Section 1 - La moralisation du jeu et l’intérêt financier de la collectivité

En tant qu’objectif de la réglementation des jeux, l’intérêt financier de la collectivité est étroitement lié au processus de moralisation du jeu que nous pourrions définir comme l’assainissement du jeu par le contrôle de son organisation et l’affectation d’une part substantielle de ses bénéfices à des œuvres d’intérêt général . Ce phénomène de moralisation du jeu apparaît comme le pendant naturel de toute prise en compte du phénomène ludique par les Etats contemporains : « Dans tous les systèmes juridiques des Etats membres, écrit l’avocat général Gulmann dans ses conclusions sur l’affaire Schindler 840 , s’applique une interdiction de principe à l’encontre des loteries et autres formes de jeux de hasard (…). Dans le même temps, on trouve pourtant dans tous les Etats membres, à plus ou moins grande échelle, des exceptions à cette interdiction » permettant notamment de « subordonner les autorisations à la condition que les bénéfices dégagés par les jeux soient destinés à des fins d’intérêt général ou au trésor public » 841 .

En effet, si la protection de l’ordre public commande aux autorités de l’Etat d’autoriser certaines formes de jeux, ces dernières ne sont pour autant pas lavées de leur immoralité, aussi est-il apparu naturel d’orienter la puissance économique du jeu vers la satisfaction de besoins collectifs et, ce faisant, de lui donner une utilité sociale qui, dit-on, lui faisait défaut. Rappelons que l’exposé des motifs de la loi du 15 juin 1907 réglementant le jeu dans les cercles et casinos des stations balnéaires, thermales et climatériques évoque l’institution d’un « impôt sur les oisifs » qui « représente la part de l’intérêt général et (…) de la morale publique » en faisant « contribuer le vice lui-même au soulagement de la misère et au progrès de la civilisation » 842 . Ce qu’en d’autres termes le député Millevoye nomme la « rançon du jeu » : « d’une part, le jeu ne sera pas illicite s’il n’est pas frauduleux ; d’autre part, le jeu pourra être toléré s’il paye une rançon à la collectivité. La première de ces règles est d’ordre public, la seconde est d’utilité sociale, et toutes les deux sont conformes aux coutumes les plus anciennes de notre droit national » 843 .

A première vue donc, l’intérêt financier de la collectivité apparaît comme une « conséquence bénéfique accessoire » 844 de notre régime de prohibition/autorisation des jeux, et non comme sa justification réelle, qui peut seulement découler de la volonté de préserver l’ordre public. Toutefois, à ce schéma théorique correspond une réalité bien plus nuancée. Le processus de moralisation du jeu tend à « brouiller les cartes » et rend souvent impossible l’interprétation univoque des motivations fondant telle ou telle intervention du législateur. Puisqu’un jeu autorisé est nécessairement instrumentalisé par les pouvoirs publics, il semble vain de vouloir réduire l’action publique à une motivation unique, à savoir préserver l’ordre public ou promouvoir l’intérêt financier de la collectivité. Au fond en matière de jeux, les deux vont presque toujours de pair.

Prenons les exemples de la loi du 2 juin 1891 réglementant l’autorisation et le fonctionnement des courses de chevaux et de la loi du 15 juin 1907 réglementant le jeu dans les cercles et les casinos des stations balnéaires, thermales et climatériques. L’adoption de ces deux textes semble répondre à deux constats simultanés.

