§ 5 - Synthèse

La notion de jeu recouvre donc, en fonction des différentes branches du droit, des réalités, certes, voisines mais qui n’en demeurent pas moins sensiblement distinctes. En effet, si l’on peut dire qu’il s’agit toujours d’opérations globalement aléatoires et onéreuses, à l’analyse, on constate que l’aléa n’est pas forcément connu de toutes les parties au contrat, quant à la nature onéreuse de l’opération, elle n’implique pas nécessairement un risque de perte pour chacun des co-contractants.

En droit civil, le jeu et le pari sont des variétés de contrats aléatoires. En ce sens, l’aléa s’entend d’un événement incertain qui affecte le résultat du contrat (autrement dit, le solde des prestations) entraînant une chance de gain ou un risque de perte pour chacune des parties. Dans le champ des jeux que nous appelons « organisés », c’est-à-dire dont les actes d’organisation sont interdits par la loi sous la menace d’une sanction pénale, certains ne sont donc pas des jeux ou paris au sens civil : tel est le cas de tous les jeux de répartition dans lesquels l’organisateur se contente de mutualiser les mises des joueurs et de les répartir après avoir opéré un prélèvement. On est alors en présence d’un aléa illicite, puisqu’il n’est pas connu de toutes les parties au contrat.

En droit pénal, outre leur caractère de publicité qui est systématiquement exigé par la loi, les opérations visées par les textes se distinguent du jeu et du pari au sens civil à plusieurs points de vue. D’abord, seuls les jeux dans lesquels le hasard prédomine sont visés par la loi n° 83-628 du 12 juillet 1983, alors que le Code civil, lui, ne fait pas de la prédominance du hasard un élément constitutif du jeu. Ensuite, les loteries, opérations prohibées par la loi du 21 mai 1836, ne sont pas forcément des jeux et paris au sens civil. Elles le sont lorsqu’elles constituent des jeux de contrepartie dans lesquels l’organisateur subit lui aussi les effets de l’aléa et encourt un risque de perte, en revanche, tel n’est pas le cas lorsqu’elles constituent des jeux de répartition. En outre, il est des loteries dans lesquelles les joueurs eux-mêmes (les « consommateurs ») n’encourent aucun risque de perte, tel est le cas lorsque leur participation au jeu exige seulement un sacrifice pécuniaire, un débours ouvrant simultanément droit à la remise d’une marchandise d’une valeur équivalente à la somme versée 624 . Par conséquent, si le champ des opérations visées par la catégorie des jeux de hasard semble plus réduit que celui des contrats visés par les catégories civilistes de jeu et de pari, à l’inverse, la champ des loteries apparaît bien plus large.

On pourrait objecter que les jeux de hasard visés par la loi du 12 juillet 1983 se distinguent eux aussi du jeu et du pari au sens civil en ce qu’ils reposeraient sur un aléa illicite du fait de l’avantage mathématique dont bénéficie parfois le tenancier du jeu. Plusieurs arguments s’y opposent. D’abord, la question de l’avantage mathématique ne se pose que dans les jeux de contrepartie, ce qui exclut, d’une part, l’hypothèse où les jeux tenus sont des jeux de répartition et, d’autre part, celle où le tenancier laisse jouer dans sa « maison » sans prendre lui-même part au jeu en se contentant – ou non – de prélèvements sur les entrées, les mises ou les gains. En effet, l’expression « tenue » de jeu n’implique nullement que l’organisateur retire des bénéfices de son activité : tenir un jeu signifie l’ouvrir à des joueurs, sans pour autant en tirer un profit quelconque 625 . Ensuite, puisque le juge civil apprécie les risques financiers liés à un contrat d’assurance en prenant seulement en compte la comparaison des prestations de l’assureur et de l’assuré à l’exclusion de la masse des contrats conclus par l’assureur 626 , on peut estimer que l’appréciation du caractère aléatoire d’un jeu de contrepartie procède de la même logique : peu importe que la compensation des parties successives et la loi des grands nombres avantage nettement le tenancier, il n’en demeure pas moins qu’il encourt un risque de perte à chacune des parties.

Le droit fiscal, quant à lui, nous livre deux approches de la notion de jeu. En matière d’impôt sur le revenu, c’est le caractère aléatoire d’une source de profit qui empêche de qualifier celle-ci de revenu, la notion de jeu n’a donc en elle-même aucune importance si ce n’est que, s’opposant en quelque sorte à celle d’activité professionnelle, elle renseigne le juge sur la nature aléatoire du profit litigieux. Mais dans les cas où le contribuable semble faire du jeu une profession, nous avons vu que les profits qu’il en tire pourront être qualifiés de revenus et seront à ce titre imposables. En matière d’impôts sur les spectacles, jeux et divertissements, par contre, la catégorie des jeux de hasard retenue se rapproche nettement de celle des jeux au sens civil puisque, sauf exception (les jeux de commerce), elle recouvre l’ensemble des jeux d’argent.

Enfin, de même que le droit fiscal s’intéresse plus à la nature aléatoire d’une source de profit qu’à la nature de l’opération juridique qui en est à l’origine, le juge communautaire, lui, s’intéresse plus aux effets du jeu qu’à ses caractéristiques propres. En effet si les juges de la Cour du Luxembourg utilisent parfois l’expression de jeu d’argent, ils le font de manière intuitive, sans chercher à la définir. C’est ensuite en s’intéressant aux effets du jeu – risque de fraude, conséquences sociales dommageables et gains considérables pour l’organisateur – qu’ils précisent les contours de la notion.

Les deux « critères » essentiels sur les quels s’appuie la notion de jeu – l’aléa et le caractère onéreux de l’opération – sont donc extrêmement mouvants, difficilement saisissables puisque, d’un jeu à l’autre, ils ne s’apprécient pas de la même manière, ce qui met à mal la cohérence interne de la notion. De plus, tout contrat aléatoire et onéreux n’est pas nécessairement un jeu, de sorte que la cohérence externe de la notion apparaît elle aussi éminemment discutable. Et pourtant, nous sommes persuadés que l’idée que se font les individus (juristes comme non juristes) de la notion de jeu, sur la base d’une appréhension intuitive, est sensiblement la même et renvoie à la notion générique de jeu telle que nous la définissons. C’est pourquoi il nous semble que d’autres critères de distinction interviennent dans la définition du jeu. Ainsi en est-il de l’utilité de l’opération qui permet au juge civil de distinguer le jeu des autres contrats aléatoires. Tel est encore le cas de la quantification du hasard, critère absurde qui permet au juge répressif de poursuivre l’organisation de jeux qu’il estime immoraux et dangereux.

Notes
624.

Crim. 18 juillet 1985 [Proc. gén. près la CA de Dijon c/ Campanini], Bull. n° 271.

625.

Crim. 25 mars 1882 [Min. publ. c/ Bagriot], D. 1883.I.48 ; Crim. 5 novembre 1927 [Bender], Gaz. Pal. 1928.I.129 ; CA Bordeaux 7 décembre 1843 [Min. publ. c/ R…], S. 1844.I.323.

626.

Grâce à elle, l’assureur efface son risque financier par la compensation entre les différentes opérations qu’il réalise, ce qui fait dire à certains membre de la doctrine que l’entreprise d’assurance n’est pas aléatoire (B. Starck, H. Roland et R. Boyer, Droit civil - Les obligations, t. II, « Contrats », 6ème éd., Paris, Litec, 1998, n° 116).