§ 2 - Les paris sur les courses de chevaux

C’est environ à partir de 1866 que l’exploitation méthodique des paris sur les courses fait son entrée dans le monde du turf. Leur répression se révèle laborieuse pour deux raisons : l’absence de liaison entre l’administration chargée de la police des courses et les société mères d’une part, et d’autre part l’impossibilité de sanctionner l’offre des différentes variétés de paris au moyen de la législation des jeux et notamment de l’article 410 du Code pénal. En effet, il fallait pour cela que les tribunaux voient dans les paris sur les courses de chevaux un jeu de hasard, ce qui n’allait pas sans difficultés.

Quatre variétés de paris étaient offertes par les agences de jeu et les bookmakers :

1) La poule ou pari au chapeau : on place dans un chapeau autant de tickets numérotés qu’il y a de chevaux en course. Chaque joueur tire un ticket et verse une mise ; celui à qui échoit le ticket correspondant au cheval gagnant empoche le total des mises diminué du prélèvement de l’organisateur. C’est un véritable jeu de hasard dans lequel la connaissance de la valeur des chevaux n’est d’aucune utilité.

2) Le pari mutuel  : les joueurs choisissent un ticket portant le numéro du cheval sur lequel ils souhaitent placer leur mise. Les sommes ainsi engagées sont centralisées puis reversées, après que l’organisateur ait effectué son prélèvement, aux joueurs disposant de tickets gagnants en proportion de leurs mises respectives (les combinaisons de chevaux étant possibles).

3) Le pari à la cote : ici les paris opposent individuellement chaque joueur à l’organisateur du jeu. Ce dernier, après avoir évalué les chances respectives de chaque concurrent, dresse pour chacun d’eux une cote susceptible de varier à l’infini et correspondant au rapport de gain que peut en espérer le joueur, l’organisateur jouant contre les chances du cheval qu’on lui demande. A la différence du pari mutuel, la quotité du gain est connue à l’avance de chaque joueur.

4) Le pari au livre : il s’agit d’un pari à la cote dans lequel l’organisateur, en principe un bookmaker, joue seulement avec des clients connus de lui et dont il n’exige pas le versement immédiat des mises engagées. Il consigne toutes les opérations dans un livre et, à intervalles réguliers, les protagonistes règlent leurs comptes par le versement d’un solde.

Afin d’assurer la répression des organisateurs de paris sur les courses de chevaux 296 , les pouvoirs publics disposaient de trois textes : les articles 410 (tenue d’une maison de jeux de hasard) et 475-5 (établissement d’un jeu de hasard sur la voie publique) du Code pénal et l’article 2 de la loi du 21 mai 1836 portant prohibition des loteries qui assimile aux loteries « toutes opérations offertes au public pour faire naître l’espérance d’un gain qui serait acquis par la voie du sort ». L’interprétation que feront les tribunaux de ces textes évoluera sensiblement, entraînant ainsi un élargissement de la catégorie des « jeux de hasard » incluant les différentes formules de paris aux courses. Définis en 1863 comme « ceux auxquels le hasard préside » 297 , les jeux de hasard seront perçus différemment par la juridiction suprême en 1877 : « dans de pareils paris, la chance prédominait sur l’adresse et les combinaisons de l’intelligence, ce qui est précisément les caractères des jeux de hasard » 298 .

La répression s’abattit tout d’abord sur les paris à la poule, que le tribunal de la Seine (jugement du 8 avril 1869) et la cour d’appel de Paris (arrêt du 4 juin 1869) 299 n’eurent aucun mal ranger dans la catégorie des loteries prohibées par la loi du 21 mai 1836 en raison du tirage au sort sur lequel ils reposaient.