Premièrement, la sauvegarde de l’ordre public exigeait la mise en place d’une offre de jeu encadrée qui faisait défaut au moment de l’adoption de ces textes. Rappelons en effet qu’en 1891 l’offre publique de paris sur les courses de chevaux était, certes imparfaitement 845 , punie par la loi et que le système d’autorisations mis en place par arrêtés du ministre de l’Intérieur au profit des sociétés de courses (fondé sur l’article 5 de la loi du 21 mai 1836 portant prohibition des loteries ) avait été invalidé par le juge. Ainsi peut-on lire dans le rapport de la commission de la Chambre des députés chargée d’examiner le projet de loi : « La passion du jeu est trop tenace, le pari aux courses présente un attrait trop vif pour espérer qu’on parviendra à atteindre ce mal d’une façon efficace sans le secours de dispositions législatives exceptionnelles ». Les membres de cette commission proposent donc une « solution moyenne et transactionnelle (…) : celle de restreindre, dans la plus large mesure possible, les abus du pari aux courses » 846 .

De la même manière, les casinos des villes d’eaux bénéficiaient d’une tolérance administrative depuis l’adoption du décret napoléonien du 24 juin 1806, tolérance que le Conseil d’Etat jugea illégale dans son arrêt du 7 juin 1902 Commune de Néris-les-Bains. Il s’agissait donc pour les parlementaires de remédier à cette situation : « Certains puristes pourront critiquer le projet, lit-on dans le rapport du député Marcel Régnier, s’attaquer au jeu lui-même et demander sa disparition totale. L’expérience et la raison indiquent qu’il ne faut guère compter sur une pareille réforme. Bien souvent elle a été tentée et toujours la passion du jeu l’a emporté. Mais chaque fois l’interdiction a profité aux tripots, aux escrocs et aux filous au détriment des joueurs honnêtes. Mieux vaut donc (…) essayer par une sage réglementation de canaliser le jeu (et) de le surveiller » 847 .

Mais parallèlement à ce premier constat, qui intéresse directement l’ordre public, le vote de chacune de ces deux lois répond à une situation de crise et s’inscrit dans un contexte d’urgence économique et financière. Les représentants de la nation constatent en effet que l’économie du cheval et celle des villes d’eaux dépendent directement du produit de l’exploitation des jeux : « Si le pari mutuel est indispensable aux courses, le jeu l’est aux villes d’eaux » 848 . Concernant les casinos, les pouvoirs publics ne sont pas tout à fait étrangers à cette situation car c’est bien dans le décret du 24 juin 1806 qu’il faut voir l’acte de naissance de cette interaction entre produit des jeux et économie des villes d’eaux. En revanche, en matière de courses de chevaux, cette situation est le résultat d’une évolution qui s’est faite indépendamment de la volonté du pouvoir. Quoiqu’il en soit, les promoteurs de ces deux lois ne manquent pas d’arguments lorsqu’il s’agit de convaincre les chambres de l’intérêt vital que représenterait, dans un cas comme dans l’autre, l’autorisation du jeu.

C’est particulièrement vrai en matière de courses de chevaux où, derrière la prospérité de l’industrie du cheval, c’est la sécurité nationale qui, d’après le rapport fait au nom de la commission de la Chambre des députés, est en cause : « Il est expérimentalement démontré que l’institution des courses ne peut prospérer sans qu’indirectement le pari ne vienne lui fournir un de ses principaux éléments de recettes. Il est également démontré que l’institution des courses est un des plus sûrs moyens d’améliorer la race chevaline, et plus spécialement le cheval de guerre toujours en quantité insuffisante pour les besoins de la défense nationale. Personne, en effet, n’oserait affirmer que l’attrait du spectacle serait suffisant pour faire vivre les courses, pour procurer aux sociétés ces larges ressources qu’elles distribuent en prix aux producteurs des meilleurs étalons de pur sang et de demi-sang. Si à l’attrait du spectacle ne se joint pas celui du pari, les hippodromes seront vite déserts ; l’expérience actuelle le prouve surabondamment (…). Aussi est-ce avec anxiété que les yeux se tournent vers le Parlement. La Chambre (…) prendra-t-elle la responsabilité d’arrêter le développement de l’institution des courses, et du même coup de frapper l’élevage, de détruire la richesse hippique et de compromettre la sécurité nationale ? » 849 .

