A - Les cercles des villes non thermales

Lors de la disparition de la Ferme des jeux en 1838 il existait déjà de nombreux cercles qui offraient à leurs membres des espaces de détente et de distraction et, accessoirement, une salle de jeux. Cependant on vit se former de nombreux cercles qui, bien que fondés sur de nobles buts et ayant l’apparence de sociétés fermées, n’avaient pour objet que d’offrir à leurs « membres » (en pratique au tout venant) la faculté de jouer « gros jeu » et que certains auteurs n’hésitent pas à appeler « faux cercles », par opposition aux « vrais cercles », véritablement fermés 236 .

En pratique, en vertu de l’article 291 du Code pénal, l’administration approuvait par arrêté les statuts de ces cercles rédigés conformément à ses instructions et contenant des clauses relatives aux jeux qui y étaient autorisés 237 . Ainsi, par une circulaire du 27 juin 1885, le ministre de l’Intérieur, signalant aux préfets l’existence de nombreux cercles dépourvus d’autorisation et dont les statuts n’avaient été soumis à aucun contrôle préalable, prescrivit à ces derniers de recenser tous les cercles où l’on joue et de collectionner divers renseignements sur le fonctionnement des parties. Par la suite, après que 113 cercles furent fermés par ordre du ministre 238 , la circulaire du 10 juillet 1886 envoya aux préfets les dispositions à faire insérer dans les statuts des « cercles qui se fondent dans les villes d’une certaine importance et dans les localités autres que les stations balnéaires ou thermales ». De nombreuses clauses avaient pour but d’empêcher que le cercle ne soit trop ouvert, que le jeu ne fasse l’objet d’une véritable exploitation 239 et on trouvait notamment la mention suivante : « Tout jeu de hasard est formellement interdit ». La circulaire du 13 novembre 1886 ajoutant les conditions suivantes : « n’admettre ni étrangers à la société, ni femmes, ni mineurs » 240 .

Nous verrons plus loin que la tolérance plus large dont bénéficiaient les « cercles annexés aux casinos des villes thermales », par rapport aux « cercles de ville », résidait en ce qu’ils pouvaient admettre des membres temporaires et pouvaient organiser quelques jeux de hasard (le baccara et, par intermittence, les « petits chevaux »). Néanmoins, les choses n’étant jamais simples, dans les faits, le baccara était toléré tacitement dans les grands cercles de Paris 241 .

Avec la loi du 1er juillet 1901 242 les cercles, comme toute autre association de personnes, purent se constituer librement et se trouvèrent affranchis de l’autorisation administrative. La lecture des travaux préparatoires et des discussions révèle, nous dit C-A. Delest 243 , que la représentation nationale ne s’est pas interrogée sur les conséquences de cette évolution législative au regard du statut des cercles, et notamment de ceux où l’on joue. En effet, les cercles n’ayant plus à accepter les statuts que leur imposait l’administration, le jeu pouvait être pratiqué librement dans leurs salons, comme dans le salon d’un particulier. Seulement devaient-ils veiller à ce que l’établissement soit véritablement fermé aux personnes étrangères à la société, faute de quoi, non seulement ses dirigeants auraient été sanctionnés sur le fondement de l’article 410 du Code pénal, mais en outre, par application de l’article 7 de la loi du 1er juillet 1901, l’association, convaincue de poursuivre un but illicite, aurait été dissoute, c’est ce que rappelle la circulaire Combes (1835-1921) 244 du 1er mai 1903 245 .

Un autre problème que celui de l’accessibilité au public des jeux pratiqués dans les cercles se posa aux autorités : celui de l’exploitation du jeu par les dirigeants de certains cercles, autrement dit le partage à leur profit exclusif des bénéfices occasionnés par l’organisation du jeu au mépris de l’article 1er de la loi du 1er juillet 1901 246 . Après le rejet en 1904 par la commission de la réforme judiciaire et de la législation civile et criminelle du projet de loi Vallé (1845-1920) 247 tendant à régler cette situation, la circulaire Clemenceau (1841-1929) 248 du 17 janvier 1907, dont la première partie est intitulée Jeu dans des cercles et associations, demande aux préfets de signaler au parquet l’existence de tous les cercles « à l’accès trop facile ou des entreprises de jeux déguisées sous l’apparence d’associations régies par la loi du 1er juillet 1901 » 249 . Dans les mois qui suivirent, un grand nombre de cercles plus ou moins « ouverts » furent fermés et leurs tenanciers sanctionnés. Néanmoins cette situation ne pouvait être satisfaisante car même les cercles dits « fermés » qui se contentaient d’affecter les bénéfices du jeu à l’organisation d’autres activités du cercle, s’ils ne pouvaient être poursuivis pour violation de l’article 410 du Code pénal, auraient du être dissous en raison d’un partage des bénéfices (même indirect) au profit des membres du cercle, partage lui aussi contraire à l’article 1er de la loi du 1er juillet 1901. Cette logique aurait du conduire les tribunaux à prononcer la dissolution de tous les cercles où l’on jouait, mais cela paraissait sans doute un peu excessif aux autorités du moment.

