§ 2 - Les jeux de hasard et les loteries, jeux immoraux et dangereux

La rigueur du droit et l’objectivité à laquelle il aspire voudraient que les jeux considérés par la loi comme étant les plus immoraux et les plus dangereux puissent être définis à l’aide de critères objectifs : c’est là la fonction de la distinction jeu d’adresse / jeu de hasard. Malheureusement, ce but ne nous semble pas pouvoir être atteint et les tribunaux se retrouvent dans l’obligation, soit de procéder à certaines fictions, soit de se livrer à des analyses de type subjectif. Au fond, le hasard « prédomine » dans un jeu et « intervient » dans une opération constitutive d’une loterie simplement parce que le juge aura estimé que tel jeu ou telle opération est immorale et/ou dangereuse, notamment au regard de ses conditions d’organisation. D’ailleurs, cette appréciation, nécessairement arbitraire mais à laquelle le juge est contraint, n’est souvent pas dissimulée ; tel est le cas, par exemple, lorsque la formulation des arrêts fait référence à la « passion du jeu ». En effet, quand apparaît cette expression, disparaissent curieusement les combinaisons de l’intelligence.

Les meilleurs exemples nous viennent, encore une fois, de la jurisprudence de la fin du XIXème siècle en matière de paris sur les courses de chevaux, lorsqu’il fallut distinguer les pari des masses, immoral et dangereux, de celui des classes « supérieures », qui jouent pour se distraire et, surtout, dans le but noble et patriotique d’améliorer notre industrie chevaline. Aussi la chambre criminelle de la Cour de cassation, pour condamner les agences de pari des sieurs Oller et Goupil, s’est-elle livrée à cette analyse du pari des classes populaires : « Attendu (…) que les parieurs, absolument étrangers, en presque totalité, aux goûts et aux traditions du sport, ne se proposent, en aucune façon, de favoriser l’amélioration de la race chevaline ; qu’ils ignorent, d’ailleurs, tout ce qui est nécessaire pour faire une appréciation plus ou moins rationnelle de la valeur comparative des chevaux devant courir (…) ; qu’ils n’ont qu’un mobile, la passion du jeu » 744 . Au delà du fait que le juge se livre à une appréciation de la psychologie des parieurs, on peut se demander s’il n’y a pas, là aussi, une tentative de classification des jeux en fonction de leur utilité économique ou sociale.

D’autres arrêts, postérieurs, procèdent eux aussi à une opposition entre passion du jeu et amélioration de la race chevaline, mais cette fois en l’appliquant à l’activité du bookmaker : « Attendu (…) qu’en provoquant le public à faire avec lui des paris à la cote, Chéron n’avait pas pour objet d’améliorer la race chevaline, mais uniquement de satisfaire la passion des joueurs » 745 . Plus tard, en jugeant que sont jeux de hasard les paris offerts à tous venants, le juge ne fera que convertir en un critère matériel celui, subjectif, du but que se proposent de poursuivre le parieur et le bookmaker : « si les paris à la cote (…) peuvent ne pas être considérés comme des jeux de hasard, il en est autrement (…) lorsque les organisateurs de ces paris, cherchant avant tout à exploiter la passion du jeu, s’adressent indistinctement à la masse du public » 746 , et R. Garraud, commentateur d’un arrêt postérieur, d’ajouter : « C’est au prévenu à démontrer, lorsque le procès-verbal relève ces faits, que ceux auxquels il s’adressait étaient versés dans les choses du sport ou préoccupés de l’amélioration de la race chevaline » 747 .