L’exposé des motifs de la loi du 15 juin 1907 ne manque pas, lui non plus, d’accents dramatiques. « C’est ainsi que les choses se passent depuis cinquante ans. Sur la foi des autorisations administratives et des bénéfices qui en découlaient, les cercles et casinos ont servi des subventions aux municipalités, aux théâtres, aux sociétés sportives des villes d’eaux. Grâce à elles des travaux importants d’assainissement ont été entrepris (…), des édifices élégants ou fastueux se sont élevés, des hippodromes se sont ouverts, des centaines de stations, grandes ou petites ont pu naître, se développer, prospérer, attirer et retenir une clientèle dépensière qui fait vivre, pendant la saison, des centaines de milliers de modestes travailleurs. Et la richesse ainsi versée dans nos villes saisonnières (…) se répand par mille canaux dans les campagnes environnantes, grossit les recettes des chemins de fer, et sous des formes variées alimente le fisc lui-même ». Puis, évoquant l’hypothèse d’une suppression des jeux : « Qui ne voit toute l’armée de travailleurs, hôteliers, restaurateurs, artistes, boutiquiers, fournisseurs, cochers, ouvriers du bâtiment, que la suppression des jeux, bientôt suivie de la fermeture des casinos et de leurs théâtres, condamnerait au chômage, c’est-à-dire à la misère, pendant la moitié de l’année ? Les villes d’eaux verraient baisser leurs recettes normales dans des proportions effrayantes ; plusieurs, qui ont gagé des emprunts importants sur les subventions des casinos (…) seraient menacées de la faillite. Il en serait de même de beaucoup d’entreprises hôtelières. Et la dépréciation de la propriété bâtie dans les villes d’eaux porterait un coup funeste au Crédit foncier qui y a engagé de nombreux millions sous forme de prêts hypothécaires » 850 .

Peut-être l’intérêt financier de la collectivité a-t-il permis d’achever de convaincre les parlementaires de la nécessité d’adopter chacune de ces lois, en l’absence desquelles c’est sans doute vers une hausse des prélèvements publics, locaux et nationaux, que les pouvoirs publics auraient du s’orienter pour financer la politique du cheval et permettre aux villes d’eaux de faire face à leurs charges. Mais on ne peut à l’évidence pas réduire les motivations du législateur à ces seuls impératifs économiques. Peut-on relever la même ambivalence dans les interventions ultérieures des pouvoirs publics tendant à augmenter le volume de l’offre de jeux autorisés ?

Le doute est permis. En effet, toute augmentation substantielle du volume des jeux autorisés s’accompagne d’une augmentation proportionnelle des prélèvements publics, qu’ils soient affectés à des activités d’intérêt général ou au Trésor public. Bref : une telle opération se traduit forcément par un bénéfice net pour les finances publiques dans lequel l’observateur sera toujours tenté de voir la motivation première de l’action parlementaire. A l’inverse, le législateur peut toujours soutenir que, loin de répondre à un impératif strictement économique, ces interventions ont pour objet d’adapter l’offre de jeux autorisés à la demande des joueurs et d’éviter que, insatisfaits, ces derniers ne se tournent vers le marché clandestin. Si l’observateur doit éviter l’écueil de la naïveté, il ne peut ignorer l’importance de cette seconde analyse et prêter trop facilement au législateur des intentions inavouables. Malgré tout, même s’il nous faut en ce domaine avancer avec prudence, il semble possible d’affirmer que, progressivement, la motivation liée à l’intérêt financier de la collectivité a peu à peu pris le pas sur les nécessités de l’ordre public.