Quelques années plus tard, les sieurs Oller et Goupil, à la tête de la plus ancienne et de la plus prospère des agences de jeu, étaient poursuivis devant le tribunal correctionnel de la Seine et condamnés sur le fondement de l’article 410 du Code pénal pour avoir offert au public différentes formules de paris considérés comme jeux de hasard : la poule, le pari de combinaison et le pari mutuel simple 300 . L’affaire fut ensuite portée devant la cour d’appel de Paris (arrêt du 31 décembre 1874) 301 puis la Cour de cassation (arrêt du 18 juin 1876) 302 qui confirmèrent le jugement de première instance non sans lui apporter de nuances. Dès leur passage devant la cour d’appel, les accusés avaient reconnu le caractère de jeu de hasard des deux premières formules de paris en ce qu’elles ne permettaient pas aux parieurs d’opérer un véritable choix parmi les chevaux en compétition. Le débat allait donc se situer principalement sur le terrain du pari mutuel simple. La solution la plus logique aurait sans doute été de considérer, indépendamment des compétences de chaque joueur, que si l’issue des courses de chevaux dépend en partie de circonstances prévisibles (état du terrain, qualité du cheval, expérience du jockey etc.), elle dépend encore plus de circonstances fortuites qui ont pour effet de la rendre essentiellement aléatoire. Tout pari aux courses aurait alors été vu comme jeu de hasard et son offre publique aurait été prohibée. Mais les juges, estimant sans doute qu’une telle position était trop radicale, préférèrent une solution plus sophistiquée et plus contestable en appuyant leur démonstration sur…la psychologie du joueur.

Le tribunal correctionnel de la Seine fit le premier pas. Après avoir rappelé que « l’égalité entre les joueurs est la condition substantielle des contrats de jeu », il déclare que dans le pari mutuel de l’agence Oller « le choix des chevaux n’est pas égal entre ceux qui sont initiés aux secrets du sport et ceux qui les ignorent ; (…) ce genre de paris est moins un contrat aléatoire qu’un jeu dans lequel les uns ont les atouts dans les mains, tandis que les autres n’ont en perspective que la perte inévitable ; (…) à ce point de vue ces paris sont infectés par le dol » et le tribunal de les assimiler à une loterie 303 .

L’arrêt de la cour d’appel est plus nuancé mais pose avec plus de clarté le contenu de ce critère psychologique. Elle affirme que « la foule qui joue le pari mutuel dans l’agence Oller (…) se compose, en presque totalité, de personnes entièrement étrangères aux connaissances du sport » et ajoute « qu’il est donc constant que ce n’est ni l’intention de favoriser l’amélioration des races chevalines, ni une pensée sérieuse, ni un travail d’intelligence, ni quoi que ce soit méritant l’intérêt de la loi ou de la justice, qui fait agir les joueurs du pari mutuel » 304 . Dans ces conditions, le pari mutuel ne pouvait être qu’un jeu de hasard.

La Cour de cassation confirmera cette interprétation somme toute assez douteuse en ajoutant dans son principal « Attendu » que « les parieurs, absolument étrangers, en presque totalité, aux goûts et aux traditions du sport, ne se proposent, en aucune façon, de favoriser l’amélioration des races chevalines ». L’arrêt prend même le soin de préciser que les établissements tenus par Oller « n’ont pas été organisés dans le but de contribuer, à un degré quelconque, aux progrès de l’agriculture ou de l’industrie française, et d’améliorer les races chevalines en favorisant le succès des courses qui peuvent procurer aux éleveurs des encouragements et des bénéfices » 305 .

La lourde insistance des juges sur la question de la finalité du pari révèle la fragilité de leur raisonnement. Non seulement les juges s’avancent sur le terrain dangereux de la psychologie du joueur pour qualifier la nature de l’opération à laquelle il se livre, mais en plus ils ajoutent à cette appréciation un critère moral privé de tout fondement juridique pour renforcer leur démonstration. Ainsi, en vertu de cette logique bien particulière, les juges estiment qu’un individu se livrant aux paris aux courses sans intention d’améliorer la race chevaline et qui par conséquent n’a « qu’un mobile, la passion du jeu » est nécessairement étranger aux connaissances du sport et se livre donc à un jeu de hasard 306 . On notera qu’entre la « passion du jeu » et la noble volonté d’améliorer la race chevaline, il y a peu de place pour le simple divertissement.

Peu importe, finalement, que les parieurs soient ou non « éclairés ». On voit bien derrière le raisonnement du juge la volonté d’endiguer l’engouement des classes populaires pour ce genre de pratiques sans pour autant faire disparaître complètement les paris. Mais, privé des moyens juridiques d’y parvenir, il est contraint d’asseoir son jugement sur un raisonnement critiquable. C’est en tous cas ce que nous laisse penser cet extrait du jugement du tribunal de la Seine : « en conséquence, le pari mutuel, tel qu’il est pratiqué par l’agence, dans le milieu social où il se produit (…) n’est qu’une transformation de la loterie » 307 , ou encore cette remarque anodine du conseiller Saint-Luc-Courborieu dans son rapport à la Cour de cassation à l’occasion de la même affaire : « Telles sont, Messieurs, les constatations et les appréciations morales à la suite desquelles la cour d’appel a qualifié jeux de hasard les paris mutuels » 308 .

