§ 1 - L’éphémère Ferme des jeux

Dans les premiers temps de la Révolution, il n’était pas question d’établir une quelconque distinction entre jeux de commerce et jeux de hasard ni de tolérer l’activité des académies de jeu. Mais l’inefficacité d’une telle position apparût vite et dès la fin de l’année 1791 la distinction refit son apparition dans un arrêté de police instaurant à Paris cinq « académies de jeu de commerce » administrées et surveillées par le Comité de police ainsi que par un commissaire uniquement chargé des jeux qui pouvait nommer et destituer tous le régisseurs et préposés. Un prélèvement sur le jeu était versé dans la caisse de la municipalité de Paris pour financer des œuvres de bienfaisance et des travaux de charité. D’autres autorisations seront délivrées sous le Directoire puis, en l’an IV, l’administration s’oriente vers l’établissement officiel d’académies de jeu de hasard. Mais ce dispositif, dont seules quelques traces nous sont rapportées par le archives de police, demeure assez obscur et il semblerait que le fermier des jeux, un nommé Brune, ait largement profité de l’instabilité ministérielle et de la période troublée du Directoire pour multiplier les établissements de jeu et s’affranchir des règles relatives à la nature des jeux autorisés et au montant des mises, semble-t-il fixées oralement 218 .

C’est dans ce contexte que s’ouvre devant le Conseil des Cinq-Cents le premier grand débat législatif sur les jeux. Se trouvent posées la question du maintien du décret de police de 1791, que certains jugent laxiste et inadapté, et celle de l’existence d’une Ferme des jeux et de sa compatibilité avec les exigences de la moralité publique. Mais en filigrane, une autre question, déterminante, plane sur les débats : celle du rôle du législateur, « de son action possible sur les mœurs et de sa capacité à régénérer une société jugée dépravée » 219 . Pour une grande partie des élus, et notamment l’ancien président de la Convention Boissy d’Anglas (1756-1826) 220 , la loi républicaine, par nature éducative, doit imposer la vertu et l’austérité des mœurs en s’engageant dans une lutte sans merci contre le jeu, et certains députés de soutenir un projet de résolution aux sanctions draconiennes 221 . Face à ces positions radicales le député des Landes François-Balthazar Darracq (1750-1808) 222 , oppose des arguments qui ne sont pas sans rappeler les positions défendues quelques décennies auparavant par le lieutenant général de police Gabriel de Sartine. Il met en garde le Corps législatif contre la tentation d’adopter une loi irréaliste qui resterait inappliquée. Plutôt que de tenter en vain d’éliminer le vice, mieux vaudrait le contrôler et l’utiliser dans un sens favorable à l’intérêt général. Il rappelle que la surveillance des académies par la police faciliterait le contrôle des escrocs et invite les députés, plutôt qu’à s’égarer « dans les pays des chimères », à « gouverner les hommes tels qu’ils sont » 223 .

Ces travaux sont interrompus par le coup d’Etat du 18 brumaire. La Ferme des jeux est maintenue pour des raisons financières et son activité devient, sous le Consulat et l’Empire, florissante : la redevance au profit de la ville passe de 1,8 million de francs au début du Consulat à 3,6 millions de francs en 1806 et chaque année les jeux dépendant de la régie rapportent plus d’un million de francs à l’Etat 224 . C’est à ce moment qu’est adopté l’important décret du 24 juin 1806. Tout en reprenant les règles instituées par le décret des 19-22 juillet 1791, il institue en son article 4 une dérogation qui est à la base de l’essor des casinos en France : « Notre ministre de la police fera, pour les lieux où il existe des eaux minérales, pendant la saison des eaux seulement, et pour la ville de Paris, des règlements particuliers sur cette partie » 225 . Cet article connaîtra une fortune singulière puisque, contredit quatre ans plus tard par l’article 410 du Code pénal (qui prohibe la tenue de maisons de jeux de hasard sans prévoir de dérogation) puis par l’article 10 de la loi de finances du 18 juillet 1836 226 qui abolit la Ferme des jeux et l’ensemble des jeux publics, il continuera à être la base juridique à partir de laquelle l’administration délivrera des autorisations de jeu aux casinos des villes d’eaux tout au long du XIXème siècle jusqu’à ce qu’un arrêt du Conseil d’Etat du 18 avril 1902 227 déclare nulles toutes les permissions données sur ce fondement depuis 1810.

Afin de comprendre la situation extrêmement confuse des cercles et casinos tout au long du XIXème siècle, il nous faut revenir sur le contenu de l’article 410 du Code pénal 228 . Ce dernier interdit la tenue d’une maison de jeu qui, pour être sanctionnée, doit revêtir les trois caractères suivants : les jeux pratiqués doivent être des jeux de hasard, le lieu doit être une maison, le public doit y être librement admis. C’est cette dernière condition, relative à la libre admission du public, qui permettra la survie de la Ferme des jeux jusqu’à son abolition en 1836, ainsi que le maintien des cercles des villes et des cercles annexés aux casinos des villes d’eaux, considérés comme des lieux privés.

