§ 2 - L’ordre public, fondement de la limitation des pratiques ludiques nationales

Dans un Etat de droit, l’ordre public a pour fonction d’assurer la coexistence des libertés, aussi toute restriction à l’exercice d’une liberté doit-elle être justifiée par la sauvegarde de l’ordre public. C’est ce qu’affirme la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 lorsqu’elle dispose que « la loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société » (article 5) ou encore que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions (…) pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par loi » (article 10). L’ordre public, objectif de valeur constitutionnelle 772 , est donc le fondement de toutes les interventions publiques ayant pour effet de restreindre les libertés, en même temps qu’il en constitue la garantie 773 .

Plus encore que les autres libertés, celles de jouer et de faire commerce du jeu sont limitées par les nécessités liées à la protection de l’ordre public. Ainsi l’autonomie contractuelle des joueurs et des entrepreneurs de jeux est-elle largement atteinte par le régime de l’exception de jeu, de même la liberté du commerce et de l’industrie est-elle, en matière ludique, anéantie par la répression des actes d’organisation du jeu. Mais la liberté de jouer est également atteinte par les interventions de la police administrative générale qui tendent à prévenir les désordres liés aux pratiques ludiques se déroulant dans l’espace public, encore que la frontière du licite et de l’illicite demeure, en ce domaine, assez floue.

L’ordre public constitue, d’abord, une limite à l’autonomie de la volonté des joueurs en matière contractuelle. En effet, les auteurs du Code civil n’ont pas entendu donner au contrat de jeu tous ses effet, sans pour autant le soumettre au régime de nullité qui frappe les contrats dont la cause est illicite ou contraire aux bonnes mœurs et à l’ordre public selon la formule de l’article 1133 du Code civil. L’exception de jeu, qui en droit procédural n’en est pas une mais constitue plutôt un moyen de défense tiré du fond, est une règle impérative d’ordre public qui s’impose au juge comme aux parties. Ainsi, l’exception de jeu peut être invoquée pour la première fois en appel 774 et même devant la Cour da cassation 775 , par ailleurs, cette exception doit être soulevée d’office par le juge si le perdant néglige ou refuse de le faire 776 .

En matière pénale, l’ordre public fonde l’action publique : le représentant de la société, le ministère public, met en mouvement l’action publique afin que le juge répressif applique une sanction pénale à l’auteur d’un trouble à l’ordre public qui semble caractériser une infraction pénale. C’est donc parce que le législateur estime que l’offre publique de jeu est susceptible de troubler l’ordre public que se trouvent érigées en infraction la tenue d’une maison de jeu, la tenue de jeux de hasard dans les lieux publics 777 , l’exploitation de certains appareils de jeu 778 ou l’organisation de loteries 779 . Ces dispositions portent atteinte directement à un ensemble de libertés économiques de valeur constitutionnelle ou supra-législative (la liberté d’entreprendre ou la liberté d’établissement par exemple), et lorsqu’il est question de justifier l’octroi d’autorisations permettant de suspendre, au profit de quelques opérateurs, l’application de ces règles, c’est encore l’ordre public qui est mis en avant. Relevant que l’institution d’un monopole des loteries est de nature à « limiter (…) la libre prestation de services que constitue l’exploitation des jeux de loterie voire (…) la liberté d’établissement », le Conseil d’Etat affirme que « ces dispositions (…) ont pour objet la protection de l’ordre public par la limitation des jeux et leur organisation par une société d’économie contrôlée par l’Etat » 780 .

Enfin, si la police des jeux constitue à n’en pas douter une catégorie de police spéciale dont l’étude sera faite ultérieurement, la police administrative générale est, elle aussi, concernée par les pratiques ludiques en ce que ces dernières peuvent porter atteinte au « bon ordre matériel » dont le maire a notamment la charge en vertu de l’article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales (CGCT). Plus précisément, c’est en tant que gardien de la tranquillité publique et des rassemblements publics et privés qu’il trouvera l’occasion d’intervenir. Ainsi la police municipale comprend-elle : « Le soin de réprimer les atteintes à la tranquillité publique telles que les rixes et disputes accompagnées d’ameutement dans les rues, le tumulte excité dans les lieux d’assemblée publique, les attroupements, les bruits (…), les rassemblements nocturnes qui troublent le repos des habitants et tous les actes de nature à compromettre la tranquillité publique » 781 . De même assure-t-elle « le maintien du bon ordre dans les endroits où il se fait de grands rassemblements d’hommes, tels que les foires, marchés, réjouissances et cérémonies publiques, spectacles, jeux, cafés, églises et autres lieux publics » 782 .

