§ 4 - Le jeu dans la jurisprudence communautaire

A plusieurs reprises la Cour de justice des Communautés européennes a eu l’occasion de se prononcer sur l’applicabilité des règles du Traité instituant la Communauté européenne aux législations ludiques des Etats membres, notamment concernant le respect du principe de libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux. Peu à peu s’est dégagé un véritable régime des jeux en droit communautaire qui, en raison de la valeur supra-législative de ce droit, constitue un élément fondamental de la relation de l’Etat au jeu. Si l’étude approfondie de ce régime sera effectuée plus loin, en ce qu’elle permet de dégager les objectifs de la réglementation des jeux, il importe pour l’heure d’en souligner simplement l’existence, l’unité et la cohérence sans lesquels, là encore, on ne pourrait parler d’un droit des jeux et, partant, d’une notion générique de jeu.

Pour les juges de la Cour du Luxembourg, l’activité d’exploitation des jeux est une activité économique en principe soumise aux règles du Traité visant à établir un marché unique européen. Or les législations des Etats membres font généralement obstacle à l’application du principe de libre circulation en matière de jeux. Ainsi un opérateur qui, à la suite d’une habilitation expresse des autorités compétentes, se trouve être légalement établi dans un Etat membre de la Communauté, n’est généralement pas admis à étendre son activité au territoire d’un autre Etat membre alors même qu’une activité analogue y serait déjà exercée par un ou plusieurs autres opérateurs auxquels il serait susceptible de faire concurrence. A certaines conditions, toutefois, les juges admettent que des raisons impérieuses d’intérêt général – la protection du consommateur et la lutte contre la fraude – justifient que les droits nationaux fassent obstacle à l’application du principe de libre circulation et à la réalisation d’un marché intérieur des jeux libre et concurrentiel. Voilà, en somme, le contenu du régime des jeux en droit communautaire tel qu’il fut dégagé par la Cour de justice des Communautés européennes à l’occasion de l’arrêt Schindler de 1994 615 , première espèce du genre soumise à son examen, et dont la logique est, depuis, demeurée inchangée.

Dans cette affaire, il était demandé à la Cour d’éclairer la justice britannique sur la conformité aux règles du Traité de la législation anglaise interdisant le déroulement de loteries de grande ampleur sur son territoire. La Cour ayant considéré que des raisons impérieuses d’intérêt général pouvaient justifier la nature restrictive de la législation britannique en matière de loteries, restait à savoir si son analyse pouvait être étendue à d’autres activités ludiques, autrement dit, si, à travers l’exemple des loteries, elle n’avait pas entendu traiter de la question du jeu dans son ensemble. La réponse est positive : en l’espace de quelques années, la Cour a étendu son raisonnement inauguré lors de l’arrêté Schindler à des affaires relatives à l’exploitation de machines à sous 616 , de paris sur les compétitions sportives 617 et de casinos 618 . Pour autant, elle ne s’embarrasse d’aucune tentative de définition de la notion de jeu et procède, comme à son habitude, de manière pragmatique et finaliste. Evoquant parfois la notion de « jeu d’argent », elle raisonne simplement par analogie en recherchant si les éléments de l’affaire qui lui est soumise, et notamment la nature de l’activité économique en cause, sont comparables à ceux observés à l’occasion de l’arrêt Schindler.

Ainsi, à chaque fois qu’elle se trouve confrontée à une nouvelle catégorie de jeux, la Cour prend soin d’affirmer que « même si l’arrêt Schindler porte sur l’organisation de loteries, ces considérations valent également, ainsi qu’il ressort d’ailleurs des termes mêmes du point 60 de cet arrêt, pour les autres jeux d’argent qui présentent des caractéristiques comparables » 619 . C’est donc au point 60 de l’arrêt Schindler qu’il faut se référer pour savoir quelles sont ces « caractéristiques comparables ». Ainsi peut-on y lire : « En effet, il n’est pas possible de faire abstraction, tout d’abord, des considérations d’ordre moral, religieux ou culturel qui entourent les loteries comme les autres jeux d’argent dans tous les Etats membres (…). Il convient, ensuite, de relever que, compte tenu de l’importance des sommes qu’elles permettent de collecter et des gains qu’elles peuvent offrir aux joueurs, surtout lorsqu’elles sont organisées à grande échelle, les loteries comportent des risque élevés de délit et de fraude. Elles constituent, en outre, une incitation à la dépense qui peut avoir des conséquences individuelles et sociales dommageables » 620 .