L’article 186 de la loi de finances du 16 avril 1930 851 apporte au régime des paris sur les courses de chevaux institué par la loi du 2 juin 1891 son évolution la plus significative. Jusque là, les sociétés de courses remplissant les conditions légales et bénéficiant d’une autorisation ministérielle n’étaient admises à organiser le pari mutuel que « sur leurs champs de courses exclusivement ». En supprimant cette condition, le législateur jette les bases du Pari mutuel urbain et autorise les sociétés de courses à organiser le pari mutuel en dehors de l’enceinte des hippodromes. Les retombées financières d’une telle modification sont considérables, tant pour les recettes des sociétés de courses que pour le Trésor public 852 . Si certains parlementaires, tels le sénateur Justin Godart, ont vigoureusement combattu le principe d’une telle réforme en ce qu’elle aurait contribué au développement de la passion du jeu 853 , l’objectif affiché demeure, nous dit le commentateur anonyme du Recueil Dalloz en 1930, la réglementation d’une forme de pari impossible à empêcher et la lutte contre l’activité des officines de paris et autres bookmakers clandestins 854 , dont on doit aujourd’hui admettre la totale disparition.

Toute préoccupation d’ordre public semble en revanche exclue lors l’adoption de l’article 136 de la loi de finances du 31 mai 1933 autorisant le gouvernement à organiser une loterie. Son objet exclusif est en effet de remédier au déficit budgétaire et, plus précisément, de trouver une ressource permettant, d’une part, d’alimenter la nouvelle caisse de solidarité contre les calamités agricoles, et d’autre part, de financer les retraites et pensions des anciens combattants 855 . Evoquant le développement dans le pays d’« une sorte de mystique de la loterie », Lucien Lamoureux 856 , ministre du Budget, déclare devant les sénateurs : « Beaucoup de gens s’imaginent – à tort, j’en suis convaincu – qu’une loterie bien organisée est susceptible de rapporter non pas seulement des centaines de millions, mais des milliards (…). De deux choses l’une. Ou l’expérience ne donnera pas grand chose et l’idée de la loterie sera définitivement écartée. Ou bien elle donnera ce qu’on en attend : alors, pour cette année, dans la situation difficile que nous traversons, dans l’impossibilité où nous sommes de doter la caisse pour les calamités agricoles, ce sera tout profit pour elle et, puisque le surplus doit profiter au budget, tout profit également pour le budget. Mais je tiens tout de suite à rassurer ceux de nos collègues qui pourraient imaginer que le ministère du budget serait disposé (…) à faire de la loterie un moyen permanent d’équilibrer le budget. En ce qui me concerne, j’ai toujours été hostile, comme rapporteur général du budget, à cette idée, que j’ai combattue à maintes reprises. J’ai trop d’estime pour les finances de mon pays, trop de souci de son prestige pour vouloir en quoi que ce soit, donner à une loterie une telle destination » 857 . Finalement la loterie finit par rapporter des milliards et devint une ressource permanente du budget de l’Etat. Au demeurant, la présentation de celle-ci comme une mesure accidentelle nous semble renforcer l’idée selon laquelle la création de la loterie ne reposait sur aucune préoccupation d’ordre public et répondait principalement à des impératifs budgétaires.

« Afin de contribuer au développement du sport, est autorisée la création d’un jeu faisant appel à la combinaison du hasard et des résultats d’événements sportifs ». Introduit sous forme d’amendement gouvernemental lors de la discussion budgétaire de l’automne 1984, l’article 42 de la loi n° 84-1208 du 29 décembre 1984 institue ce qu’on appelle communément le « Loto sportif » 858 , dont la gestion incombe aujourd’hui à La Française des jeux. La portée de cette disposition est importante car si ce jeu s’est jusqu’à aujourd’hui principalement appuyé sur les compétitions de football, c’est potentiellement toute compétition sportive qui peut lui tenir lieu de support. Là encore, la volonté de préserver l’ordre public semble parfaitement étrangère aux motivations du législateur : les travaux préparatoires à la loi ne contenant aucune information sur ce point, seule la formule introductive de l’article 42 est susceptible de nous renseigner. A sa suite, l’alinéa 3 de l’article 42 institue « au profit du sport » un prélèvement sur les enjeux dont le montant est inscrit au crédit du compte d’affectation spéciale « Fonds national pour le développement du sport » (FNDS), le solde des enjeux (diminué des gains des parieurs, des frais de gestion et du droit de timbre) étant inscrit en recettes au budget général. Mais la volonté affichée de contribuer au développement du sport peut être mise en doute : cette nouvelle entorse au principe d’universalité (qui suppose normalement la non-affectation de recettes budgétaires à des dépenses identifiées) permet finalement au législateur de s’appuyer sur la poursuite d’un objectif consensuel, le développement du sport, pour justifier la création d’une recette nouvelle.