Quelques mois plus tard la Cour de cassation, dans un arrêt du 5 janvier 1877, étendra la prohibition aux agences de paris à la cote en appliquant le même raisonnement combinant le critère psychologique et celui de la finalité du pari 309 . Cet arrêt est également remarquable en ce qu’il inverse la charge de la preuve : il estime en effet que les agences de courses sont coupables de tenir une maison de jeux de hasard à moins de fournir la preuve qu’elles n’offrent des paris qu’à des joueurs éclairés. Par ailleurs, la catégorie juridique de « maison de jeux » y est entendue de manière bien large : une voiture aménagée pour recevoir des paris, dételée et stationnant sur l’hippodrome en présente, selon elle, tous les caractères (délit puni par l’article 410 du Code pénal) et ne saurait être vue comme une « installation foraine » de jeux de hasard (contravention punie par l’article 475-5 du même code) 310 .

Mais contrairement à ce qui s’était passé après la condamnation des agences de pari mutuel, que la police avait fait disparaître complètement, l’application de la jurisprudence sur les paris à la cote si fit avec beaucoup plus de ménagements. Jugeant ce pari peut-être moins aléatoire que les autres, l’administration manifesta la volonté de tenir compte du critère de distinction opéré par les tribunaux entre joueurs éclairés et ignorants. Du coup, elle adopta une position pour le moins curieuse. Les spectateurs du pesage, qui avaient payé vingt francs le droit d’entrer dans cette enceinte, étaient censés appuyer leur jeu sur de savants calculs, tandis que les spectateurs de la pelouse étaient présumés s’en remettre au seul hasard ; par conséquent, seuls étaient autorisés les bookmakers qui offraient des paris dans l’enceinte du pesage 311 . Déjà, le critère psychologique reposant sur la connaissance des choses du turf était bien contestable, mais l’application qui en était faite ici l’était encore plus car, in fine, c’est bien sur un critère social que reposait cette distinction, seuls étant autorisés les bookmakers offrant des paris à ceux qui avaient les moyens financiers d’entrer dans l’enceinte du pesage. Mais cette solution ne tint pas longtemps : soit que la police se rendit compte de son absurdité soit qu’elle fut d’une faiblesse coupable, voire intéressée, envers les gros bookmakers, l’incertitude la plus totale finit par régner et la tolérance accordée dans l’enceinte du pesage s’étendit vite au pavillon, puis à la pelouse, les bookmakers n’ayant plus comme seul souci que la concurrence qu’ils se faisaient entre eux.

Plus que jamais, l’exploitation des paris aux courses prit des proportions considérables, au point que les agences de paris ouvrirent des officines en dehors des hippodromes où il était possible d’enregistrer les paris sur place. Le préfet de police avait même autorisé, par un arrêté de 1862 312 , un Salon des courses qui groupait dans les salons du Grand Hôtel les membres des principaux cercles parisiens au premier rang desquels le « Jockey-Club », émanation de la Société d’Encouragement 313 . Pour autant, ladite société ne manqua pas d’affirmer à maintes reprises qu’elle était étrangère à tout ce qui touchait au jeu. Certes, à l’époque où seuls les paris particuliers étaient les plus fréquents elle avait cru devoir énoncer quelques règles afin de pouvoir trancher les différends qui pourraient survenir. Mais du jour où les paris devinrent publics, elle préféra déléguer tous ses pouvoirs en la matière au Salon des courses. Elle fut très souvent sollicitée par des agences, dont celle de M. Oller, lui demandant de leur octroyer le privilège d’établir sur ses hippodromes des bureaux de paris en échange du versement d’une redevance au montant séduisant. Mais elle leur opposait invariablement son refus et ne manquait pas de souligner « l’influence fâcheuse » que le pari aux courses « peut exercer sur la sincérité des épreuves ». Mieux : dans un courrier du 7 mars 1887, elle demanda au conseil municipal de Paris d’appuyer son action visant à l’éradication des paris, rappelant à l’occasion la demande qu’elle avait formulé auprès du procureur de la République le priant d’appliquer sur les terrains de courses, comme partout ailleurs, les lois sur les jeux publics 314 .