Bien que nous éloignant de la démarche du juge répressif, un autre exemple révélateur nous vient de la jurisprudence civile où, la aussi, le juge fut amené à opposer artificiellement passion du jeu et combinaisons de l’intelligence. Il s’agissait alors, non pas de distinguer le jeu de hasard du jeu d’adresse, mais le jeu de la spéculation boursière. En 1898, le tribunal civil de la Seine prononça la mise sous curatelle d’un individu qui, disposant d’une grande fortune et sans avoir encore trop menacé celle-ci, avait perdu de très fortes sommes en spéculant à la bourse. Qualifiant ces opérations de jeux, le tribunal avait affirmé : « si, dans l’impossibilité de distinguer par un signe certain le jeu de la spéculation, (la jurisprudence) ouvre aujourd’hui l’action en justice à toutes les opérations à terme, elle n’a pas entendu relever du juste discrédit où le tient l’opinion publique l’agiotage qui se dissimule sous la forme d’un contrat commercial (et) ériger le jeu en profession ». Le prodigue ayant fait appel, la cour d’appel de Paris rendit un arrêt dont les attendus sont à tel point opposés à ceux du tribunal qu’ils en sont frappants : « la distinction entre le jeu de hasard et les spéculations de bourse est si indiscutable et si vraie… », nous dit la cour, que si la spéculation du demandeur n’a pas réussi, « on doit en rejeter la responsabilité (…) sur des circonstances tout à fait particulières », car « si la passion du jeu proprement dite peut, comme toutes les autres passions, motiver la dation d’un conseil judiciaire, (…) on ne saurait confondre avec cette passion toujours aveugle et confiant tout au hasard, la spéculation sur les valeurs de bourse ou autres, qui exigent toujours les plus sérieuses combinaisons de l’intelligence éclairées par les données, sinon infaillibles, au mois toujours réfléchies, de l’expérience » 748 .

Autre illustration : notre affaire de paris engagés par des tiers sur de matchs de billard tranchée par la chambre criminelle de la Cour de cassation. Après avoir constaté que les parieurs ignoraient tout de l’adresse de chacun des joueurs, la Cour ajoute, sans doute pour fortifier un peu la qualification de jeu de hasard, que « les parieurs obéissent exclusivement à la passion du jeu, ne cherchant que l’occasion de chances aléatoires pour réaliser un gain » 749 .

Aussi absurde que l’opposition entre passion du jeu et combinaisons de l’intelligence est la négation de l’influence du hasard sur l’issue d’un jeu quelconque à laquelle le juge est contraint de procéder s’il souhaite le faire échapper à la qualification de loterie. La loi du 21 mai 1836 prohibant les opérations dépendant « même partiellement » du hasard, elle devrait, en principe, permettre d’atteindre n’importe quel jeu dès lors que les autres conditions de l’infraction sont réunies. Mais, note Jean-Denis Bredin, « si le concours (…) ne satisfait pas un goût malsain pour les gains aléatoires, mais constitue une loyale compétition de science et d’invention, ce ne serait pas forcer exagérément la loi que de tenir le hasard – ce complice de toutes les rivalités humaines – pour indigne d’être aperçu ». Pour avoir omis cette contrainte et relaxé deux prévenus en constatant que le jeu qu’ils avaient organisé mettait à l’épreuve la « capacité » et « l’habileté » des concurrents tout en laissant une place au hasard, la cour d’appel de Grenoble a vu son arrêt cassé par la juridiction suprême : il eut mieux valu qu’elle renonce à la pure logique et affirme que ce jeu n’avait rien d’aléatoire 750 .

Enfin, il est arrivé que les juges évoquent tout simplement le caractère dangereux d’un jeu pour justifier sa qualification de jeu de hasard. Ainsi en serait-il, selon la Cour de cassation, des dangers auxquels s’exposent les joueurs de poker, « les pertes et les gains parfois considérables (…) dépendant beaucoup plus du hasard et de la chance que de leur habileté, de leur ruse, de leur audace et des combinaisons diverses dont ce jeu est susceptible » 751 . D’ailleurs, quelques années auparavant, la cour d’appel d’Aix n’avait pas hésité, à propos de ce même jeu, à abandonner le critère pourtant bien enraciné de la prédominance du hasard pour s’attacher à la seule dangerosité du jeu : « Attendu que si le poker n’a pas encore été classé par la jurisprudence au nombre des jeux dits de hasard (…), elle tend en principe à considérer comme jeux de hasard tous les jeux d’argent, alors même que l’adresse et l’intelligence du joueur y participent plus que le pur et simple hasard (…) ; Attendu qu’il est de notoriété publique que le poker n’est qu’un jeu d’argent, et des plus dangereux ; que les joueurs, malgré toute leur intelligence et leur science des combinaisons, peuvent y faire, par le fait du hasard ou de la chance, des différences considérables en pertes ou en gains » 752 . Dernier exemple : l’attitude de la chambre criminelle vis-à-vis de l’écarté. Ayant considéré, en 1844 puis en 1863, qu’il s’agit là d’un jeu d’adresse 753 , elle a entre temps (1852) condamné pour tenue de maison de jeu un limonadier qui avait laissé jouer à ce jeu dans son salon après avoir « constaté (…) que de nombreux joueurs, pour la plupart des mineurs, venaient y risquer des sommes considérables » 754 .