Pour autant, les limites à la liberté de jouer dans les lieux publics demeurent imprécises. D’abord, le jeu dans l’espace public est un lieu de chevauchement des compétences des autorités de police administrative et judiciaire. D’une part, l’alinéa 2 de l’article 1er de la loi du 12 juillet 1983 punit la tenue ou l’établissement de jeux de hasard dans les lieux publics et la jurisprudence a toujours puni sévèrement, à titre d’auteur ou de coauteur, les débitants de boissons qui auraient laissé jouer dans leur établissement, leur imposant par là une véritable obligation de surveillance 783 . D’autre part, l’article L. 3332-15 du Code de la santé publique 784 autorise le préfet à prononcer la fermeture des débits de boissons et restaurants pour une durée n’excédant pas deux mois « en cas d’atteinte à l’ordre public, à la tranquillité, à la santé ou à la moralité publiques ». Ainsi, en 1990, le préfet de l’Allier a-t-il pu légalement prononcer la fermeture temporaire d’un débit de boissons du fait que des « rixes y avaient éclaté, que de l’alcool était servi à des clients manifestement ivres (et) que des jeux d’argent (y) étaient organisés » 785 .

Mais les maires et préfets peuvent-ils aller plus loin, notamment en interdisant par arrêté la pratique du jeu – notion plus large que celle de jeu de hasard – dans les lieux publics ? La réponse semble être affirmative, mais la jurisprudence en la matière est très ancienne, sans doute parce que de tels règlements n’existent plus aujourd’hui.

Dans un arrêt du 10 juillet 1896 la Cour de cassation a jugé que le maire et le préfet peuvent interdire « dans tous les lieux publics, et notamment dans les cafés, le fonctionnement de tous jeux d’argent, de quelque nature qu’ils soient, et de tous jeux ayant pour objet des marchandises qui seraient reprises par des tenanciers à prix d’argent » 786 . Il résulte même d’arrêts encore plus ancien que le pouvoir d’interdiction du maire pouvait s’étendre aux « jeux qui servent de simple récréation (…) où la mise est si modique que le perdant ne peut en recevoir aucune incommodité » 787 et que l’autorité municipale pouvait faire défense à tous les cafetiers et cabaretiers de laisser jouer chez eux à aucun jeu de cartes sans autorisation 788 .

Surtout, le Conseil d’Etat a reconnu, dans un célèbre arrêt du 7 juin 1902 Commune de Néris-les-Bains, la légalité d’un arrêté municipal « portant interdiction des jeux de hasard et d’argent sur l’ensemble du territoire de sa commune » 789 . L’arrêté du maire, nous dit le Conseil d’Etat, « interdisait d’une manière absolue les jeux d’argent dans tous les lieux publics de la commune », formule frappante quand on sait la suspicion dans laquelle le juge administratif conserve les mesures d’interdiction générale et absolue. A première vue, la Haute assemblée nous en donne l’explication : cet arrêté avait été pris par le maire « pour assurer dans sa commune l’exécution de la loi », ce qui laisse penser qu’il ne va pas plus loin qu’elle. Or, la loi n’interdit ni la pratique de jeux de hasard par des particuliers, ni les actes d’organisation de jeux dits « d’adresse ». Seule l’autorité administrative peut donc, aujourd’hui comme en 1902, limiter ces activités dans un souci de préservation de l’ordre public.

Une chose est sûre : seuls les jeux d’argent peuvent, en tant que tels, faire l’objet d’une mesure de police, à l’exclusion des autres pratiques ludiques. Le Conseil d’Etat a ainsi annulé la décision d’un maire qui interdisait l’accès des mineurs à un « établissement de jeux » situé à proximité de deux écoles alors que « les jeux en question ne comportaient ni gain en argent, ni gain en nature et qu’ils ne constituaient pas une cause de désordre ». L’argumentation du maire était en effet plus proche de la morale que de la notion de désordre matériel puisque selon lui cet établissement « développait chez les enfants la passion du jeu et les détournait de leurs études » 790 .

Pour le reste, l’état du droit est assez flou. En l’absence de désordres manifestes, l’ordre public interdit-il au gérant d’un débit de boissons de laisser ses clients miser de l’argent au bridge, à la belote, aux fléchettes, au baby-foot ou au billard – jeux d’adresse – dans son établissement ? De même, pouvons-nous légalement nous installer sur le domaine public – une place publique ou un parc municipal, par exemple – et y miser de l’argent sur une partie d’échec, voire une partie de poker ? Ni les services de la préfecture de police du Rhône ni l’agent local des renseignements généraux en charge des courses et jeux n’ont été à même de nous renseigner sur ce point. Seulement sait-on qu’à Lyon aucun règlement – préfectoral ou municipal – n’interdit la pratique des jeux dans l’espace public et que les pratiques ludiques liées à certains jeux dits « d’adresse » sont largement tolérées. Ainsi en va-t-il, sur de nombreuses places publiques de la capitale des Gaules, des paris sur les parties de pétanque ou de boule lyonnaise.