L’interprétation des motivations du législateur concernant le vote de la loi du n° 87-306 du 5 mai 1987 autorisant l’implantation des machines à sous dans les casinos autorisés se révèle nettement plus délicate. Le législateur aurait pu sans difficultés s’appuyer expressément sur un motif d’ordre public dans la mesure où le développement du marché clandestin des machines à sous justifiait la mise à disposition du public de tels appareils dans un cadre sécurisé. Mais à en croire l’exposé des motifs de la loi, l’assainissement du secteur clandestin avait été réalisé grâce à l’adoption de la n° 83-628 du 12 juillet 1983 interdisant certains appareils de jeu. Or, dans son rapport publié en 2001, le sénateur Trucy parle d’un marché clandestin en expansion qui pose de « graves problèmes à la Police française » et reconnaît que l’évaluation du parc de machines illégales implantées sur notre territoire est quasiment impossible à réaliser, leur nombre allant, selon les experts, de 6 000 à…100 000 appareils (pour environ 14 000 machines autorisées) 859 . Si assainissement il y a eu, celui-ci a dû être bien éphémère. L’exposé des motifs relève cependant que le vote de cette loi « permettra de contrôler d’une manière plus stricte la répartition des appareils sur le territoire national », objectif que l’on peut rattacher à celui de protection de l’ordre public. Mais là ne se situe pas l’essentiel de l’argumentation des auteurs de la proposition de loi. En effet, ceux-ci insistent bien plus sur la crise économique que connaissaient à l’époque les casinos autorisés, crise attribuée à la concurrence étrangère 860 et au décalage qui aurait existé entre les goûts des joueurs et les jeux proposés. Ainsi lit-on dans le rapport de la commission des lois de l’Assemblée nationale : « Pour sortir le secteur d’activité des casinos d’une crise grave et pour harmonier notre législation avec celles des pays européens, la proposition de loi autorise l’exploitation des machines à sous dans les casinos autorisés (…). En effet, le but recherché par les auteurs de la proposition de loi est de donner aux casinos la possibilité d’avoir des ressources supplémentaires susceptibles d’améliorer leur situation actuelle » 861 . Objectif atteint puisque grâce à ce petit « supplément », le produit brut des jeux de l’ensemble des casinos français a, sur la période 1987-2000, connu une augmentation de 988 % 862 .

Enfin, que penser de l’article 57 de la loi du 5 janvier 1988 d’amélioration de la décentralisation 863 , qui étend le privilège des villes d’eaux à certaines grandes agglomérations ? Nous avons pu noter l’absence presque totale de débat sur cette disposition qui, somme toute, remet en cause la philosophie héritée du décret du 24 juin 1806 qui maintenait les casinos à distance des grands centres urbains. Là encore, les possibilités d’interprétation sont multiples : l’objectif était peut-être de procurer des ressources supplémentaires aux communes concernées et, indirectement, au Trésor public. A l’inverse, il est concevable que les parlementaires aient voulu adapter l’offre de jeux autorisés à la réalité sociale en l’étendant aux aires géographiques où la demande est la plus forte, coupant ainsi l’herbe sous le pied des opérateurs clandestins.

