§ 1 - Les formes du jeu en droit civil

Le Code civil distingue les contrats de jeu et de pari. Il les soumet cependant au même régime juridique, si bien qu’on parle, de manière générale, du « régime civil des jeux ». Notons également qu’on ne parle pas, en droit civil, de jeux de hasard car si l’article 1966 du Code, reproduit plus bas, introduit une distinction parmi les différentes catégories de jeux, celle-ci oppose plutôt jeux d’adressephysique et autres jeux que jeux d’adresse et jeux de hasard.

Au fond, les catégories civilistes de jeu et de pari sont, de par leur généralité, très proches de la notion générique de jeu. En effet, lorsque le juge civil qualifie un contrat de jeu ou de pari, il ne prétend pas procéder à une quantification du hasard, démarche qui perturbe considérablement l’appréciation de la notion générique de jeu. Mais une assimilation complète n’est, pour l’heure, pas envisageable, dans la mesure où la manière dont ces contrats sont traditionnellement définis par la doctrine ne tient pas compte d’un certain nombre d’éléments (inutilité sociale, immoralité et dangerosité) que nous avons intégré à la notion générique de jeu et qui, résultant d’une approche critique de la démarche du juge, permettent seuls d’assurer la cohérence externe de la notion de jeu.

Les contrats de jeu et de pari sont rangés par l’article 1964 du Code civil parmi les contrats aléatoires. Ce dernier dispose que « Le contrat aléatoire est une convention réciproque dont les effets, quant aux avantages et aux pertes, soit pour toutes les parties, soit pour l’une ou plusieurs d’entre elles, dépendent d’un événement incertain » 506 . Il est classique de relever l’opposition des articles 1964 et 1104 du Code civil concernant la définition du contrat aléatoire. Ce dernier article dispose en effet que le contrat « est commutatif lorsque chacune des parties s’engage à donner ou à faire une chose qui est regardée comme l’équivalent de ce qu’on lui donne, ou de ce qu’on fait pour elle. Lorsque l’équivalent consiste dans la chance de gain ou de perte pour chacune des parties, d’après un événement incertain, le contrat est aléatoire » 507 . Plutôt que d’une véritable opposition il s’agit, pour le Professeur Bénabent, d’une confusion terminologique. Tandis que l’article 1964 omet de préciser que l’aléa doit être couru par toutes les parties (en ce qu’il affecte le résultat global du contrat) quand bien même l’une des prestations serait fixe et l’autre incertaine 508 , l’article 1104 tombe dans le défaut inverse en laissant penser que chaque prestation consiste en une chance. Ainsi est-il préférable de dire que « le contrat aléatoire est celui où l’équivalent (la contre-prestation) dépendant, soit pour toutes les parties, soit pour l’une ou plusieurs d’entre elles, d’un événement incertain, le résultat quant aux avantages et aux pertes dépend, pour chacune des parties, de cet événement incertain » 509 . Par conséquent, l’aléa est, pour toutes les parties, l’élément essentiel, le pivot du contrat : si l’une des parties sait ne courir aucune risque, l’aléa fait défaut et le contrat est nul.

Le Code civil mentionne le jeu et le pari sans les définir. L’article 1965 dispose que « La loi n’accorde aucune action pour une dette de jeu ou pour le payement d’un pari » et l’article 1967 précise que « Dans aucun cas, le perdant ne peut répéter ce qu’il a volontairement payé, à moins qu’il n’y ait eu, de la part du gagnant, dol, supercherie ou escroquerie ». Contrats aléatoires par excellence, le jeu et le pari supposent, comme toutes les opérations relevant de cette catégorie, une chance de gain et un risque de perte pour chacune des parties. En l’absence de définition légale, c’est à la doctrine et au juge qu’il est revenu de définir le jeu et le pari, notamment afin de les distinguer des autres contrats aléatoires.

Jean-Louis Mouralis voit dans le jeu un « contrat aléatoire par lequel chacune des parties s’engage à accomplir une prestation déterminée au profit de celle qui vaincra les autres dans une compétition créée entre elles sous une forme quelconque et fondée à la fois sur l’adresse physique ou intellectuelle et sur le hasard ». Quant au pari, il serait un « contrat aléatoire par lequel deux ou plusieurs personnes, qui sont d’avis divergents sur un sujet quelconque, conviennent que celle dont l’opinion se révèlera exacte bénéficiera d’une prestation déterminée de la part de l’autre ou des autres » 510 . Alors que dans le pari la condition assortissant la promesse des parties est purement casuelle, dans le jeu, les parties participent personnellement à la réalisation de l’événement incertain, elles y jouent un rôle plus ou moins actif.