A dire vrai, toutes les sociétés de courses n’étaient pas aussi désintéressées que l’étaient les membres de la Société d’Encouragement. Au moment où l’exploitation industrielle des paris fait son apparition, on assiste à la création de ce qu’on a coutume d’appeler les « sociétés de courses des hippodromes suburbains », sociétés qui, tout en allouant des prix aux vainqueurs d’épreuves courues dans des hippodromes de seconde zone, n’en cherchaient pas moins à dégager des bénéfices de cette activité. En effet, la part de leur budget affectée à l’allocation de prix était assez faible 315 alors même que ces sociétés se livraient à des pratiques fort rémunératrices, notamment les « courses à réclamer » 316 ou la soumission des bookmakers et agences de paris à des taxes spéciales très élevées, sans parler des soupçons plus qu’énormes qui pesaient sur la sincérité de leurs épreuves dont certaines étaient, paraît-il, « ouvertement truquées » 317 .

Dépourvue de moyens directs de contrainte sur ces organismes qui ne respectaient pas son code, la Société d’Encouragement décida de les priver de toute subvention et refusa de publier leurs programmes au Bulletin officiel des courses, mesure qui avait pour effet indirect d’interdire à quiconque courait dans ces épreuves de participer aux courses soumises au code de la Société. Les sociétés des hippodromes suburbains n’entendaient pas se laisser faire, elles soutinrent que l’arrêté Vaillant du 16 mars 1866 procédait à une véritable délégation de pouvoir de l’administration et que le bulletin de cette société était devenu un véritable organe officiel. Mais leurs prétentions furent rejetées par la cour d’appel de Paris qui estima qu’en l’absence de délégation de pouvoir lui ordonnant de régir toutes les épreuves organisées en France, la Société d’Encouragement était maîtresse de son bulletin et était libre de refuser l’inscription des programmes des courses qui n’étaient pas soumises à son code 318 .

Finalement les démarches entreprises par la Société d’Encouragement en 1887 n’allaient pas rester vaines. Par une circulaire du 15 mars 1887 319 le président du Conseil et ministre de l’Intérieur, M. Goblet (1828-1905) 320 , considérant que les bookmakers et agences de jeu opérant avec tous venants pariaient nécessairement avec des ignorants, invita les préfets à interdire d’une façon formelle et définitive les paris de toute nature engagés sur les champs de courses, position qu’approuva la Cour de cassation dans un arrêt du 10 décembre 1887 321 . Ces mesures furent appliquées avec sévérité et leur conséquence ne se fit pas attendre : privés de la faculté de satisfaire leur goût pour le jeu, les spectateurs désertèrent les champs de courses et la Société d’Encouragement, dont les entrées sur les hippodromes constituaient la principale recette, accumula rapidement un déficit important par rapport à ses chiffres de l’année précédente. La preuve en était faite : l’institution des courses ne pouvait subsister sans le jeu qui l’alimente. Elle devait mourir ou transiger, solution que préconisèrent rapidement les représentants des pays d’élevage auprès de l’administration.

Par une série d’arrêtés, dont le premier en date, le 28 avril 1887, visait la Société d’Encouragement, le ministre de l’Intérieur autorisa les principales sociétés de courses à établir et exploiter elles-mêmes le pari mutuel 322 . Il fonda cette autorisation sur l’article 5 de la loi du 21 mai 1836 portant prohibition des loteries dont la rédaction était la suivante : « Sont exceptées des dispositions des article 1 et 2 ci-dessus, les loteriesd’objets mobiliers exclusivement destinées à des actes de bienfaisance ou à l’encouragement des arts, lorsqu’elles auront été autorisées dans les formes qui seront déterminées par des règlements d’administration publique » 323 . L’obligation faite par la loi d’affecter le produit de la loterie à des « actes de bienfaisance » prit la forme d’un prélèvement sur les mises de 2 % en faveur de l’assistance publique. En outre, un prélèvement de 3 % était effectué au profit des sociétés de courses 324 . Enfin, un comité de surveillance était créé pour surveiller auprès de chaque société l’exploitation du pari mutuel.

