors ouverte et au vu des rapports circonstanciés le lieutenant général décidait de la sanction adéquate (c’est que le « fripon » était quelque fois d’un honorable statut social) 207 .

Un dernier aspect du travail de la police, qualifié par l’auteur de « service public », consistait à « permettre aux familles de se débarrasser de joueurs trop encombrants » ou « renseigner un colonel sur la vie privée de l’un de ses subordonnés ». Cette mission ne rentrait pas vraiment dans les compétences de la police qui devait s’intéresser plus aux professionnels qu’aux simples joueurs, mais « il s’agissait, sur un plan bien plus général que celui du jeu, de sauvegarder l’intégrité, la cohérence et l’harmonie des familles, considérées comme une condition essentielle de la stabilité du royaume lui-même ». On procédait ainsi à des incarcérations sur la demande des familles ou à des menaces répétées de sanctions à l’encontre des personnes de haut rang 208 .

Parmi l’ensemble des jeux susceptibles d’être organisés, clandestinement ou non, l’un d’eux, d’origine italienne, fera l’objet d’une attention particulière : le « loto », ou « blanque ». Organisé à petite échelle il peut être assimilé à n’importe quel jeu de hasard, mais faisant de plus en plus souvent l’objet d’une vaste opération, il apparaît comme un jeu à part entière, doué d’une puissante faculté de séduction, ce qui le rend aux yeux de pouvoir aussi dangereux socialement qu’intéressant pour les finances royales.

Notes
200.

« La menace policière et la procédure du flagrant délit obligent le jeu illicite à s’interroger en permanence sur les conditions de son fonctionnement. Les jeux ambulants se présentent au public comme autant d’unités légères dont la fragilité est la condition même du succès : quelques sols pour miser, un peu de craie pour marquer sur la pierre les numéros du loto, un tonneau disposé devant une guinguette, une aiguille et un tourniquet suffisent à capter l’attention du public et rendre l’action plus intense. Dans la rue, la défense collective de l’espace de jeu, et notamment le rôle joué par les femmes et les enfants dans l’observation à distance des mouvements de la Garde, limitent les actions de la police, confrontée à de très fréquentes récidives. Au tripot les enjeux économiques et la lourdeur du dispositif imposent une division des tâches plus marquée, associée à des conduites de défense très élaborées : œil de bœuf, grille en fer, cloisons fabriquées de toutes pièces ont pour fonction de rendre impossible le flagrant délit. Pour déjouer ces ruses et ficher les délinquants, l’inspection des jeux recrute ses mouchards parmi les joueurs ruinés, elle recourt à des pratiques occultes et n’hésite pas à monter des provocations pour saisir un jeu défendu ». F. Freundlich, Le monde du jeu à paris 1715-1800, op. cit., pp. 19-20.

201.

O. Grussi, Le jeu d’argent à Paris et à la cour de 1667 à 1789, op. cit., pp. 597-602.

202.

Ibid., p. 606.

203.

Ibid. pp. 607-609.

204.

Ibid., pp. 613-614.

205.

Ibid., pp. 617-619.

206.

O. Grussi, très prudent lorsqu’il s’agit de rechercher les particularités du monde du jeu de l’époque, relève « l’existence de toute une classe bien organisée de joueurs-tricheurs professionnels, dont les proies de prédilection étaient les fils de familles et les étrangers de la ville », ibid., p. 874.

207.

Ibid., pp. 621-622.

208.

Ibid., pp. 622-623.