Ainsi, la répression se tassa et les parquets virent même dans les cercles « ouverts » des établissements fermés au public dès lors que certaines conditions d’admission, même minimes, étaient établies. De 1907, date de l’adoption de la loi qui offre un cadre juridique aux casinos des villes d’eaux, à 1920, la situation des cercles des villes ne changea pas malgré le dépôt de quelques projets de loi les intéressant.

Comme c’est souvent le cas en matière de jeu, c’est le désir du gouvernement d’effectuer un prélèvement sur les bénéfices des cercles provenant du jeu qui amorcera le mouvement à l’issue duquel sera réglée la situation 250 , grâce à l’adoption des articles 47, 48 et 49 de la loi du 30 juin 1923 portant fixation du budget général de l’exercice 1923 251 . Encore aujourd’hui les principes posés par cette loi gouvernent l’organisation des jeux dans les cercles. Sans entrer dans le détail, notons que, selon ce dispositif, les jeux de commerce peuvent être pratiqués librement dans ces établissements dès lors qu’ils en auront averti l’administration et sous certaines conditions 252 . En revanche, en vertu de l’article 47 de cette loi, « Les jeux de hasard ne peuvent être pratiqués dans les cercles constitués sous le régime de la loi du 1er juillet 1901 qu’en vertu d’une autorisation toujours révocable du ministre de l’Intérieur ». Bien entendu, cette autorisation est soumise à plusieurs conditions relatives notamment au fonctionnement des jeux, à la composition de la direction de l’établissement, au versement au Trésor de l’impôt prévu à l’article 48 de la loi et au respect des mesures de contrôle prévues par l’autorisation, et notamment le « droit, pour les agents de l’Administration, de pénétrer à toute heure dans les locaux du cercle » (article 47 alinéa 4 de la loi du 30 juin 1923) 253 . Deux remarques méritent d’être faites sur le régime de la loi de 1923 et ses mesures réglementaires d’application.

D’abord, le décret du 22 juillet 1923 254 , aujourd’hui abrogé, établissait une distinction qui demeure aujourd’hui dans notre droit positif entre cercles « fermés » et cercles « ouverts ». Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le critère de distinction entre ces deux catégories de cercles ne repose pas sur la plus ou moins grande accessibilité du cercle pour le public mais plutôt sur le mode de gestion des jeux. Dans les cercles « fermés » les jeux sont directement organisés, gérés et surveillés par l’association, à son profit exclusif, la direction et la surveillance des jeux y étant assurée de manière totalement bénévole par les membres du cercle sous l’autorité de son conseil d’administration. Dans les cercles « ouverts », en revanche, la direction des jeux est assurée par un comité des jeux extérieur à l’association qui, ayant reçu l’autorisation du ministre de l’Intérieur, conserve tout ou partie du produit des jeux moyennant certains avantages qu’il consent au cercle. Cette distinction entraîne des différences notables quant au régime des déclarations et demandes d’autorisations adressées à l’administration, à la composition du personnel de direction des jeux, au régime fiscal des profits tirés de l’exploitation des jeux et aux contrôles effectués par l’administration.

Ensuite, l’objectif de la loi du 30 juin 1923, essentiellement fiscal, a, pour le coup, été atteint. L’article 48 de la loi institue un impôt nouveau représentant la différence entre, d’une part, le montant obtenu par l’application d’un taux d’imposition progressif au produit brut des jeux de hasard et, d’autre part, le montant des « taxes sur les cercles, sociétés et autres lieux de réunion »acquittés par l’établissement au titre de l’année précédente. Ainsi, les cercles pour lesquels l’exploitation des jeux n’est qu’accessoire et qui supportent de lourdes charges seront peu imposés car cette différence sera relativement faible, voire négative. A l’inverse, pour les cercles qui constituent des tripots déguisés, cette différence sera d’autant plus importante que le montant dont ils s’acquittent au titre de la taxe sur les cercles est faible. L’objectif du législateur est donc atteint. La progressivité du taux appliqué au produit des jeux permet de frapper plus lourdement les cercles dont l’activité « jeux » est importante. En outre, le système de déduction institué est largement défavorable aux cercles qui ne se sont constitués que pour exploiter des jeux de hasard. Relevons enfin qu’avec cette loi les pouvoirs publics sont parvenus à régler la situation des cercles où l’on joue sans pour autant remettre en cause la législation existante, à savoir l’article 410 du Code pénal et le principe de la liberté d’association reconnu par la loi du 1er juillet 1901.

