Section 1 - Le discours sur le jeu

L’analyse de ce discours pouvait être menée de deux manières différentes en fonction des objectifs à atteindre. Afin de démontrer l’existence d’un discours sur le jeu, en tant qu’indice de l’existence d’une notion générique de jeu, la démarche la plus prudente consistait sans doute dans la séparation des discours propres à chaque forme particulière de jeu puis dans la comparaison de leur contenu. Mais une telle approche ne permettait pas une compréhension précise des raisons expliquant le statut original du jeu en droit positif. En revanche, en supposant l’existence de la notion générique de jeu et d’un discours global à son propos, la mise en relief des « raisons de la loi », les rationes legis, s’en trouve facilitée, de même que l’identification des valeurs sociales auxquelles le jeu est censé porter atteinte. Ce faisant, l’existence d’un discours global sur le jeu apparaît d’elle-même car si son contenu est susceptible de varier, c’est uniquement en fonction de l’époque à laquelle il est tenu, et non en fonction des formes de jeu auxquelles il renvoie.

Afin de comprendre les raisons qui justifient l’originalité du traitement réservé au jeu en droit positif, une plongée dans la genèse des principales règles de droit formant l’ossature du régime des jeux est donc nécessaire. Ainsi les remarques des rédacteurs du Code civil de 1804, lorsque se trouve fixé le régime civil de l’exception de jeu, ou encore des parlementaires de 1836, au moment de la prohibition des loteries, nous permettent-elles de comprendre quel regard portent les autorités publiques sur le jeu en tant que pratique sociale. Par contre, c’est un point de vue sensiblement différent que l’on trouve chez le législateur de 1891 ou encore celui de 1907, car à la question du jeu s’ajoutent celles de l’économie du cheval ou des villes d’eaux dont la vitalité dépend étroitement de la faculté donnée aux particuliers de se livrer au jeu.

L’expression latine « ratio legis » désigne « la raison de la loi », autrement dit « la raison d’être de la règle établie » 356 ou l’ensemble des considérations de fait et de droit qui ont motivé l’adoption d’une norme juridique. D’éminents auteurs ont douté de la rationalité d’une démarche visant à interpréter la loi à la lumière des travaux préparatoires des assemblées parlementaires, du moins en a-t-on souligné les limites 357 . Ajoutons que, même en supposant que la volonté du législateur sorte « toute nue » des travaux préparatoires, il conviendrait d’en relativiser l’importance si, avec le sociologue Emile Durkheim (1858-1917), on considère que « c’est dans les entrailles mêmes de la société que le droit s’élabore », le législateur ne faisant que « consacrer un travail qui s’est fait sans lui » 358 .

Cependant, notre recherche d’une ou de plusieurs rationes legis du régime des jeux n’a pas pour objectif d’apporter un éclairage sur l’interprétation de telle ou telle règle de droit mais plutôt de saisir la logique des rapports que l’Etat entretient, à travers notre système juridique, avec la pratique des jeux. En outre, l’étude du discours sur le jeu ne se borne pas à l’analyse des travaux préparatoires à l’adoption des « piliers législatifs » du régime des jeux, c’est l’ensemble de ce discours qui nous intéresse, que son auteur soit parlementaire, juge ou membre de la doctrine.

Notons par ailleurs que si l’analyse des raisons de la loi participe de la construction de la notion de jeu en tant qu’objet de droit, elle permet également de lui porter atteinte en soulignant la fragilité des frontières de la notion et le problème de sa cohérence externe. Les énoncés législatifs et le discours relatifs au jeu excluent de notre objet un certain nombre de pratiques dont nous verrons qu’elles présentent des similitudes troublantes avec le jeu. Tel est le cas, par exemple, de la spéculation boursière. La connaissance du discours sur le jeu permet ainsi de comprendre les raisons de ces exclusions mais aussi d’approcher les raisons pour lesquelles le jeu et ses manifestations particulières sont des notions si difficiles à définir.

A notre connaissance, l’étude la plus complète des rationes legis du régime des jeux a été menée par Gérald Mouquin dans sa thèse de droit comparé 359 . Il isole neuf rationes legis avancées, dit-il, par la doctrine et le législateur, qu’il regroupe autour de trois catégories générales. Ainsi, au point de vue de la morale, le jeu représenterait une insulte au sacré, une atteinte à la moralité et serait « démoralisant ». Par rapport à l’économie, le jeu constituerait une « démoralisation socio-économique », une occasion de ruine des participants, une atteinte aux intérêts économiques des tiers et une cause répréhensible de transfert des biens. Enfin, au point de vue politique, il constituerait une atteinte à l’ordre public et justifierait la mise en place d’un monopole fiscal. Après un examen critique minutieux de chacune des neuf rationes legis, il en arrive à cette conclusion que seules la mise en place d’un monopole fiscal et la lutte contre la criminalité (comme forme de protection de l’ordre public) peuvent justifier le régime juridique des jeux. Néanmoins, cette approche est indissociable de la démarche globale de son auteur qui, tout en observant ce qu’« est » la notion de jeu de hasard, et en en soulignant les failles, recherche en permanence ce qu’elle « devrait être » 360 .