Les choses seraient relativement simples s’il n’y avait l’article 1966 qui introduit une distinction parmi les jeux. Celui-ci dispose en effet que « Les jeux propres à exercer au fait des armes, les courses à pied ou à cheval, les courses de chariot, le jeu de paume et autres jeux de même nature, qui tiennent à l’adresse et à l’exercice du corps, sont exceptés de la disposition précédente. Néanmoins le tribunal peut rejeter la demande, quand la somme lui paraît excessive » 511 .

La question de savoir si une opération constitue ou non une opération de jeu ou de pari et si, dans l’affirmative, elle relève de l’article 1966 est une question de fait dont la solution relève de l’appréciation souveraine des juges du fond 512 . Si des doutes ont pu s’élever au XIXème siècle à propos de conventions proches du pari 513 , les juges ont eu plus récemment à distinguer du jeu certains concours ouverts au public à des fins publicitaires ou commerciales. Tel était le cas d’un concours de slogans publicitaires organisé par une association de commerçants : la qualification de jeu fut écartée en raison de l’absence d’enjeu, dont les juges font un élément essentiel du contrat. En effet, dès l’instant où l’opération ne comporte aucune chance de gain pour l’organisateur, qui quoiqu’il arrive décernera son prix, ni aucun risque de perte pour les concurrents, dont la participation est gratuite, il lui manque une caractéristique essentielle du jeu : un aléa véritable conditionnant des chances de risque et de perte pour chacune des parties 514 .

Qu’en est-il des opérations visées à l’article 1966 ? Il semble que trois conditions soient requises : il doit s’agir d’un contrat de jeu, conclu entre les participants eux-mêmes, et non d’un pari fait par des tiers 515  ; le support du jeu doit être une compétition d’ordre physique à l’exclusion des jeux de pur esprit ; enfin, l’enjeu ne doit pas être excessif. En l’absence de l’un de ces éléments, l’opération tombera sous le régime de l’exception de jeu. Le saut, le lancer du disque, la boxe, le football, les régates, les courses cyclistes, la lutte au fleuret ou les jeux de boules ou de quilles pourraient valablement donner lieu au paiement d’une dette de jeu. Par contre, sont exclus de ce régime les jeux d’adresse purement intellectuelle comme les dames ou les échecs 516 , les jeux de pur hasard comme la roulette et les petits chevaux 517 , et a fortiori les jeux mêlant adresse purement intellectuelle et hasard, ce qui est le cas de la plupart des jeux de cartes tels le piquet, la besigue, la mouche, la belote, le whist ou le bridge, bien que le juge répressif ne les range pas parmi les jeux de hasard 518 . Seuls ont en réalité posé problème les jeux faisant simultanément appel à l’adresse physique et au hasard, le cas le plus parlant étant celui du billard : d’abord écarté de la catégorie des jeux de l’article 1966 519 , il y fut ensuite intégré 520 puis à nouveau exclu 521 .

Avant d’aller plus loin, il convient sans doute d’évoquer brièvement le cas particulier de la loterie, forme de jeu ignorée du Code civil. Bien que la loi ne le précise nullement, la doctrine civiliste voit généralement dans cette opération un jeu de répartition par nature, c’est-à-dire dans lequel l’organisateur, qui n’est pas partie prenante au jeu, n’encourt aucune risque de perte, puisqu’il se contente de centraliser les mises des joueurs puis de les redistribuer après avoir opéré un prélèvement correspondant à se frais d’organisation et au bénéfice qu’il entend réaliser. Envisagée comme telle, on ne peut ranger cette opération parmi les contrats aléatoires dans la mesure où elle repose sur un aléa illicite, justement parce que l’organisateur n’encourt aucun risque de perte 522 . Par conséquent ce contrat, à la seule condition qu’on puisse y voir un jeu de répartition, ce qui n’est pas toujours le cas 523 , souffrira d’une nullité absolue qui exclut même le régime de l’exception de jeu, conformément à l’article 1131 du Code civil 524 .

