§ 2 - La nature criminogène de la prohibition

L’homme joue, boit, se drogue et jusqu’à preuve du contraire, il n’y a jamais eu de société sans drogues, tout comme il n’y a jamais eu de société sans jeu. Même les Etats totalitaires qui ont ambitionné de créer un homme nouveau et considéraient les joueurs comme des êtres antisociaux ont du renoncer à leur objectif et ont autorisé les jeux de hasard pour des motifs fiscaux 835 . Si la pratique du jeu, considérée comme déviante, ne peut être envisagée comme un besoin « vital », son universalité suffit peut-être à lui donner le caractère d’un besoin, d’une nécessité dont les pouvoirs publics ne peuvent ignorer l’existence. Le fiasco de la prohibition de l’alcool aux Etats-Unis nous le rappelle sans cesse : plutôt que d’instaurer un ordre moral qui n’est jamais à souhaiter, elle a contribué au développement de réseaux mafieux qui depuis n’ont presque rien perdu de leur influence.

L’effet pervers de la prohibition est en effet de projeter l’activité interdite dans la clandestinité, ce qui entraîne plusieurs conséquences fâcheuses. La nature très lucrative du commerce clandestin de la drogue et du jeu accroît logiquement le pouvoir financier du crime organisé et entraîne la commission d’actes délictueux ou criminels destinés à prendre le contrôle du marché en question. Tel est le cas du marché des machines à sous clandestines qui fut en France la cause des règlements de compte les plus sanglants. C’est pourquoi la loi du 12 juillet 1983 interdisant certains appareils de jeu a-t-elle eu initialement pour objectif de mettre fin à ces pratiques 836 , mais, si l’on a affirmé qu’elle avait globalement assaini ce « marché » 837 , c’est sans doute la loi du 5 mai 1987 autorisant machines à sous dans les casinos qui, à long terme, s’est révélée la plus efficace. Autre conséquence regrettable : sur le marché clandestin, le joueur est privé de toute protection à l’encontre des pratiques plus ou moins douteuses évoquées plus haut et qui justifiaient en partie la prohibition. Dès lors, qui peut veiller à ce que l’organisateur n’impose au joueur des règles du jeu totalement déséquilibrées et plus précisément ne s’aménage un avantage mathématique « léonin » ? Qui veillera à la régularité du jeu ? C’est en substance ce que nous dit Marcel Waline lorsqu’il écrit à propos du pari mutuel : « les paris aux courses étant, en l’état actuel de nos mœurs, un mal pratiquement inévitable, au moins fallait-il empêcher ces paris de donner lieu à une industrie malhonnête, et régulariser autant que possible les paris, afin qu’au mal inévitable du jeu, ne s’ajoute celui, évitable, de l’escroquerie » 838 .

Il s’ensuit une conséquence curieuse et paradoxale : c’est le caractère criminogène de l’organisation et de la prohibition des jeux qui a constitué la principale ratio legis de leur tolérance puis de leur autorisation. Non seulement l’Etat doit autoriser exceptionnellement certaines personnes à offrir au public des jeux dont l’organisation est traditionnellement prohibée, mais il doit en plus veiller – un peu à la manière du service public – à ce que cette offre s’adapte continuellement à la demande des joueurs afin que ces derniers ne soient pas tentés de se tourner à nouveau vers le marché clandestin. En ce sens, l’autorisation du jeu est « d’ordre public », l’intérêt financier n’en étant qu’une conséquence bénéfique accessoire.

Notes
835.

Qu’il s’agisse de l’Allemagne nazie, de l’Italie fasciste, de la Grèce des colonels ou de l'ex-URSS, G. Mouquin, La notion de jeu de hasard en droit public, op. cit., p. 62.

836.

JO, Documents-Assemblée nationale, session ordinaire de 1982-1983, n° 1479, p. 2.

837.

JO, Documents-Assemblée nationale, 1ère session ordinaire de 1986-1987, n° 512, p. 6.

838.

Observations sur CE 30 oct. 1953 [Bossuyt], RDP 1954.178.