En 1810, année de la promulgation du Code pénal, Boursault-Malherbe obtint le privilège, à la suite des frères Perrin, d’exploiter la Ferme des jeux à Paris, privilège que l’administration accorda sur la fondement de l’article 4 du décret du 24 juin 1806, « ce qui, estime le député Marcel Régnier, semble bien établir que le législateur n’avait pas voulu abroger le décret de 1806 » 229 . Ce régime est ensuite modifié par l’ordonnance du 5 août 1818 qui concède à la ville de Paris le privilège d’établir des maisons de jeu sous la condition qu’elle verserait annuellement au Trésor la somme de cinq millions de francs 230 , privilège ensuite confirmé par l’article 8 de la loi du 19 juillet 1820 231 . Ces concessions duraient six ans et étaient généralement renouvelées ; à son tour la ville de Paris donnait en adjudication aux enchères publiques l’exploitation des jeux en exigeant le versement d’une somme fixe ainsi qu’une part des bénéfices.

En principe, mais en principe seulement, le cahier des charges imposait à l’adjudicataire l’obligation de n’admettre dans les salles de jeu que des personnes présentées, mais si cette règle avait été scrupuleusement observée la Ferme des jeux n’aurait pu subsister. C’est ainsi que l’article 16 du cahier des charges prenait soin d’interdire l’entrée de ces établissements à certaines catégories de personnes 232 . De même un système d’exclusions était mis en place : les familles souhaitant empêcher l’accès d’un de leurs membres à ces endroits pouvaient en avertir le préfet de police qui prenait alors les dispositions nécessaires 233 . Ainsi se trouvait entretenue la fiction selon laquelle ces établissements n’étaient pas librement ouverts au public. En fait ils l’étaient, mais seulement au profit de certaines catégories de personnes.

C’est sous le règne de Louis-Philippe que fut décidée l’abolition de la Ferme des jeux à la suite d’un mouvement de grogne qui n’épargna pas non plus la loterie. Ainsi, l’article 10 de la loi de finances du 18 juillet 1836 décida qu’à partir du 1er janvier 1838 les jeux publics seraient supprimés 234 . Cependant, à cette époque, les jeux de hasard étaient pratiqués dans d’autres établissements que la Ferme des jeux.

Notes
218.

F. Freundlich, Le monde du jeu à paris 1715-1800, op. cit., pp. 31-33.

219.

Ibid., p. 34.

220.

Avocat au Parlement de Paris, ce sont ses œuvres littéraires dans lesquelles il défendait les principes de la Révolution qui le firent élire en 1789 député du Tiers Etat aux Etats Généraux. Elu à la Convention par le département de l’Ardèche en 1792, il se prononça contre l’exécution de Louis XVI, votait généralement avec les girondins mais s’opposait aux excès de la Montagne. Il était membre du Comité de salut public chargé de l’approvisionnement de la capitale lorsque, menacé par le soulèvement des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, le fauteuil de la présidence de la Convention se trouva abandonné. Il l’occupa et resta courageusement impassible devant la violence du peuple armé et en colère. Rapporteur du projet de Constitution de l’an III, il fut élu au Conseil des Cinq-Cents en l’an IV et, devenu président de l’Assemblée, il défendit la liberté illimitée de la presse et « accusa le Directoire de protéger le vice ». Réélu en l’an V, proscrit lors du 18 fructidor, le coup d’Etat de Brumaire lui rend la liberté. Il est alors nommé membre du Tribunat (an IX) puis du Sénat conservateur (an XII). Nommé pair de France par Louis XVIII, pair des Cent Jours par l’Empereur puis réintégré à la Chambre des pairs, il y fut un des grands défenseurs des libertés publiques. Dictionnaire des parlementaires français (1789-1889), t. I, op. cit., pp. 368-369.

221.

Ajoutons que les établissements de jeu avaient la réputation d’être des repères de contre-révolutionnaires et étaient soupçonnés d’entretenir la corruption des plus hauts responsables de l’administration policière. Ainsi, le Courrier de Paris, fer de lance de la presse anti-jeu et du mouvement démocratique, lance, dès 1789, une vaste campagne de dénigrement dont les cibles privilégiées étaient Bailly (maire de la capitale), le comité de district de Saint-Roch (dont dépendait le maintien de l’ordre, et notamment la police des jeux, au Palais-Royal), et les commissaires de police de la section du Palais-Royal, tous accusés, sans doute avec excès, de prévarication. Ce n’est qu’à partir de 1792 que le Courrier de Paris cessera de jeter l’opprobre sur l’ensemble de la police et opérera un tri parmi les commissaires de police, F. Freundlich, Le monde du jeu à paris 1715-1800, op. cit., pp. 64-70.