En procédant de la sorte, l’administration assimilait le pari mutuel aux loteries dont l’article 2 de la loi donnait la définition suivante : « toutes opérations offertes au public pour faire naître l’espérance d’un gain qui serait acquis par la voie du sort ». La Cour de cassation accepta cette assimilation dans deux arrêts du 3 mai et du 7 juin 1889 325 qui suscitèrent de vives critiques et entraînèrent quelques conséquences fâcheuses.

En effet, quelques années auparavant, dans un arrêt du 18 juin 1875 326 , elle avait bien pris soin de distinguer les notions de jeu de hasard (où le sort prédomine) et de loterie (où le hasard seul préside) et à cette occasion avait relevé que si le pari à la poule était une véritable loterie, le pari mutuel, quant à lui, n’était qu’un jeu de hasard (la loterie apparaissant ainsi comme une variété de jeux de hasard). Les besoins du moment commandaient-ils qu’il en fut autrement ? Ainsi en a-t-il été. Le pari mutuel fut assimilé à une loterie et peu importe que les bénéfices qui en étaient tirés ne fussent pas consacrés « exclusivement » aux œuvres mentionnées par la loi : après avoir assimilé le pari mutuel à une loterie et fermé les yeux sur le fait que l’article 5 de la loi du 21 mai 1836 n’autorise que les loteries d’ « objets mobiliers », on pouvait bien assimiler le prélèvement de 3 % en faveur des sociétés de courses à un « encouragement des arts ».

Les affaires reprirent, plus florissantes encore : les recettes de la Société d’Encouragement, qui s’élevaient à 1 515 000 F en 1887, passèrent à 3 235 000 F en 1890 327 . Mais les bookmakers en profitèrent aussi qui, sous le titre de « commissionnaires au pari mutuel » et avec la protection des arrêts précités de la Cour de cassation du 3 mai et du 7 juin 1889 qui voyait dans leur activité un usage légitime du mandat, ouvrirent dans tout Paris des officines. Bien sûr, ils se gardaient bien d’apporter au pari mutuel des sociétés de courses les sommes dont ils étaient dépositaires, préférant les conserver à leurs risques et périls et se contentant comme bénéfice du prélèvement de 2 % initialement destiné à l’assistance publique.

En réponse à ces pratiques, le ministre de l’Intérieur adopta un nouvel arrêté, le 2 juin 1890 328 , interdisant de participer au pari par l’entremise de mandataires et menaçant de poursuites les intermédiaires pour violation dudit arrêté et de la loi de 1836. Les commissionnaires se défendirent et les tribunaux adoptèrent une solution qui prit tout le monde de cours : « le tribunal, pour arriver à réprimer la commission au pari mutuel, dut se placer à un nouveau point de vue juridique et déclara alors que le pari mutuel organisé sur les hippodromes par les sociétés de courses ne pouvait être assimilé à une loterie régulièrement autorisée, puisqu’il ne remplissait pas les conditions prescrites par l’article 1er de l’ordonnance de 1844 aux termes duquel, notamment, une autorisation serait nécessaire pour chaque journée de courses et même pour chaque course ; que le pari mutuel ainsi organisé n’étant pas licite, la commission ne l’était pas davantage » 329 . Ce jugement est doublement surprenant. D’une part, il prend le contre-pied des arrêts précités de la Cour de cassation des 3 mai et 7 juin 1889 qui admettaient la légalité de ces autorisations administratives. D’autre part, on ne trouve trace nulle part de ce jugement : le député Riotteau (1837-1927) 330 se contente d’écrire « le tribunal », les recueils Sirey et Dalloz ne le mentionnent pas et L-F. Gabolde, dont la thèse est en principe détaillée et précise, reproduit lui aussi ce passage des travaux préparatoires pour expliquer la fin du système d’autorisations basé sur la loi du 21 mai 1836 331 .

A nouveau le pari devait être chassé des champs de courses, seule la loi pouvait l’y ramener, ce qui sera fait le 2 juin 1891 332  dans des termes qui confirment l’influence considérable acquise en moins de 60 ans par la Société d’Encouragement. A ce propos on pouvait lire dans une déclaration des commissaires de la Société d’Encouragement : « Notre règle est ainsi devenue la loi » 333 .

La loi du 2 juin 1891 r églementant l’autorisation et le fonctionnement des courses de chevaux interdit, en son article 4, les paris publics sur ces courses : « Quiconque aura, en quelque lieu et sous quelque forme que ce soit, exploité le pari sur les courses de chevaux, en offrant à tous venant de parier ou pariant avec tous venants, soit directement soit par intermédiaire, sera passible des peines portées à l’article 410 du Code pénal ». Le pari au livre, qui n’avait pas été poursuivi jusque là, survivra quelques temps à la loi de 1891 puis sera condamné par la jurisprudence 334 .

