Chapitre III : Le contrôle jurdictionnel des objectifs de la réglementation des jeux

Les juridictions nationales des pays membres de la Communauté européenne, garantes de l’effet direct du droit communautaire, sont compétentes pour apprécier la conformité de leur droit national aux normes communautaires. Ainsi ont-elles eu à connaître de litiges relatifs à la conformité de leurs législations ludiques avec les règles du Traité instituant la Communauté européenne (Traité CE) relatives à la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux. Mais, ainsi que le Traité leur en donne la possibilité, elles ont demandé à la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) des éclairages sur l’interprétation qu’il convenait de faire de ce dernier concernant cette matière particulière qu’est le jeu.

En effet, aux termes de l’article 234 du Traité CE, la Cour de justice des Communautés européennes est compétente pour statuer, à titre préjudiciel et à la demande des juridictions nationales, sur l’interprétation et l’appréciation de validité des règles communautaires. C’est dans ce cadre que la Cour du Luxembourg a eu, à plusieurs reprises, l’occasion de se prononcer sur l’application des règles communautaires aux activités d’exploitation des jeux. Il ressort de l’ensemble de ces décisions que l’exploitation des jeux est une activité économique en principe soumise aux règles du Traité. Toutefois, les juges admettent que des raisons impérieuses d’intérêt général justifient, à certaines conditions, que les droits nationaux fassent obstacle à la réalisation d’un marché intérieur des jeux libre et concurrentiel. En d’autres termes, et pour reprendre la formule employée par le Professeur Idot, l’organisation des jeux constitue, pour l’heure, un « domaine réservé aux Etats » 1074 .

Désormais, les juridictions nationales disposent donc d’éléments suffisants pour contrôler la conformité au droit communautaire de leur législation ludique. Saisi en 2000 d’une requête impliquant un tel contrôle, le Conseil d’Etat a ainsi tranché le litige et rejeté la demande sans saisir la Cour du Luxembourg, tout comme l’avait fait, quelques années auparavant, la chambre criminelle de la Cour de cassation 1075 . La Confédération française des professionnels en jeux automatiques estimait que les dispositions du décret du 9 novembre 1978 confiant à La Française des jeux la gestion de la loterie d’Etat était illégale, faute d’avoir été précédée d’un appel à la concurrence comme l’aurait exigé le droit communautaire.

Après avoir rappelé dans ses conclusions les différentes interprétations livrées par la CJCE en ce domaine, le commissaire du gouvernement Daussun a estimé qu’en France, « la réglementation (des jeux) dans son ensemble a pour objectif d’empêcher la prolifération des jeux de hasard et aussi la prolifération des circuits et des opérateurs de jeux, pour des raisons qui tiennent tant à l’image à l’origine très négative de ces activités qu’aux risques de fraudes, d’escroqueries et de blanchiment de fonds d’origine illicite et, en ce qui concerne la loterie, de canaliser cette activité au bénéfice du budget de l’Etat dans le cadre d’un organisme qui présente l’avantage d’être largement dans la main de l’Etat ». Après avoir ensuite rappelé que les modalités concrètes de cette réglementation doivent concourir effectivement et de manière non disproportionnée aux objectifs généraux de « protection de l’ordre et de la sécurité publique et de protection du consommateur », elle a considéré que si le décret de 1978 pouvait conduire à une multiplication de jeux de La Française des jeux, « il appartient en réalité à la tutelle de veiller à l’équilibre entre le renouvellement nécessaire à la poursuite de l’activité et le souci d’éviter la prolifération des jeux » 1076 .

Se conformant aux propositions de son commissaire du gouvernement, le Conseil d’Etat a ainsi jugé que les dispositions du décret litigieux, « qui ne poursuivent pas un objectif économique, ont pour objet la protection de l’ordre public par la limitation des jeux et leur organisation par une société d’économie mixte contrôlée par l’Etat », et que « l’intérêt qui s’attache à cette limitation et à ce contrôle des jeux de loterie constitue une raison impérieuse d’intérêt général qui est de nature à justifier (…) une limitation à la libre prestation de services et à la liberté d’établissement ». Puis, concédant que « les conditions concrètes d’application de l’ensemble des ces règles se caractérisent par une propension de la société "Française des jeux" (…) à diversifier les possibilités de jeux de loterie offertes au risque de compromettre à terme l’objectif de limitation de ce type de jeux (….), à la date d’intervention de la décision (refusant d’abroger le décret), l’évolution de la situation de fait n’a pas revêtu une ampleur telle que la légalité dudit décret s’en serait trouvée affectée » 1077 .

Connaissant la concision habituelle de la Haute assemblée, cette dernière remarque sonne comme mise en garde et met l’accent sur l’inévitable paradoxe dont est porteuse la réglementation de jeux, instrument de leur développement conçu pour en limiter les effets néfastes. Seule la protection de l’ordre public en est l’objectif légitime, et la limitation effective de l’offre de jeu le témoin. C’est en tout cas ce qui ressort de la jurisprudence communautaire qui, tout en voyant dans l’exploitation des jeux une activité économique soumise aux règles du Traité (section 1), fait de l’intérêt général le fondement du pouvoir souverain des Etats en matière de réglementation des jeux (section 2), mais seulement à certaines conditions.

Notes
1074.

L. Idot, observations sur CJCE 21 septembre 1999 [C-124/97, Läärä], Europe 1999, comm. 379.

1075.

Crim. 22 mai 1997 [Henrick Dellner], Bull. n° 198. Dirigeant de deux société situées à Guernesey, le prévenu avait été condamné pour organisation de loterie prohibée en raison de l’offre, sur le territoire français, de paris sur les résultats du Tour de France en 1989. Celui-ci ayant contesté la compatibilité de la législation française avec les dispositions du Traité de Rome, la Cour a validé la décision de la cour d’appel qui, pour écarter l’argumentation de M. Dellner, avait affirmé « qu’en l’absence d’harmonisation des législations des Etats membres sur ce point, chaque Etat conserve la possibilité, eu égard à leur nature, de restreindre voire d’interdire de telles pratiques » et que « les entreprises de "bookmakers" qui se livrent, de l’étranger, à la prise de paris, en laissant espérer aux joueurs des gains importants, ne présentent aucune garantie et échappent à tout contrôle, et qu’ainsi le "monopole" institué en France, au profit d’une entreprise publique, se justifie en l’état par la nécessité d’éviter que la pratique des jeux d’argent ne puisse donner lieu à des fraudes ».

1076.

Conclusions du commissaire du gouvernement Daussun sur CE 15 mai 2000 [Confédération française des professionnels en jeux automatiques], non publiées.

1077.

CE 15 mai 2000 [Confédération française des professionnels en jeux automatiques], Rec. 173.