Mais la nullité du contrat de loterie repose sur un autre fondement et, à cet égard, peu importe que l’opération soit un jeu de répartition (aléa illicite) ou de contrepartie (aléa licite) : il s’agit de la prohibition des loteries (et des opérations qui lui sont assimilées, notamment certaines émissions d’obligations ainsi que le procédé dit de la « boule de neige » 525 ) par les article 1er et 2 de la loi du 21 mai 1836. Reste le cas des loteries gratuites et des loteries privées. Dans ces deux hypothèses le terme « loterie » devrait, en principe, être considéré comme impropre : une loterie gratuite est en réalité un concours assimilable à une libéralité, quant à la loterie privée, elle doit être vue comme un jeu soumis au régime de l’exception de jeu 526 .

Par conséquent, et sans vouloir trop anticiper sur les développements relatifs aux formes du jeu en droit pénal, on peut considérer que la loterie n’est qu’un jeu (au sens générique du terme) dont les conditions d’organisation impliquent la publicité de l’opération.

Notes
506.

C’est nous qui soulignons.

507.

C’est nous qui soulignons.

508.

Ce qui est le cas de tous les contrats évoqués par l’article 1964 autres que le jeu et le pari : contrat d’assurance, prêt à grosse aventure et contrat de rente viagère.

509.

A. Bénabent, Droit civil : les contrats spéciaux civils et commerciaux, op. cit., n° 924.

510.

J-L. Mouralis, « Jeu-pari » in Encyclopédie juridique Dalloz, op. cit., n° 3.

511.

C’est nous qui soulignons.

512.

Civ. 7 janvier 1929 [Bonnard c/ Revet], S. 1929.I.169.

513.

Voir J-L. Mouralis, « Jeu-pari » in Encyclopédie juridique Dalloz, op. cit., n° 11. Par exemple, n’est pas un pari la « convention par laquelle une personne promet à un propriétaire de vignobles de compléter sa récolte à venir jusqu’à concurrence d’une quantité déterminée, le propriétaire s’engageant, pour sa part, à lui abandonner l’excédent s’il y en a » (CA Poitiers 23 mai 1855, D. 1855.II.31). Réservant cette question à nos développements ultérieurs sur le critère de l’utilité du contrat, précisons dès maintenant qu’en l’espèce, c’est la recherche de la couverture d’un risque par l’une des parties qui permet d’exclure cette convention du champ des paris et le fait qu’elle repose sur un échange effectif de biens.

514.

CA Paris 13 décembre 1974 [Epoux Sares c/ Bourgeois et autres], D. 1975.J.234, note Fergani. Mais les choses ne sont jamais simples en matière de jeu et, curieusement, J-L. Mouralis parvient à voir dans cet arrêt à la fois une illustration de la frontière entre jeu et contrats voisins et une extension de la catégorie des jeux de l’article 1966 à certains jeux d’adresse purement intellectuelle. D’après lui, bien que soulignant l’absence d’aléa, la cour, en reconnaissant l’utilité sociale de cette opération et en condamnant les organisateurs à verser aux gagnants une partie seulement de la prestation promise, aurait tacitement admis que le contrat ne relevait pas du droit commun des obligations et auraient fait une application du pouvoir modérateur que lui confère l’article 1966 al. 2 du Code civil (« Jeu-pari » in Encyclopédie juridique Dalloz, op. cit., n° 12 et 135).

515.

Cette règle connaît néanmoins une atténuation dans l’hypothèse où le tiers parieur participe indirectement au jeu par l’intermédiaire d’un préposé. Ainsi en est-il du propriétaire d’un cheval qui parierait sur la victoire de ce dernier : CA Paris 27 juillet 1896 [De Bastard c/ Desmons], D. 1897.II.122 ; CA Paris 31 déc. 1874 [Oller, Goupil et autres], D. 1875.II.92, confirmé par Crim. 18 juin 1875 [Oller et Goupil], D. 1875.I.445 ; T. civ. Seine 4 janv. 1893 [Bidault c/ Rainbeaux], D. 1897.II.124 ; G. Frèrejouan du Saint, Jeu et pari au point de vue civil, pénal et réglementaire, op. cit., pp. 195s.

516.