Outre l’aléa et le risque de perte, éléments constitutifs de la notion de « jeu d’argent » employée par la Cour, c’est donc au regard des risques de fraude et des conséquences sociales éventuellement dommageables que présente un jeu que la Cour rattachera ou non celui-ci à la catégorie des loteries visées par l’arrêt Schindler. Ainsi, dans un arrêt Familiapress du 26 juin 1997, la Cour a considéré que des « jeux-concours proposés dans les magazines sous forme de mots croisés ou d’énigmes permettant, après tirage au sort (…) de gagner des lots », s’ils sont « organisés à petite échelle » et supposent des « enjeux peu importants, ne constituent pas une activité économique indépendante, mais seulement un élément parmi d’autres du contenu rédactionnel d’une revue » et « ne sont pas comparables aux loteries dont les caractéristiques ont été examinées dans l’arrêt Schindler » 621 . Par conséquent, elle a estimé que la législation autrichienne qui interdit la vente sur son territoire de périodiques comportant des jeux dotés de prix et de concours constitue une mesure d’effet équivalent au sens de l’article 30 du Traité en ce qu’elle compromet l’accès du produit concerné au marché de l’Etat membre 622 .

Dans l’affaire Läärä, les appelants au principal ont également argué de la « modestie relative des mises et des lots » qui caractériseraient les machines à sous en cause dans l’affaire afin de voir reconnaître que celles-ci n’étaient pas comparables aux loteries de l’arrêt Schindler. Argument inopérant pour la Cour qui, sans remettre en cause cette modicité « relative », considère que celle-ci n’empêche nullement les exploitants de tels appareils de « recueillir des sommes considérables, en raison notamment du nombre de joueurs potentiels et de la tendance de la plupart d’entre eux, compte tenu de la brièveté du jeu et de son caractère répétitif, à rejouer un grand nombre de fois » 623 .

Aléa, risque de perte, risque de fraude, conséquences sociales dommageables et gains considérables pour l’organisateur, voilà l’ensemble des éléments, assez simples, permettant à la Cour de savoir a priori si une activité économique peut être assimilé aux « loteries visées par l’arrêt Schindler », expression par laquelle la Cour désigne les entreprises de jeu.

Notes
615.

CJCE 24 mars 1994 [C-275/92, Her majesty’s customs…c/ Schindler], Rec.I-1039.

616.

CJCE 21 septembre 1999 [C-124/97, M. J. Läärä], Rec. I-6067.

617.

CJCE 21 octobre 1999 [C-67/98, Questore di Verona c/ Diego Zenatti], Rec. I-7289 ; CJCE 6 nov. 2003 [C-243/01, Gambelli], Gaz. Pal., 22 avril 2004, n° 113, pp. 37s.

618.

CJCE 11 sept. 2003 [C-6/01, Anomar], JOCE n° C 264, 1er nov. 2003, p. 0005.

619.

C’est nous qui soulignons. CJCE21 septembre 1999 [C-124/97, Läärä], préc., point 15 ; CJCE 21 octobre 1999 [C-67/98, Zenatti], préc., point 16. Dans l’affaire Gambelli, la formule employée est différente mais tend elle aussi à confirmer l’unité du régime des jeux : après avoir relevé le rattachement, par l’arrêt Schindler, de l’exploitation d’une loterie à une activité de service, le juge affirme que « par analogie » il doit en être de même pour l’exploitation de paris sur les événements sportifs.

620.

CJCE 24 mars 1994 [C-275/92, Schindler], préc., point 60.

621.

CJCE 26 juin 1997 [C-368/95, Familiapress], Rec. I-03689, points 21 et 23.

622.

La Cour a cependant ajouté que l’exigence impérative que constitue le pluralisme de la presse, objectif visé par les dérogations à la liberté d’expression admises par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, pouvait justifier une telle mesure si elle est proportionnée et si son objectif ne peut être atteint par des mesures moins restrictives. Plus concrètement, il importe, selon la Cour, de vérifier que les journaux qui offrent de tels jeux sont « en concurrence directe avec les petites entreprises de presse, supposées être dans l’impossibilité d’offrir des primes comparables » et de s’assurer qu’« une telle perspective de gain constitue une incitation à l’achat susceptible de provoquer un déplacement de la demande » (CJCE 26 juin 1997 [C-368/95, Familiapress], préc., points 27s.).

623.

CJCE21 septembre 1999 [C-124/97, Läärä], préc., point 17.