§ 1 - L’ordre public, fondement de la limitation des prestations transfrontières de jeu

Le marché français du jeu échappe pour l’heure au phénomène de mondialisation de l’économie. C’est une des raisons pour lesquelles il est encore permis de parler d’une « maîtrise étatique du jeu » puisque les autorités françaises disposent de la plénitude des moyens juridiques nécessaires au contrôle – tant quantitatif que qualitatif – de l’offre publique de jeu dispensée sur le territoire. Il existe certes des partenariats entre les opérateurs hexagonaux régulièrement habilités et certains de leurs homologues étrangers, mais les prestations ludiques transfrontières qu’ils occasionnent demeurent exceptionnelles. En l’état actuel des choses, les Communautés européennes et l’Organisation mondiale du commerce, deux organisations supranationales chantres du libre échange et dont la France est membre, estiment que des préoccupations d’ordre public justifient que les marchés nationaux de jeu échappent à la logique d’intégration des économies nationales et à l’abolition des obstacles juridiques au commerce international.

Il résulte en effet de la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes qu’en l’absence d’harmonisation juridique en ce domaine, des raisons impérieuses d’intérêt général – la protection du consommateur et la lutte contre la fraude – peuvent justifier que les législations ludiques nationales posent des restrictions à l’exercice des libertés économiques incluses dans le Traité instituant la Communauté européenne. En d’autres termes, les Etats membres de la Communauté peuvent s’opposer à ce que les opérateurs de jeu ressortissants d’autres Etats membres étendent leur activité à leur territoire. Sans pour l’instant aller plus loin dans l’examen de cette jurisprudence, notons simplement que cette marge de manœuvre concédée aux Etat membres par la juridiction communautaire n’a d’autre fondement que l’ordre public. En effet, les notions communautaires, assimilables, d’« exigence impérative » et de « raison impérieuse » d’intérêt général n’en sont-elles pas des manifestations ? Ne remplissent-elles pas la même fonction que l’ordre public ? C’est en tout cas ce qu’estime le Professeur Picard qui, dans un article intitulé L’influence du droit communautaire sur la notion d’ordre public , voit dans la notion d’exigence impérative « la manifestation la plus pure de la nature essentielle de l’ordre public qui, en tant que tel, est toujours susceptible, en droit interne comme en droit communautaire, de justifier des dérogations aux principes et aux normes, aux droits, aux libertés qui se trouvent au fondement de l’ordre juridique considéré » 762 .

Dans ses formes actuelles, donc, la maîtrise étatique du jeu est compatible avec les règles communautaires. Or, tant qu’un marché européen du jeu n’aura pas été réalisé, il n’est pas non plus envisageable que l’Etat français se voie imposer par l’Organisation mondiale du commerce l’ouverture de ses frontières aux prestations transfrontières de jeu effectuées par des opérateurs ressortissants d’autres Etats membres de cette organisation. En effet, les frontières internes du marché unique européen demeurant résolument fermées aux échanges intra-communautaires de prestations ludiques, il n’est pas envisageable que la France et l’Europe s’engagent sur la voie d’une libéralisation du marché des jeux dans le cadre de l’OMC.

Tel ne semblait pas être non plus la volonté des Etats-unis jusqu’à ce qu’Antigua-et-Barbuda 763 dépose une plainte auprès de l’OMC concernant certaines mesures des autorités fédérales américaines qui, selon elles, entraînaient une prohibition totale de la fourniture transfrontières de services de jeu à partir de l’archipel 764 . Antigua soutenait qu’une telle prohibition était contraire aux obligations découlant, spécifiquement pour les Etats-Unis, de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), dans la mesure où la Liste des Etats-Unis annexée à l’AGCS incluait, justement, des engagements spécifiques sur les services ludiques, ce que contestait l’Etat Nord-américain 765 . Le « groupe spécial » chargé par l’Organe de règlement des différends (ORD) de trancher le litige rendit un rapport le 10 novembre 2004 766 , nettement défavorable aux Etats-Unis. Les deux parties ayant fait appel, l’Organe d’appel de l’OMC rendit à son tour un rapport le 7 avril 2005 767 .

Ce dernier confirme les constatations du Groupe spécial sur un certain nombre de points essentiels. Tout d’abord, la mention « néant » figurant au sous-secteur 10.D de la Liste des Etats-Unis annexée à l’AGCS met bien à la charge de ce pays des engagements spécifiques concernant les services de jeux. Ensuite, la prohibition de la fourniture à distance de services de jeu constitue bien une « limitation du nombre de fournisseurs de services » au sens de l’article XVI:2 a) de l’AGCS ainsi qu’une « limitation du nombre total d’opérations de services ou de la quantité totale de services produits » au sens de son article XVI:2 c). Par conséquent, en maintenant les trois lois litigieuses, les Etats-Unis agissent bien d’une manière non conforme avec leurs obligations découlant de l’article XVI:1 et des alinéas a) et c) de l’article XVI:2 de l’Accord 768 .