Il semble donc que l’ordre public tolère le jeu s’inscrivant dans l’espace public tant que ce dernier ne provoque aucun désordre et demeure relativement confidentiel, l’un et l’autre allant généralement de pair. Si des joueurs de boule se contentent d’« intéresser » la partie, l’ordre public est sauf, mais qu’un individu offre à tous venants des paris sur ces parties de boule et les pénalités liées à l’infraction de tenue de jeux de hasard sur la voie publique trouveront à s’appliquer, car les circonstances qui entourent le jeu amèneront sans doute le juge répressif à voir un jeu de hasard dans cette pratique traditionnellement considérée comme un jeu d’adresse.

Ordre de limitation des libertés, l’ordre public est aussi un ordre de fondation de valeurs qui traduit une certaine idée de l’homme et de la vie en collectivité. En ce sens, cette notion est porteuse d’une « morale sociale » voire d’une « morale économique » que menacerait la pratique du jeu. Toutefois, le projet d’harmonie sociale dont l’ordre public est le garant exige la recherche d’un équilibre excluant toute politique radicale d’anéantissement du jeu.

Notes
772.

CC n° 82-241 DC du 27 juillet 1982, Rec. 48.

773.

CC n° 81-127 DC du 19-20 janvier 1981 : « la recherche des auteurs d’infraction et la prévention d’atteintes à l’ordre public (…) sont nécessaires à la mise en œuvre de principes et de droits ayant valeur constitutionnelle », Rec. 15.

774.

CA Paris 10 juillet 1850 [Raynal c/ Raynard], D. 1851.II.184.

775.

Civ. 15 novembre 1864 [Destournelles c/ Raimbaux], D. 1865.I.224. Néanmoins les constations des juges du fond doivent permettre à la Cour d’apprécier la nature de la dette litigieuse et de vérifier qu’il s’agit bien d’une dette de jeu.

776.

Cass. req. 19 juin 1855 [Weiss c/ Bouglé], S. 1856.II.161.

777.

Incriminations prévues par les anciens articles 410 et 475-5 du Code pénal et qui figurent aujourd’hui à l’article 1er de la loi n° 83-628 du 12 juillet 1983 relative aux jeux de hasard.

778.

Article 2 de la loi du 12 juillet 1983.

779.

Article 1er de la loi du 21 mai 1836.

780.

CE 15 mai 2000 [Confédération française des professionnels en jeux automatiques], Rec. 173.

781.

Article L. 2212-2-2° CGCT.

782.

Article L. 2212-2-3° CGCT (c’est nous qui soulignons).

783.

Crim. 25 mars 1882 [Bagriot], S. 1884.I.354. Dans cette espèce, la preuve que le cafetier a « établi » ou « tenu » le jeu n’ayant pas été rapportée, on peut considérer que la solution adoptée par les juges revient à pénaliser la pratique, dans les lieux publics, des jeux de hasardentre particuliers sans que les joueurs ne puissent être considérés comme les auteurs de l’infraction, qualification qu’on ne peut attribuer qu’au responsable de l’établissement recevant du public qui n’aurait pas satisfait à son obligation de surveillance. Dans le même sens : CA Aix 2 décembre 1914 [Carles et Bonnet c/ Min. publ.], D. 1917.II.99.

784.

Cette disposition est venue remplacer l’ancien article L. 62 du Code des débits de boissons.

785.

CE 20 juin 1990 [Benacer], req. n° 72107. Voir également CE 17 mars 1982 [Mme Prat], req. n° 23212 ; CE 16 avril 1982 [Ministre de l’Intérieur c/ Mme Chériet], req. n° 29435 ; CE 27 juin 1986 [Commissaire de la République du département et de la région de la Réunion, Mlle Jambert], req. n° 57824 et CE 6 mars 1987 [Ministre de l’Intérieur et de la décentralisation, SARL Le Manhattan], req. n° 73637.

786.

Crim. 10 juillet 1896 [Vignaux], S. 1897.I.207 (c’est nous qui soulignons).

787.

Crim. 29 décembre 1865 [Leca et autres], S. 1866.I.272. La généralité des termes employés par les juges en l’espèce est assez surprenante : « Attendu qu’indépendamment des jeux de hasard (…), il appartient aux maires, pour assurer le bon ordre, de régler tous les jeux publics, ceux de cartes comme les autres, et de les interdire expressément dans les cafés et cabarets » (c’est nous qui soulignons).

788.

Cour royale de Bordeaux 18 avril 1844 [Min. publ. c/ Vallet], S. 1845.II.546.

789.

CE 7 juin 1902 [Commune de Néris-les-Bains], Rec. 115 ; S. 1902.III.81, note Hauriou.

790.

CE 23 février 1944 [Bouchet], D. 1944.J.96 (c’est nous qui soulignons). Voir également CE 17 mars 1989 [Ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation c/ Consorts Catalan], req. n° 66333.