Encore une fois nous ne pouvons qu’établir des conjectures. En revanche, pour Elizabeth Vercher, auteur d’une thèse en sciences de l’information et de la communication intitulée La transformation des jeux de casino  : industrialisation d’une pratique culturelle, le doute n’est pas permis. Evoquant une alliance nouée depuis 1987 entre les pouvoirs publics et les industriels des jeux, elle écrit : « Cette alliance objective nous semble marquer la transformation de ces pouvoirs publics. Ce n’est en effet d’aucune façon au nom de valeurs idéologiques, culturelles, sociales ou morales, qu’ils ont plaidé pour le développement des jeux, mais au nom du rôle de purs gestionnaires de l’économie nationale ou locale qu’ils semblent se donner aujourd’hui » 864 .

La lecture du rapport du sénateur Trucy sur les jeux de hasard et d’argent en France paraît confirmer cette hypothèse. Dès l’introduction, son auteur endosse les habits du « pur gestionnaire » : « Le rapport fera une place importante aux emplois créés et aux retombées économiques et financières des différents secteurs des jeux de hasard ; elles sont très importantes qu’il s’agisse de la filière cheval, financée par le PMU, des intérêts majeurs pour le tourisme et l’aménagement du territoire de l’implantation des casinos, ou du niveau très significatif des compléments de ressources que la FDJ apporte à un petit commerce de distribution bien réparti sur le territoire » 865 . Opposant logique économique et logique moralisatrice, il expose clairement sont choix : « Une opposition subsiste néanmoins entre deux conceptions possibles : celle, d’un côté, d’une activité économique à part entière, créatrice de valeurs, utile à la société mais qui justifie une surveillance particulière, et une autre vision, marquée par une réprobation morale implicite et une attitude craintive, justifiant une limitation de l’offre par les pouvoirs publics et l’affectation de l’argent du vice à de nobles causes ou, tout au moins, à l’Etat. Votre rapporteur figure parmi les tenants de la première approche et souhaite que soit évitée toute fuite de capitaux et de compétences préjudiciable à la contribution de ce secteur à la croissance, à l’emploi et à l’aménagement du territoire » 866 .

Certes, ces propos n’engagent que leur auteur mais ils donnent un certain crédit à la thèse d’Elizabeth Vercher. Quoiqu’il en soit, l’exploitation des jeux fait, depuis l’origine, l’objet de prélèvements spécifiques considérables que cette étude se doit de recenser.

Notes
840.

A l’occasion de cette affaire la justice britannique a formulé auprès de la Cour de Justice des Communautés européennes un ensemble de questions préjudicielles concernant l’interprétation de certaines règles du traité CEE en vue d’apprécier la compatibilité, avec ces dispositions, d’une législation nationale interdisant le déroulement de certaines loteries sur le territoire d’un Etat membre.

841.

Conclusions de l’avocat général C. Gulmann sur CJCE 24 mars 1994 [C-275/92, Schindler], Rec. I-1042, point 1.

842.

JO 7 et 12 mai 1907, Documents-Chambre des députés, session ordinaire de 1907, annexe 707, pp. 96-97.

843.

JO 19 mars 1907, Débats-Chambre des députés, p. 684.

844.

Formule tirée d’un arrêt de la CJCE (21 octobre 1999 [C-67/98, Zenatti], Rec. I-7291, point 36).

845.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’article 4 de la loi du 2 juin 1891 institue une infraction spécifique concernant l’exploitation des paris sur les courses de chevaux.

846.

JO, Documents-Chambre des députés, session de 1891, annexe n° 1389, pp. 828-829.

847.

JO, Documents-Chambre des députés, session ordinaire de 1907, annexe n° 820, p. 220.

848.

Rapport du député Marcel Régnier, ibid., p. 220.

849.

JO, Documents-Chambre des députés, session de 1891, annexe n° 1389, p. 829.

850.

JO, Documents-Chambre des députés, session ordinaire de 1907, séance du 29 janvier 1907, annexe n° 707, p. 97.