Finalement, ce n’est pas la nature plus ou moins hasardeuse d’un jeu – impossible à déterminer – qui guide l’appréciation du juge, mais bien les circonstances qui entourent son déroulement, les risques de pertes qu’ils font courir aux joueurs et les dispositions intellectuelles dans lesquelles ceux-ci se trouvent. L’appréciation de la part de hasard comprise dans un jeu est un leurre, mais un leurre nécessaire qui remplit une double fonction.

En matière de loteries principalement, le hasard révèle l’activité ludique, l’espace du jeu, il opère une scission entre les spéculations « sérieuses » et celles qui ne le sont pas. Si la loi prohibait réellement toutes les « opérations offertes au public (…) pour faire naître l’espérance d’un gain qui serait acquis par la voie du sort », seraient alors interdites nombre d’opérations juridiques s’inscrivant dans un environnement instable susceptible d’affecter la valeur des prestations de l’une des parties. En ce sens, le hasard doit être compris comme un aléa socialement et économiquement inutile révélateur de la démarche ludique de l’une au moins des parties au contrat et de la nature de l’opération litigieuse : jeu de hasard ou loterie.

Le hasard permet en outre au juge de remplir sa mission légale, qui est de poursuivre l’organisation de jeux dont l’offre publique est considérée comme immorale et, surtout, dangereuse. Ainsi sommes-nous persuadés que l’organisation d’un jeu, quels que soient sa nature ou son mode de réalisation, sera toujours condamnable dès l’instant où il se popularise, où il menace sérieusement le patrimoine de ceux s’y livrent et où l’organisateur en retire des bénéfices considérables. Ainsi en a-t-il été du pari sur les courses de chevaux et de l’écarté dans la seconde moitié du XIXème siècle. Et si les jeux interactifs proposés dans les programmes télévisés sont encore considérés comme des libéralités, sans doute est-ce parce que leur « gratuité », purement fictive, ne menace pas trop le patrimoine des participants, encore que les bénéfices qu’en retirent les sociétés de production ne nous paraissent pas moins « immoraux » que ceux des opérateurs de jeu habilités par la puissance publique. A cette différence près que ces derniers s’acquittent de très lourds impôts sur le produit des jeux qu’ils organisent.

Notes
744.

Crim. 18 juin 1875 [Oller et Goupil], D. 1875.I.445.

745.

Crim. 5 janvier 1877 [Chéron], D. 1978.I.191.

746.

Crim. 10 décembre 1887 [Min. publ. c/ Kurten et autres], D. 1888.I.185.

747.

Crim. 8 décembre 1888 [Min. publ. c/ Andriveau et autres], D. 1889.I.81.

748.

T. civ. Seine 5 août 1896 et CA Paris 25 mars 1897 [Denière c/ de Gironde], S. 1898.II.49.

749.

Crim. 16 mars 1905 [Foisin et Ducis : Café de l’Olympia], S. 1905.I.424.

750.

Crim. 8 octobre 1958 [Proc. gén. près la cour d’appel de Grenoble], D. 1959.J.136, note J-D. Bredin.

751.

Crim. 28 mai 1930 [Arnaud c/ Min. publ.], DH. 1930.397.

752.

CA Aix 2 décembre 1914 [Carles et Bonnet c/ Min. publ.], D. 1917.II.99.

753.

Cour royale de Bordeaux 18 avril 1844 [Min. pub. c/ Vallet}, D. 1845.II.546 ; Crim. 31 juillet 1863 [Chapuis et autres], D. 1863.I.551.

754.

Crim. 3 juillet 1852 [Bonnes c/ Min. publ.], D. 1852.I.222.