D’après l’article 5 de la loi, les sociétés de courses sont seules admises à exploiter les paris. Le ministre de l’Agriculture est au centre de ce nouveau dispositif. Son autorisation est indispensable  pour l’ouverture de tout champ de courses, de même, une autorisation « spéciale et toujours révocable » est nécessaire pour l’exploitation du pari mutuel par les sociétés de courses, seules étant autorisées les courses ayant pour but exclusif l’amélioration de la race chevaline. Les statuts de ces sociétés doivent être approuvés par le ministre de l’Agriculture qui, avec le ministre des Finances, approuve également leurs budgets. Bien sûr, la loi prévoit qu’il sera opéré un prélèvement sur le pari mutuel en faveur des œuvres locales de bienfaisance et de l’élevage. L’article 186 de la loi de finances du 16 avril 1930 335 apportera la plus notable modification à ce régime en autorisant les sociétés de courses à enregistrer des paris en dehors des hippodromes, jusqu’alors sièges exclusifs des enjeux. Elle établit ainsi la distinction entre le Pari mutuel sur hippodromes (PMH) et le Pari mutuel urbain (PMU), ce dernier prenant, en 1983, la forme d’un GIE qui regroupait à l’époque 43 sociétés de courses.

Déjà populaire, malgré son cantonnement dans des aires géographiques strictement limitées (l’enceinte des casinos, des cercles et des hippodromes), le jeu devient, en toute légalité, accessible au plus grand nombre, qualité que seule la loterie pouvait jusqu’alors revendiquer, et qui avait justifié sa prohibition. Rien ne s’opposait plus, dès lors, à sa résurrection, trois ans après l’invention du PMU.

Notes
296.

Notons que sur le plan civil la pleine validité des paris sur les courses de chevaux prêtait à discussion car si le régime de droit commun des contrats de jeu et de pari reposait, et repose toujours, sur le mécanisme de l’exception de jeu (articles 1965 et 1967 du Code civil), les termes de l’article 1966 pouvaient laisser place au doute : « Les jeux propres à exercer du fait des armes, les courses à pied ou à cheval, les courses de chariot, le jeu de paume et autres jeux de même nature, qui tiennent à l’adresse ou à l’exercice du corps, sont exceptés de la disposition précédente. Néanmoins le tribunal peut rejeter la demande quand la somme lui paraît excessive » (c’est nous qui soulignons). En effet, l’interprétation de cet article que donna la chambre correctionnelle de la cour d’appel de Paris dans un arrêt du 31 décembre 1874 [Oller, Goupil et autres] était assez restrictive puisque, selon elle, « cette disposition a eu en vue de favoriser la reproduction et l’amélioration des races chevalines (!), en donnant aux propriétaires et éleveurs les moyens d’ajouter à l’honneur du succès les ressources pécuniaires résultant du pari », la cour ajoutant que cette « faveur (…) ne saurait être étendue à ceux qui ne sont que des témoins désintéressés dans ces luttes engagées, et bien moins encore à cette foule indifférente et étrangère aux choses du sport, qui ne cherche, dans ces jeux et paris, que l’occasion de courir des chances aléatoires pour se procurer un gain » (D. 1875.II.92). Position résumée par un commentateur de la jurisprudence : « les paris que la loi a sanctionnés d’une action sont uniquement ceux qui interviennent entre personnes prenant part, sinon par elles-mêmes, au moins par leurs préposés, aux exercices sur lesquels sont engagés des paris » (T. civ. Seine 4 janvier 1893, Gaz. Pal. 1893.I.42. note Pont).

297.

Crim. 31 juillet 1863 [Chapuis et autres], S. 1863.I.551 (c’est nous qui soulignons). Il s’agissait de savoir si l’ « écarté » était un jeu de hasard. La Cour écarta l’hypothèse « puisque l’habileté du joueur s’y combine avec le hasard ».

298.

Crim. 5 janvier 1877 [Agence Chéron], S. 1877.I.481, note Villey (c’est nous qui soulignons).

299.

Jugements rapportés par E. Villey dans sa note sous Crim. 5 janvier 1877 [Agence Chéron], préc.