851.

JO 17 avril 1930, p. 4311.

852.

Sur la masse totale des enjeux recueillis par les sociétés de courses en 2000, les parts du PMH et du PMU sont respectivement de 4,3 et 95,7 % (F. Trucy, « Rapport d’information fait au nom de la commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation sur la mission sur les jeux de hasard et d’argent en France », op. cit., p. 45).

853.

JO 12 avril 1930, Débats-Sénat, p. 1035.

854.

D. 1930.IV.300.

855.

« Dans le délai d’un mois à dater de la promulgation de la présente loi, le Gouvernement fixera par décret les conditions d’organisation et les modalités d’une loterie dont le produit sera, après prélèvement d’une somme de 100 millions, affecté à la caisse de solidarité contre les calamités agricoles, rattaché selon la procédure du fond de concours au chapitre 14 du budget des pensions (retraites du combattant) dont le crédit sera réduit à due concurrence », JO 23 juillet 1933, p. 5713.

856.

Né en 1888, docteur en droit et avocat au barreau de Paris, Lucien Lamoureux fut député de l’Allier de 1919 à 1936 et de 1937 à 1940. Un temps secrétaire général du groupe radical et radical-socialiste il était considéré comme un spécialiste en matière économique et financière. Sa réputation de technicien plutôt que de politique et son tempérament modéré l’amenèrent régulièrement aux fonctions de rapporteur général de la commission des Finances où il se fit le défenseur passionné de l’équilibre budgétaire. Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts dans le 9ème cabinet Briand (1926) il fut ensuite le très éphémère ministre des Colonies du cabinet Chautemps (21-25 février 1930). Son ascension est favorisée par la victoire de la gauche en 1932 et, le centrisme une fois au pouvoir, il restera au gouvernement de manière presque ininterrompue durant deux ans : ministre du Budget du premier cabinet Dalladier (1933), il dut préparer un rigoureux projet de redressement financier, à la suite de quoi il fut successivement ministre du Travail et de la Prévoyance sociale (1933-1934), ministre des Colonies (1934) et ministre du Commerce et de l’Industrie (1934). Ecarté du pouvoir par la victoire du Front populaire, il retrouve ensuite son influence et devient vice-président de la Chambre de janvier à mars 1940 et devient ministre des Finances de Paul Reynaud du 21 mars au 5 juin 1940. Le 10 juillet 1940, avec la majorité de l’Assemblée nationale, il vote les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), t. VI, op. cit., pp. 2114-2116.

857.

JO 20 mai 1933, Débats-Sénat, p. 1197.

858.

JO 13 avril 1996, p. 5707.

859.

F. Trucy, « Rapport d’information fait au nom de la commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation sur la mission sur les jeux de hasard et d’argent en France », op. cit., p. 164.

860.

Le rapport de la commission des lois de l’Assemblée nationale rappelle que sur les douze pays membres de la Communauté économique européenne, dix ont autorisé l’exploitation des machines à sous dans les casinos et autres lieux publics (JO, Documents-Assemblée nationale, première session ordinaire de 1986-1987, n° 565, pp. 6-7).

861.

Ibid, p. 8.

862.

En 2000, la part des machines à sous dans le produit brut des jeux de l’ensemble des casinos français était de 91.1 % (F. Trucy, « Rapport d’information fait au nom de la commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation sur la mission sur les jeux de hasard et d’argent en France », op. cit., p. 147.

863.

JO 6 janvier 1988, p. 208.

864.

E. Vercher, La transformation des jeux de casino , industrialisation d’une pratique culturelle, thèse dactylographiée, Université Lumière Lyon 2, 2000, p. 245.

865.

F. Trucy, « Rapport d’information fait au nom de la commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation sur la mission sur les jeux de hasard et d’argent en France », op. cit., p. 17 (ce n’est pas nous qui soulignons).

866.

Ibid., p. 218.