Notes
236.

C-A. Delest, Le jeu et le régime des jeux,op. cit., p. 177.

237.

Sans évoquer la question des jeux, un arrêt de la Cour de cassation du 23 mai 1862 (D. 1868.V.24) rappelle que les préfets ont « le droit d’autoriser la formation des associations de plus de vingt personnes, et ce sous les conditions qu’il leur plaît d’imposer à ces sociétés ». Sur le contrôle administratif des cercles politiques au XIXème siècle, voir R. Huard, La naissance du parti politique en France, Paris, Presses de la fondation nationale de sciences politiques, 1996, 383 p.

238.

G. Frèrejouan du Saint, Jeu et pari au point de vue civil, pénal et réglementaire, op. cit., p. 161.

239.

On trouve notamment des disposition relatives aux formalités d’admission, à la nécessité du paiement d’une cotisation, à l’interdiction des membres temporaires ou visiteurs, l’interdiction pour le gérant, le directeur ou l’administrateur d’être choisis parmi les bailleurs de fonds et autres créanciers du cercle (C-A. Delest, Le jeu et le régime des jeux,op. cit. p. 176).

240.

Ibid., p. 176.

241.

C’est ce que rapportent plusieurs auteurs, notamment C-A. Delest (ibid., p. 178) et G. Frèrejouan du Saint (Jeu et pari au point de vue civil, pénal et réglementaire, op. cit., p. 162-163). Pour les plus connus il s’agissait du Jockey-Club, du Cercle de l’Union, du Cercle des Chemins de fer, du Cercle des Arts et du Cercle de la Presse.

242.

JO 2 juillet 1901.

243.

C-A. Delest, Le jeu et le régime des jeux,op. cit., p. 181.

244.

Docteur ès lettres et docteur en médecine, maire de Pons en 1874, Emile Combes fut élu sénateur de la Charente-Inférieure en 1885, siège qu’il conservera jusqu’en 1921. Il prit place dans le groupe de la gauche démocratique, dont il devint président, et se spécialisa dans les questions d’enseignement. Appelé à prendre le portefeuille de l’Instruction, des Beaux-arts et des Cultes dans cabinet Léon Bourgeois (1895-1896) il s’intéressa notamment à la constitution des universités. Au moment de l’affaire Dreyfus il se présenta comme un des partisans les plus déterminé de la révision du procès et lorsque Waldeck-Rousseau triomphant abandonna le pouvoir, il le désigna comme successeur. Devenu président du Conseil et ministre de l’Intérieur, Combes, en s’appuyant notamment sur « Le Bloc », poursuivit et accentua la politique anticléricale du gouvernement précédent pour arriver à la suppression complète de l’enseignement congrégationniste et, en conflit avec le pape au sujet de la nomination des évêques de Dijon et Laval, il rompit les relations diplomatiques avec le Vatican. Pris dans la tourment de l’affaire des fiches, il dut démissionner en 1905 sans avoir pu mettre en œuvre la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Il sortit alors du devant de la scène politique : ministre d’Etat dans le cabinet Briand de 1915 à 1916, il ne joua aucun rôle particulier. Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), t. III, op. cit., pp. 1108-1110.

245.

C-A. Delest, Le jeu et le régime des jeux,op. cit., p. 185.

246.

En effet, c’est une chose pour un cercle que d’affecter les bénéfices provenant de l’organisation des jeux au financement d’autres activités du cercle (ce qui permet d’améliorer les services rendus à ses membres et de diminuer leur cotisation annuelle, souvent importante), c’en est une autre que de partager les bénéfices provenant du jeu entre les dirigeants sans aucun profit pour les autres membres du cercle. Dans cette seconde hypothèse la forme associative du cercle n’est qu’un leurre dissimulant une véritable maison de jeu ayant pour objet exclusif l’exploitation des jeux et le partage, au profit de quelques uns, des bénéfices qui en découlent.

247.

Avocat, il prit part à vingt-deux ans au mouvement des jeunesses républicaines contre l’Empire. Elu député de la Marne de 1889 à 1898, il fut notamment rapporteur général de la commission d’enquête sur les affaires de Panama. Ephémère sous-secrétaire d’Etat à l’Intérieur dans le cabinet Brisson (1898), il fut élu sénateur en 1898 et conserva son siège jusqu’en 1920. Nommé président du parti radical, il obtint le portefeuille de la Justice dans le cabinet Combes et prit part aux mesures contre les congrégations (1902-1905). Jusqu’en 1912 il intervint très souvent dans les discussions budgétaires et dans les débats relatifs à la séparation de l’Eglise et de l’Etat puis, s’il resta membre de nombreuses commissions, il n’intervint plus en séance publique. Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), t. VIII, op. cit., pp. 3147-3148.

