§ 1 - Le jeu, une pratique immorale

« Véritable constitution de l’Etat » chez Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), qui y voit une sorte de contrat social tacite préalable au contrat social de nature politique 361 , la morale est considérée, depuis l’avènement du positivisme juridique, comme un système normatif distinct et séparé du droit. Un tel postulat est nécessaire si l’on admet qu’il existe une multitude de systèmes moraux possibles, ce qui n’empêche nullement de reconnaître qu’il existe une corrélation entre droit et morale 362 . Bien au contraire : en tant qu’instrument de réalisation du pacte social, le droit ne peut ignorer les valeurs que partagent les membres de la communauté étatique.

C’est dans cette perspective que le Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit donne de la « morale » la définition suivante : « ensemble des règles de conduite jugées comme adéquates, dans une société donnée, par l’opinion dominante (sens proche de mœurs), étant entendu que ces règles sont variables selon les lieux et les temps » 363 . Cette approche est au fond assez voisine de le notion de « moralité publique », définie par le commissaire du gouvernement Guldner dans l’affaire Société nationale d’éditions cinématographiques, comme le minimum d’« idées morales communément admises à un moment donné par la moyenne des citoyens » 364 , formule qui inspire encore la doctrine contemporaine. Insistant plus sur la fonction normative de la « moralité », le doyen Cornu y voit quant à lui « ce qui caractérise (en bien ou en mal) le comportement d’une personne (moralité individuelle) ou d’une société (moralité publique) » 365 . Mais lorsque le contenu des règles morales passe dans le droit, ce dernier fait plutôt référence à la notion de « bonnes mœurs » 366 , se débarrassant ainsi de l’« éthique transcendantale » 367 dont le terme « morale » est également porteur dans une acception, cette fois, plus philosophique.

Ainsi, lorsqu’il est affirmé que le jeu est immoral, c’est qu’il est considéré comme étant contraire aux « bonnes mœurs », dont le Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit donne les deux définitions suivantes : « 1. Au sens civil, ensemble de règles de conduite fondées sur le sentiment de devoirs censés admis communément par les citoyens, quelles que soient leurs options philosophiques et religieuses, et concernant non seulement l’activité sexuelle mais encore la loyauté, la correction, le désintéressement et le respect de la dignité humaine dans le domaine des relations sociales. 2. Au sens pénal, ensemble des règles de conduite censées également admises communément par les citoyens, mais concernant plus spécifiquement l’évocation de l’activité sexuelle » 368 . A ce dernier titre la notion de « bonnes mœurs », qui n’apparaît d’ailleurs plus dans le nouveau Code pénal, paraît exclure a priori la question du jeu. D’ailleurs le discours sur le jeu évoque bien plus le jeu lui-même, sa nature et les effets qu’il peut avoir sur les joueurs, que les « tenanciers » ou organisateurs du jeu, aujourd’hui seuls concernés par la loi pénale. Cependant il semblerait assez logique que par effet de « contamination », la prétendue immoralité du jeu constitue l’un des fondements du régime pénal du jeu.

L’immoralité du jeu est sans doute l’argument le plus souvent avancé pour expliquer le traitement juridique dont celui-ci fait l’objet, à tel point qu’elle apparaît dans de nombreux discours comme un fait établi dont la seule affirmation se suffirait à elle-même, sans qu’il soit besoin de rechercher les raisons qui motivent ce jugement de valeur. Bref, l’immoralité du jeu serait si évidente qu’elle apparaîtrait presque comme un fait objectif, alors même que la simple idée d’une « morale objective » confine au ridicule.

D’un autre côté, il semble difficile de soutenir que l’immoralité du jeu est un préjugé, un argument sans fondement qui ne ferait que révéler le conservatisme de celui qui l’avance. Si le droit français et, avant lui, le droit romain ont soumis le jeu à un régime si particulier, c’est probablement parce que le sentiment de l’immoralité du jeu était partagé par l’opinion dominante 369 . Sans doute est-ce également la même raison qui explique que les systèmes juridiques de la plupart – sinon tous – les Etats contemporains adoptent peu ou prou la même attitude envers le jeu.

Mais, paradoxalement, comment affirmer que le jeu est immoral pour l’opinion dominante lorsque le sénateur Trucy affirme, dans son rapport, qu’« il est probable qu’on n’a jamais autant joué en France qu’à l’heure actuelle » 370  ? Chaque année c’est en effet plus 6 millions de Français (14 % de la population) qui livrent des paris au PMU et plus de 28 millions (près de 50 % de la population) qui jouent à au moins un jeu de La Française des jeux. Par conséquent, le discours sur le jeu a évolué. Le rapport du sénateur Trucy le montre d’ailleurs bien puisque nulle part il n’est fait mention du sentiment d’immoralité du jeu que partagerait une partie de l’opinion, le rapport se contentant d’approcher le sujet sous un angle quasi-exclusivement économique. Il n’en a pas toujours été de même : le jeu a longtemps été abordé avec un moralisme qui paraît aujourd’hui excessif, et quand bien même celui-ci aurait disparu, notre droit en conserve les marques.

L’immoralité du jeu est une constante dans le discours du législateur, qui n’hésite pas à mobiliser le champ lexical du vice et de la passion pour mettre en avant l’idée que le jeu serait une activité dégradante voire constituerait le stigmate d’une civilisation décadente (A). Mais le discours du législateur se caractérise aussi par la confusion des motifs en ce qu’il mélange les arguments d’immoralité, de protection de l’ordre social ou de politique de lutte anti-criminelle. C’est plutôt vers la doctrine qu’il faut se tourner pour comprendre ce qui se cache précisément derrière ce motif d’immoralité : on dit alors du jeu qu’il rompt tout lien social (B) et qu’il encourage à la paresse et à l’oisiveté (C).

Notes
361.

J-J. Rousseau, Du contrat social (1ère éd. 1762), II, 12, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 91.

362.

H. Kelsen, Théorie pure du droit, 2ème éd., traduit par C. Eisenmann, Paris, LGDJ, 1999 (1ère éd. 1960), pp. 73-74.

363.

P. Dauchy, entrée « morale » in Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, op. cit., p. 383.

364.

Conclusions sur CE 20 décembre 1957 [Société nationale d’éditions cinématographiques], S. 1958.III.73.

365.

G. Cornu, Vocabulaire juridique, o p. cit., p. 572.

366.

Article 1133 du Code civil : « La cause est illicite, quand elle est prohibée par la loi, quand elle est contraire aux bonnes mœurs ou à l’ordre public ».

367.

P. Dauchy, entrée « morale » in Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, op. cit., p. 384.

368.

F. Ost et M. van de Kerchove, entrée « Mœurs (bonnes) » in Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Ibid., p. 380.

369.

A moins de voir dans le régime des jeux la traduction d’un discours de classe.

370.

F. Trucy, « Rapport d’information fait au nom de la commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation sur la mission sur les jeux de hasard et d’argent en France », op. cit., p. 15.