300.

T. corr. Seine 27 août 1874 [Oller, Goupil et autres], D. 1875.II.92.

301.

CA Paris 31 décembre 1874 [Oller, Goupil et autres], D. 1875.II.92.

302.

Crim. 18 juin 1875 [Oller, Goupil et autres], D. 1875.I.445, observations du conseiller Saint-Luc-Courborieu.

303.

T. corr. Seine, 27 août 1874 [Oller, Goupil et autres], préc.

304.

CA Paris 31 décembre 1874 [Oller, Goupil et autres], préc.

305.

Crim. 18 juin 1875 [Oller et Goupil], préc.

306.

Formule employée par la chambre criminelle de la Cour de cassation dans son arrêt précité du 18 juin 1875. L’expression est également utilisée par la cour d’appel de Paris, le tribunal correctionnel de la Seine parlant, lui, de l’ « avidité des joueurs ».

307.

T. corr. Seine, 27 août 1874 [Oller, Goupil et autres], préc. (c’est nous qui soulignons).

308.

Crim. 18 juin 1875 [Oller et Goupil], préc. (c’est nous qui soulignons).

309.

« Attendu que si les paris à la cote, intervenus à l’occasion des courses de chevaux, peuvent, dans certains cas, ne pas être considérés comme des jeux de hasard, il en est autrement dans l’espèce, et eu égard aux faits spécifiés par l’arrêt ». Parmi les faits visés, la Cour relève qu’ « en provoquant le public à faire avec lui des paris à la cote, Chéron n’avait pas pour objet d’améliorer la race chevaline, mais uniquement de satisfaire la passion des joueurs, en l’exploitant à son profit » alors même que les joueurs « ne cherchaient que l’occasion de chances aléatoires pour réaliser un gain ; qu’étrangers aux habitudes des courses, ne connaissant pas les chevaux qui devaient courir, ils n’avaient pas le moyen d’apprécier personnellement l’aptitude de ces animaux », Crim. 5 janvier 1877 [Agence Chéron], S. 1877.I.481, note Villey.

310.

Critiquant dans son commentaire la position de la Cour, Edmond Villey écrit : « en résumé : nous sommes en matière pénale, où le texte doit être rigoureusement renfermé dans sa lettre, et où le doute doit s’interpréter en faveur du prévenu. Nous nous demandons si la Cour suprême, préoccupée des dangers du développement inouï des paris des courses pour la morale publique, ne s’est pas écartée, dans notre arrêt, de ces règles d’interprétation qui dirigent constamment ses décisions », S. 1877.I.481.

311.

L-F. Gabolde, Les sociétés de courses , op.cit., p. 240.

312.

L-F. Gabolde, ibid., pp. 241-242.

313.

Dans sa séance du 19 juin 1834, le Comité de la Société d’Encouragement avait décidé l’ouverture d’un cercle, le « Cercle de la Société d’Encouragement », plus connu sous le nom de « Jockey-Club ». Jusqu’en 1936, il sera administré par trois commissaires de la Société nommés à cet effet, puis il fut décidé que le cercle serait administré souverainement par un comité qui lui serait propre. Alors qu’à ses débuts nul ne pouvait faire partie du Cercle s’il n’était membre de la Société, la règle fut inversée en 1840 et l’on décida que les membres de la Société ne seraient recrutés que parmi les membres du Cercle. Ibid., pp. 191-192.

314.

Communications de la Société d’Encouragement du 16 septembre 1886 et du 7 mars 1887, rapportées par L-F. Gabolde, ibid., pp. 245 et 247.

315.

Ibid., p. 261.

316.

A l’issue de la course le cheval vainqueur est vendu aux enchères. Au terme de cette cession, le propriétaire du cheval empoche la somme pour laquelle il avait mis sa bête à vendre, l’excédent du prix de vente effectif revenant au fonds des courses des sociétés organisatrices.

317.

L-F. Gabolde, Les sociétés de courses , op.cit., p. 263.

318.

CA Paris 3 juin 1890 [Société hippique c/ Société d’encouragement], D. 1891.II.255.

319.

Mentionnée L-F. Gabolde (Les sociétés de courses , op. cit., p. 248) et par R. Garraud dans sa note sous Crim. 7 juin 1889 [Dumien c/ Min. publ.], D. 1890.I.41.

320.