222.

Avocat, député au Conseil des Cinq-Cents de l’an IV à l’an VIII, il réclama la liberté de la presse, sauf pour les journaux, s’opposa à tous les cultes et défendit le divorce. Nommé au Corps législatif de l’an VIII à l’an XIII, grâce notamment à son opposition, le 19 Brumaire an VIII, à la motion Bigonnet qui voulait que l’on prévint le Directoire de la translation des Conseils à Saint-Cloud, il soutint la politique du premier Consul. Dictionnaire des parlementaires français (1789-1889), t. II, op. cit., pp. 260-261.

223.

Opinion de Darracq, membre du Conseil des Cinq-Cents, contre le projet prohibitif des jeux de hasard , présenté par André (du Bas-Rhin) au nom d’une commission spéciale, séance du 18 messidor an VII, Paris, Bibliothèque royale, p. 7.

224.

F. Freundlich, Le monde du jeu à paris 1715-1800, op. cit., pp. 35-36.

225.

Décret du 24 juin 1806 : « Art. 1 er  : Les maisons de jeux de hasard sont prohibées dans toute l’étendue de notre empire. Nos préfets maires et commissaires de police sont chargés de veiller à l’exécution de la présente disposition. Art. 2 : Nos procureurs généraux impériaux près nos cours criminelles, et leurs substituts, poursuivront d’office les contrevenants, qui seront punis des peines portées par la loi des 19-22 juillet 1791. Art. 3 : Tout fonctionnaire public, soit civil, soit militaire, qui autorisera une maison de jeu, qui s’intéressera dans ses produits, ou qui, pour la favoriser, recevra quelque somme d’argent ou autre présent de ceux qui les tiendront, sera poursuivi comme leur complice. Art. 4 : Notre ministre de la police fera, pour les lieux où il existe des eaux minérales, pendant la saison des eaux seulement, et pour la ville de Paris, des règlements particuliers sur cette partie » (Duv., t. XV, p. 391).

226.

S. 1836.II.380.

227.

CE 7 juin 1902 [Commune de Néris-les-Bains], Rec. 115 ; S. 1902.III.81, note Hauriou.

228.

Article 410 du Code pénal : « Ceux qui auront tenu une maison de jeux de hasard et y auront admis le public soit librement, soit sur la présentation des intéressés ou affiliés, les banquiers de cette maison, tous ceux qui auront établi ou tenu des loteries non autorisées par la loi, tous administrateurs, préposés ou agents de ces établissements, seront punis d’un emprisonnement de deux mois au moins et de six mois au plus, et d’une amende de 100 à 6000 francs.

Les coupables pourront être de plus, à compter du jour où ils auront subi leur peine, interdits pendant cinq ans au moins et dix ans au plus, des droits mentionnés à l’article 42 du présent Code.

Dans tous les cas, seront confisqués tous les fonds ou effets qui seront trouvés exposés au jeu ou mis à la loterie : les meubles, instruments, ustensiles, appareils employés ou destinés au service des jeux ou des loteries, les meubles ou les effets mobiliers dont les lieux seront garnis ou décorés ».

229.

Rapport du député M. Régnier (1907), op. cit., p. 213.

230.

Cette somme alimentait, selon A. Neurisse, les budgets des fonds spéciaux de la police d’Etat et de la police parisienne, Les jeux de casino , 3ème éd., Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1977, p. 28.

231.

Duv., t. XXIII, p. 42.

232.

« L’entrée des maisons de jeu, à l’exception de celle des Frascati, est interdite aux femmes ; elle l’est également, dans tous les établissements tolérés, sans exception, à tous les jeunes gens mineurs ou présumés l’être, aux élèves des écoles royales, des diverses facultés et collèges, institutions et pensionnats, aux comptables des deniers publics, aux caissiers, aux garçons de caisse, domestiques et à tout individu qui serait signalé au fermier par l’autorité chargée de la police de Paris… », P. Pélissié de Castro, Le jeu et le pari du point de vue pénal, op. cit., p. 97.

233.

Selon le rapport du député M. Régnier (1907) ce fichier concernait, dans la dernière année d’exploitation de la Ferme, 50 000 personnes, op. cit., p. 214.

234.

« Le bail des jeux pourra être prorogé d’une année. A dater du 1er janvier 1838, les jeux publics sont prohibés », Duv., t. XXXVI, p. 304. Notons que pour J-B. Duvergier il ne fait aucun doute que cette loi abroge le décret du 24 juin 1806 relatif au privilège des villes d’eau et de Paris.