Or, là n’est pas notre objectif. Peu importe que les arguments présentés par le législateur ou la doctrine ne soient pas en phase avec la réalité, qu’ils véhiculent des préjugés aux fondements irrationnels ou que l’interdiction de l’exploitation des jeux soit une mesure disproportionnée au but poursuivi par la loi. Si de telles critiques peuvent être formulées à l’encontre du législateur, elles n’en modifient pas pour autant ses motivations qu’il s’agit ici de mettre en évidence.

De plus, les rationes legis dégagées par G. Mouquin sont censées expliquer le régime des jeux dans son ensemble, à savoir, l’interdiction de son exploitation comme la soumission de celle-ci à un régime d’autorisation préalable. Mais c’est trop simplifier le rapport de l’Etat au jeu et ignorer que ces deux étapes (interdiction et autorisation), souvent espacées dans le temps, peuvent être assises sur des motivations différentes. C’est justement en ignorant ce genre du nuances que l’observateur peut être amené à porter des jugements hâtifs sur la cohérence de notre droit positif. C’est pourquoi le discours sur le jeu, tel que nous l’entendons ici, ne concerne que le jeu « en lui-même », déconnecté de son environnement et abstraction faite des raisons qui peuvent justifier que l’interdiction de son organisation puisse faire l’objet d’assouplissements. Autrement dit, les rationes legis qui seront identifiées dans les lignes suivantes ne font qu’expliquer le régime de droit commun des jeux (régimes civil et pénal). Quant aux raisons, notamment d’ordre public, justifiant l’autorisation du jeu de manière dérogatoire, elles seront évoquées lors de l’étude des objectifs de la réglementation des jeux.

Pour autant, même limitée à la notion de jeu in abstracto, la recherche d’une ou de plusieurs rationes legis expliquant le régime de droit commun des jeux se révèle assez éprouvante, tant les motifs avancés se trouvent, dans le discours de leurs auteurs, dilués, imbriqués et, parfois, inextricables. Toutefois, il semble bien que le discours du législateur, comme celui du juge ou de la doctrine, soit porteur de deux jugements distincts à propos du jeu. Sa pratique est d’abord considérée comme immorale et indigne en ce qu’elle heurterait un certain nombre de valeurs communément admises, ou censées l’être (§ 1). Le jeu serait ensuite une pratique socialement dangereuse, tant pour le joueur que pour son entourage (§ 2). Mais notre analyse du discours sur le jeu ne serait pas complète si l’on n’y relevait la mention fréquente des « masses populaires » ou des « classes laborieuses ». On peut dès lors se demander si cette mise en garde contre le jeu s’adresse à tous les individus ou seulement à quelques uns, considérés comme étant les plus faibles. En d’autres termes : le discours sur le jeu est-il un discours de classe (§ 3) ?

Notes
356.

G. Cornu, Vocabulaire juridique, Paris, PUF Quadrige, 2002, p. 726.

357.

Pour une critique radicale d’une telle démarche : H. Capitant, « L’interprétation des lois d’après les travaux préparatoires », D. 1935.chron.77-80 ; à l’inverse, M. Couderc (« Les travaux préparatoires de la loi ou la remontée des enfers », D. 1975.chron.249-256) s’en fait le défenseur.

358.

Extrait de la leçon d’ouverture du cours de science sociales d’E. Durkheim, cité en avant-propos de l’ouvrage de M. Grawitz, Méthodes des sciences sociales, 11ème édition, Paris, Dalloz, coll. Précis, 2000.

359.

G. Mouquin, La notion de jeu de hasard en droit public, op. cit., p. 43s.

360.

D’ailleurs, G. Mouquin définit le terme « ratio legis » comme « l’objectif d’une loi particulière obéissant aux fins générales de justice et de paix sociales », et il ajoute qu’« en tant qu’inspiratrices de normes pénales, elles (les rationes legis) devront tendre à la protection d’un bien juridique précis, digne d’intérêt, et satisfaire au principe général de proportionnalité, selon lequel les sanctions juridiques doivent être proportionnées à la gravité de l’atteinte causée au bien juridique envisagé », i bid., p. 45.