En l’absence, semble-t-il, de jurisprudence en la matière, les principaux auteurs (J-L. Mouralis, « Jeu-pari » in Encyclopédie juridique Dalloz, op. cit., n° 126 ; A. Bénabent, « Contrats aléatoires : jeu et pari » in J-Cl. Civil Code, art. 1965 à 1967, mai 1985, fasc. unique, n° 58 ; A. Morin, Contribution à l’étude des contrats aléatoires , Clermont-Ferrand, Presses universitaires de la Faculté de Droit / Université d’Auvergne, Paris, LGDJ, 1998, n° 430) reproduisent tous les mêmes illustrations et renvoient aux mêmes écrits doctrinaux, notamment ceux de R. Beudant et P. Lerebours-Pigeonnière (Cours de droit civil français, t. XII bis, « Contrats civils divers. Contrat d’association, contrat d’assurance et contrats aléatoires », 2ème éd., par G. Lagarde et M. Béquignon-Lagarde, Paris, Rousseau, 1950, n° 808) et de M. Planiol et G. Ripert (Traité pratique de droit civil français, t. XI, « Contrats civils », par A. Rouast, J. Lepargneur, R. Savatier et A. Besson, Paris, LGDJ, 1954, n° 1206).

517.

CA Paris 5 juin 1901 [Saunier c/ Bertin], S. 1902.II.275.

518.

T. corr. Seine 24 mars 1943 [Dame Colin], D. 1943.55. Le poker fait néanmoins exception en étant classé dans la catégorie des jeux de hasard, Crim. 28 mai 1930 [Arnaud c/ Min. publ.], D. 1930.397.

519.

CA d’Angers 13 août 1831 [Jousse c/ Hertereau], S. 1832.II.270.

520.

CA Aix 25 mai 1892 [Singelée], S. 1893.II.19 ; CA Paris 10 juillet 1902 [Ducis et autres : Café de l’Olymia], S. 1902.II.301.

521.

CA Douai 22 décembre 1931 [Barry c/ Frey Ecrepont], D. 1932.SC.34. Mais si le billard se trouve exclu, on ne voit pas en quoi les jeux de boules et de quilles, que la plupart des auteurs incluent dans la catégorie de l’article 1966, ne le seraient pas non plus. L’avis de ces auteurs est cependant motivé par une jurisprudence ancienne (Crim. 26 mai 1855 [Min. publ. c/ Baccara], D. 1855.I.223) dont la solution serait probablement différente aujourd’hui.

522.

Dans sa Contribution à l’étude des contrats aléatoires , Anne Morin estime q’un un aléa est licite lorsqu’il s’intègre à un contrat socialement ou économiquement utile et lorsque les parties sont égales face à lui, c’est-à-dire connaissant chacune une chance de gain et un risque de perte, op. cit., n° 389s.

523.

Si la plupart de loteries sont des jeux de répartition, elles peuvent également être organisées sous la forme de jeux de contrepartie : tel était le cas de la Loterie royale (1776), ou encore de la Loterie nationale (1933). Dans ce cas, l’organisateur encourt un réel risque de perte : le jeu opposant individuellement chaque participant à l’organisateur, si beaucoup de joueurs ont misé sur la bonne combinaison, l’organisateur devra verser des lots dont le montant cumulé risque d’être supérieur à la masse des enjeux recueillis.

524.

Article 1131 du Code civil : « L’obligation sans cause, ou sur une fausse cause, ou sur une cause illicite ne peut avoir aucun effet ».

525.

« Dans la vente à la boule de neige, le vendeur offre des marchandises au public en lui faisant espérer leur obtention à titre gratuit ou contre une somme inférieure à leur valeur réelle, et en subordonnant les ventes au placement par les acheteurs de bons ou de tickets à des tiers ou à la collecte d’adhésions ou d’inscriptions » (A. Morin, Contribution à l’étude des contrats aléatoires , op. cit., n° 477). En interdisant de telles opérations, l’art. 1er de la loi n° 53-1090 du 5 novembre 1953 (JO 6 novembre 1953, p. 10015) consacre une jurisprudence qui prononçait la nullité de ces contrats en se fondant sur l’impossibilité de réaliser la condition et qui qualifiait les agissements du vendeur d’escroquerie (Crim. 7 mai 1951 [Min. publ. c/ Lagarrigue], D. 1951.J.489, note Vouin).

526.

M. Planiol et G. Ripert, Traité pratique de droit civil français, op. cit., t. XI, n° 1214.