Avocat, journaliste, René-Marie Goblet est élu représentant de la Somme en 1871 et s’inscrit au groupe de la gauche républicaine, il sera ensuite député de 1877 à 1889. Il se sépare peu à peu de la politique opportuniste et manifeste une indépendance personnelle, ainsi devient-il ministre de l’Intérieur dans le cabinet de Freycinet en 1882 et participe-t-il à toutes ses luttes : répression des grèves, restriction du droit d’expulsion des étrangers et projet de décentralisation sur lequel son ministère chuta. De retour dans l’opposition, il vote souvent avec l’extrême gauche, défend la décentralisation, s’oppose à la réforme de la magistrature et propose de revoir la Constitution. Ministre de l’Instruction, des Cultes et des Beaux-arts dans le cabinet Brisson (1885), il conserve son portefeuille dans le nouveau cabinet de Freycinet (1886-1887), y soutient la réforme visant l’autonomie des Facultés de province et défend contre la droite du Sénat la loi sur l’enseignement primaire votée par la chambre en 1884. A la chute du cabinet, Grévy lui confie la présidence du Conseil et le portefeuille de l’Intérieur (1886-1887), il y mène une politique très prudente et refuse notamment la séparation de l’Eglise et de l’Etat, estimant que l’opinion n’est pas prête. Ses projets de réforme administrative n’ont aucun succès et encore moins ses propositions financières qui précipiteront sa chute. On le vit une dernière fois au gouvernement au poste des Affaires étrangères dans le cabinet Floquet (1889-1889) et, malgré sa nature intempestive, il y fut apprécié. Elu sénateur de la Seine en 1891, il redevint député en 1893 et se plaça dans les rangs du parti radical socialiste. Il ne resta étranger à aucun grand débat : travail des femmes et des enfants, droits syndicaux, liberté de la presse. Battu aux élections de 1898, il ne resta cependant pas étranger aux affaires publiques et s’opposa fermement à la politique nationaliste. Dictionnaire des parlementaires français (1789-1889), t. III, op. cit., pp. 196-198 ; Dictionnaires des parlementaires français (1889-1940), t. V, op. cit., p. 1847.

321.

Crim. 10 décembre 1887 [Min. publ. c/ Kurten et autres], D. 1888.I.185, observations du conseiller Larouverade.

322.

L-F. Gabolde, Les sociétés de courses , op. cit., p. 250. Comme pour d’autres textes précédemment évoqués, la publication de ces arrêtés demeure introuvable. Toutefois, ces règlements sont également mentionnés par Edmond Villey dans sa note sous Crim. 29 mars 1888, 3 mai et 7 juin 1889 (S. 1890.I.233). De même, R. Garraud évoque ce genre d’autorisations dans son commentaire sous Crim. 7 juin 1889 (D. 1890.I.41).

323.

C’est nous qui soulignons.

324.

Information rapportée par E. Villey, S. 1890.I.233.

325.

Crim. 3 mai 1889 [Dumien et Montagnon] et 7 juin 1889 [Dumien], S. 1890.I.233, note Villey ; D. 1890.I.41, note Garraud.

326.

Crim. 18 juin 1875 [Oller et Goupil], préc.

327.

L-F. Gabolde, Les sociétés de courses , op.cit., p. 251.

328.

L-F. Gabolde, Les sociétés de courses , op. cit., p. 253. Texte également mentionné par le commentateur anonyme de l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 12 juin 1890 [Min. publ. c/ Dumien et Montagnon], D. 1890.II.253.

329.

JO, Documents-Chambre des députés, session ordinaire de 1891, rapport de M. Riotteau, annexe 1389, p. 827.

330.

Député de la Manche (1876-1877, 1878-1885, 1887-1906) et sénateur (1906-1927) il siégea parmi les républicains, s’intéressa aux questions budgétaires et, plus que tout, aux courses de chevaux qui on été sa grande préoccupation durant les quatre dernières législatures de son mandat de député. Dictionnaire des parlementaires (1889-1940), t. VIII, op. cit., pp. 2861-2862.

331.

L-F. Gabolde, Les sociétés de courses , op. cit., p. 254.

332.

JO 3 juin 1891.

333.

Déclaration rapportée par L-F. Gabolde, Les sociétés de courses , op. cit., p. 269.

334.

Crim. 9 juill. 1896 [Tible], S. 1897.I.153, note Villey.

335.

D. 1930.IV.299.