Mais l’Organe d’appel infirme les constatations du Groupe spécial sur un point essentiel en affirmant que les principales mesures contestées sont nécessaires au maintien de l’ordre public et, de ce fait, ne contreviennent pas aux obligations découlant de l’AGCS dans son ensemble. « Les Etats-Unis, affirme l’Organe d’appel, ont démontré que la Loi sur les communications par câble, la Loi sur les déplacements et la Loi sur les jeux illicites étaient des mesures "nécessaires à la protection de la moralité publique ou au maintien de l’ordre public", conformément à l’alinéa a) de l’article XIV 769 , mais (…) n’ont pas montré, compte tenu de la Loi sur les courses de chevaux inter-Etats, que les prohibitions consacrées dans ces mesures étaient appliquées tant aux fournisseurs étrangers qu’aux fournisseurs nationaux de services de paris à distance pour les courses de chevaux » 770 .

Tout en devant modifier leur législation relative aux paris sur les courses de chevaux, les Etats-Unis ont donc été satisfaits sur l’essentiel et les prohibitions fédérales continueront à s’appliquer. Le 20 avril 2005, l’ORD a adopté les rapports du Groupe spécial et de l’Organe d’appel, puis a désigné un arbitre pour déterminer le « délai raisonnable » imparti aux Etats-Unis pour mettre en œuvre ses recommandations et décisions. Rendu public le 19 août 2005, le rapport d’arbitrage laisse un délai de onze mois aux Etats-Unis 771 .

Ainsi se trouvent simultanément confirmées par les décisions des organes juridictionnels de la Communauté européenne et de l’OMC – institutions des plus libérales – la spécificité de l’économie du jeu et le rôle de la notion d’ordre public en tant que fondement de la maîtrise étatique des flux transfrontières d’offre de jeu, complément indispensable à la limitation des pratiques ludiques nationales.

Notes
762.

E. Picard, « L’influence du droit communautaire sur la notion d’ordre public » in AJDA 1996 n° spécial « Droit administratif et droit communautaire », p. 60.

763.

Petit archipel des Caraïbes (442 km²) peuplé de 68 000 habitants, Antigua est ce qu’on appelle usuellement un « paradis fiscal ».

764.

Les principales mesures contestées étaient les suivantes : article 1084 du Titre 18 du Code des Etats-Unis (« Loi sur les communications par câble »), article 1952 du Titre 18 du Codes des Etats-Unis (« Loi sur les déplacements ») et article 1955 du Titre 18 du Code des Etats-Unis (« Loi sur les jeux illicites »).

765.

Selon Antigua, les Etats-Unis avaient pris des engagements sans limitation en matière d’accès aux marchés et de traitement national, à savoir qu’ils avaient inscrit la mention « néant » dans les colonnes pertinentes de leur Liste annexées à l’AGCS. La Communauté européenne n’est quant à elle pas dans cette situation car sa Liste annexée à l’AGCS exclut la fourniture transfrontières de services de jeu.

766.

OMC, Groupe spécial 10 novembre 2004 [Etats-Unis – Mesures visant la fourniture transfrontières de services de jeux et paris], n° WT/DS285/R (le rapport, ainsi que les documents de l’OMC cités dans les notes ultérieures sont accessibles sur la page Internet : www.wto.org/french/tratop_f/dispu_f/cases_f/ds285_f.htm).

767.

OMC, Organe d’appel 7 avril 2005 [Etats-Unis – Mesures visant la fourniture transfrontières de services de jeux et paris], n° WT/DS285/AB/R.

768.

Ibid., point 373/B et C.

769.

Article XIV de l’AGCS : « Sous réserve que ces mesures ne soient pas appliquées de façon à constituer soit un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiable entre les pays où des conditions similaires existent, soit une restriction déguisée au commerce des services, aucune disposition du présent accord ne sera interprétée comme empêchant l’adoption ou l’application par tout Membre de mesures : a) nécessaires à la protection de la moralité publique ou au maintien de l’ordre public ».

770.

OMC, Organe d’appel 7 avril 2005 [Etats-Unis – Mesures visant la fourniture transfrontalière de services de jeux et paris], préc., point 373/D/vi.

771.

OMC, Arbitrage au titre de l’article 21:3c) du Mémorandum d’accord 19 août 2005 [Etats-Unis – Mesures visant la fourniture transfrontalière de services de jeux et paris], n° WT/DS285/13.