248.

Médecin, fondateur du journal la Justice, il se fit d’abord remarquer par sa recherche d’une solution négociée auprès des insurrectionnels de la Commune de Paris. Elu du 18ème arrondissement de Paris à la Chambre des députés en 1876 où il siège avec les républicains radicaux (réélu ensuite dans le Var jusqu’en 1893), il ne tarde pas à se démarquer de Gambetta pour devenir le chef de l’extrême gauche, il est alors de tous les combats d’avant-garde : il demande l’abolition de la peine de mort, défend l’école républicaine, milite pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat et s’oppose fermement à la politique coloniale de Jules Ferry ; ainsi se situe-t-il le plus souvent hors de la majorité, seul le danger que représente le général Boulanger (qui passait au départ pour lui être complètement dévoué) ayant pu l’y ramener. Abattu en pleine ascension par l’affaire de Panama, condamné par les électeurs sur des accusations mensongères, Clemenceau se met à écrire quotidiennement dans les colonnes de la Justice, à l’Aurore (où après s’être fourvoyé il prend la tête des défenseurs de Dreyfus), puis il fonde en 1901 Le Bloc. Elu sénateur du Var en 1902 (siège qu’il conservera jusqu’en 1920), il devient, en 1906, ministre de l’Intérieur dans le cabinet Sarrien où il doit mener avec délicatesse l’inventaire des biens de l’Eglise et surtout réagir aux grèves qui ont éclaté dans le Nord. Le départ rapide de Sarrien le mène à la présidence du Conseil jusqu’en 1909 où il créé un ministère du Travail. Il tente en vain de se rapprocher de Jaurès en s’affirmant « socialiste » mais ce dernier lui reproche son despotisme et ses contradictions. Après la chute de son cabinet il se remet à écrire (l’Homme libre puis l’Homme enchaîné) mais la tournure que prend le premier conflit mondial rend son rappel par Poincaré inévitable. Cumulant les fonctions de président du Conseil et de ministre de la Guerre, il parvient à imposer une tête unique au commandement allié (le général Foch) et remporte la « victoire ». Candidat malheureux à la présidence contre Deschanel en 1920, il se retire de la politique et consacre ses dernières années au voyage et à l’écriture. Dictionnaire des parlementaires français (1789-1889), t. II, op. cit., pp. 126-130 ; Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), t. II, op. cit., pp. 1064-1070.

249.

JO 19 janvier 1907, p. 418.

250.

Déjà les articles 9 et 10 de la loi du 16 septembre 1871 (D. 1871.IV.93) portant fixation du budget rectificatif de la même année frappaient d’une taxe les « cercles, sociétés et lieux de réunion où se paient des cotisations », l’assiette de cette taxe étant constituée par l’ensemble des cotisations annuelles versées par les adhérents. Puis, l’article 33 de la loi du 8 août 1890 (D. 1890.IV.83) supprima cette disposition et établit la taxe sur la double base du montant des cotisations et sur le montant de la valeur locative des lieux affectés à l’établissement. Ces mesures eurent l’effet exactement inverse de celui souhaité par le législateur dont le but était de frapper les bénéfices que les cercles tiraient du jeu : alors que les cercles pour lesquels le jeu était très accessoire étaient lourdement ponctionnés (les cotisations des membres étant très élevées et la gamme diversifiée de services qu’ils rendaient à leurs adhérents supposant l’utilisation de vastes locaux), les cercles qui n’étaient en fait que des maisons de jeu déguisées n’avaient à s’acquitter que d’une faible taxe (nul besoin en effet de vastes locaux pour dresser quelques tables de jeu, par ailleurs les profits qu’ils en tiraient leur permettaient de ne demander aux adhérents qu’une faible cotisation).

251.

JO 1er juillet 1923, p. 6166.

252.

Notamment, aucun joueur ne doit pouvoir parier sur les chances d’un autre et la perception au profit de la cagnotte du cercle doit être modérée (elle vise à couvrir les frais d’organisation du jeu et non pas à dégager un bénéfice).

253.

Notons qu’initialement, en 1923, la première des conditions mentionnées à l’article 47 de la loi était la suivante : « 1° Que les femmes n’y soient pas admises » dans un intérêt, semble-t-il, de « moralité publique » (P. Pélissié de Castro, Le jeu et le pari du point de vue pénal, op. cit. p. 138 et C-A. Delest, Le jeu et le régime des jeux,op. cit. pp. 301-308).

254.

JO 24 juillet 1923.