§ 2 - Le jeu, une pratique socialement dangereuse

Le discours sur le jeu fait une grande utilisation des termes « vice » et « passion ». Le premier est moralement très connoté, par contre, l’un comme l’autre véhiculent l’idée que le jeu est une pratique destructrice. Le jeu présenterait un risque considérable de ruine des joueurs, d’autant plus condamnable que cette déconfiture peut nuire directement à des tiers qui dépendent économiquement de lui (famille, salariés) ou de sa solvabilité (créanciers).

Cette remarque est-elle valable pour l’ensemble de la communauté des joueurs ou bien ne concerne-t-elle qu’une catégorie de joueurs dits « compulsifs » ou « pathologiques » ? Malheureusement il n’existe pas de consensus véritable autour de la notion de jeu pathologique et ces divergences ne font que reproduire les débats autour de la notion générale de toxicomanie. Les psychiatres Marc Valleur et Christian Bucher, auteurs d’un ouvrage sur la question,mobilisent la notion de « nouvelles addictions », très critiquée dans la mesure où soit elle fait disparaître la spécificité du discours sur la toxicomanie (banalisée et réduite au rang d’habitude gênante ou socialement incorrecte), soit elle tend à l’extension au rang de « maladie » de pans entiers de l’existence ou d’habitudes anodines. Selon eux, les différentes formes de dépendances, les diverses « addictions », se distribueraient suivant un continuum, des dépendances les plus acceptées ou les plus passives, aux plus « ordaliques » (c’est-à-dire fondées sur une pulsion auto-destructrice). A une extrémité le tabagisme, voire les troubles des conduites alimentaires, à l’autre les formes actuelles de toxicomanies, « avec leur versant de marginalité parfois recherchée, de révolte souvent manifeste et de transgression toujours présente » 458 . Dans cette classification, le jeu pathologique occuperait une position centrale. Quant à savoir quelle est la proportion des joueurs à problèmes par rapport à l’ensemble de la communauté ludique, la plupart des auteurs s’accordent à dire qu’il s’agit là d’un épiphénomène qui peut servir de base à des mesures politiques ciblées mais non à un régime général de prohibition 459 .

Cette « bienveillance » à l’égard du jeu est assez récente. Pendant longtemps la prise en compte médicale du jeu a été imprégnée de moralisme, notamment avec le courant hygiéniste, conservant une approche liée à la dégénérescence de l’individu doublée de considérations franchement réactionnaires et racistes 460 . Dès lors, il est peu surprenant de voir la doctrine de l’époque vilipender le jeu. Portalis en frémit : « nous frissonnons quand on nous présente sur la scène le spectacle d’un joueur déchiré par ses remords, environné des débris de son patrimoine, accablé sous son infortune, et ne pouvant supporter le fardeau de la vie, au milieu des reproches et des pleurs d’une famille désolée » 461 . Duveyrier, lui, y voit un « monstre antisocial », un « ministre aveugle et forcené du hasard (…) qui dévore la substance des épouses et des enfants » 462 .

Le danger social que représente le jeu a donc pu justifier le régime pénal du jeu et encore plus son régime civil qui offre une protection au joueur malchanceux. Au fond, tout se passe comme si le discernement du joueur pouvait être altéré par la « passion » du jeu contre laquelle il convient de le protéger 463 . La comparaison avec le régime des incapables, même si elle trouve une limite dans l’article 1967, s’impose alors vite dans l’esprit des commentateurs. Ainsi maître Fourgoux affirme-t-il que « le joueur est une sorte de mineur qui doit être protégé » 464 , de même le Professeur Le Tourneau écrit-il que « le joueur est assimilé à un incapable », et cet auteur de procéder à une comparaison du régime de l’exception de jeu avec l’article 488-3 du Code civil disposant que doit être protégé « le majeur qui, par sa prodigalité, son intempérance ou son oisiveté, s’expose à tomber dans le besoin ou compromet l’exécution de ses obligations familiales » 465 .

Mais le jeu présente-t-il les mêmes dangers pour tous ? Reproduire les déclarations scandalisées des parlementaires ou des membres de la doctrine à propos du drame des familles ruinées à cause du jeu présente assez peu d’intérêts. Par contre, le fait que les parlementaires évoquent très souvent le sort des classes populaires lorsqu’il est question du jeu et de ses ravages sociaux a suscité notre curiosité. Etablir un lien avec cette « morale économique » qui oppose jeu et travail est alors assez tentant et l’on en vient vite à se demander si, finalement, le discours sur le jeu n’est pas un « discours de classe ».

Notes
458.

M. Valleur et C. Bucher, Le jeu pathologique, op. cit., p. 93.

459.

Ibid., p. 42 ; G. Mouquin, La notion de jeu de hasard en droit public, op. cit., p. 71 ; R. et G. Brenner, Spéculation et jeux de hasard , op. cit., p. 67.

460.

M. Valleur et C. Bucher, Le jeu pathologique, op. cit., p. 46.

461.

Baron de Locré, La législation civile, commerciale et criminelle de la France, op. cit., p. 174.

462.

Ibid., p. 198.

463.

« L’article 1965 c. civ. (…) a essentiellement pour but de protéger les joueurs contre les entraînements de leur passion », CA Montpellier 4 novembre 1940 [Giraudo c/ Casino municipal d’Aix-thermal], D. 1941.J.139.

464.

J-C. Fourgoux, note sous T. corr. de Troyes du 7 novembre 1967 [Gal et Osce], D. 1968.J.440.

465.

P. Le Tourneau, note sous Civ. 2ème 4 mai 1972 [Poincelet c/ Luca], D. 1972.J.596.