Section 1 - L’exploitation des jeux, une activité économique soumise aux règles du Traité CE

« La Communauté a pour mission, par l'établissement d'un marché commun, d'une Union économique et monétaire » caractérisée, notamment, par « l’abolition des obstacles à la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux » (articles 2 et 3 du Traité CE). Le Traité de Rome n’ayant pas défini la notion de marchandise, c’est au juge communautaire qu’est revenu le soin d’en préciser le contenu. Ainsi en a-t-il donné une définition très large qui englobe « tous produits appréciables en argent et susceptibles de former comme tels l’objet de transactions commerciales » 1078 . La libre circulation des personnes, quant à elle, se concrétise à travers la notion de « liberté d’établissement (qui) comporte l’accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d’entreprise » (article 43 du Traité). Elle se distingue de la libre prestation des services par son caractère permanent. En effet, le Traité entend par « services » l’ensemble des prestations fournies contre rémunération, à titre temporaire, par des acteurs économiques indépendants (article 50). Enfin, la libre circulation des capitaux, destinée surtout à faciliter la réalisation des autres libertés, suppose, aux termes de l’article 56 du Traité, la libéralisation des mouvements de capitaux et des transferts de moyens de paiements.

C’est la Commission européenne, la CJCE et le juge national qui veillent à l’effectivité des ces quatre libertés en vérifiant, notamment, que les Etats membres ne font pas obstacle aux échanges intra-communautaires. En premier lieu s’est donc posée la question de savoir si l’activité d’exploitation des jeux pouvait être considérée comme une activité économique soumise, en tant que telle, aux règles du Traité et si, partant, les autorités nationales avaient l’obligation de ne pas faire obstacle aux opérateurs de jeux qui, résidants d’un des Etats membres, souhaiteraient étendre leur activité dans un autre Etat membre de la Communauté. La réponse fut apportée à l’occasion de l’affaire Schindler, première espèce du genre soumise à l’examen de la Cour. Il lui était demandé d’éclairer la justice britannique sur la compatibilité de la législation anglaise interdisant le déroulement de loteries de grande ampleur sur son territoire 1079 .

L’affaire, comme les suivantes, a suscité un grand intérêt parmi les Etats membres et plusieurs gouvernements ont tenté de soutenir la thèse de l’exclusion des loteries du champ des activités économiques. Ils fondaient leur argumentation sur le fait que les loteries, traditionnellement interdites, sont organisées, soit directement par les Etat membres soit sous leur contrôle, à des fins d’intérêt général et relèvent fréquemment de leur droit public comme, par exemple, en Allemagne. Ils soutenaient par ailleurs que les loteries, qui présentent un caractère récréatif ou ludique, sont dépourvues de cause économique puisque fondées sur le hasard. La Cour n’a évidemment pas suivi cette voie, rappelant que, selon sa jurisprudence, « une importation de marchandises ou une prestation de services rémunérée (…) doivent être regardées comme des "activité économiques", au sens du traité » 1080 . A cet égard, ni le caractère aléatoire de la contre prestation ni l’affectation particulière des bénéfices dégagés ne sauraient dépouiller la loterie de son but lucratif. Les juges ont par ailleurs ajouté que, largement pratiquées dans la plupart des Etats membres et nonobstant le fait qu’elles soient en principe interdites, « les loteries ne peuvent être regardées comme des activités que leur nocivité fait interdire dans tous les Etats membres et dont la situation (…) puisse être rapprochée des activités portant sur des produits illicites » 1081 , comme c’est le cas pour les stupéfiants 1082  ; et « à supposer que la moralité des loteries puisse, du moins, être mise en cause, il n’appartient pas à la Cour de substituer son appréciation à celle des législateurs des Etats membres où cette activité est légalement pratiqué » 1083 .

Cette première interrogation évacuée, il appartenait ensuite à la Cour de dire si l’activité d’exploitation des jeux relève du champ d’application des articles du Traité relatifs aux marchandises (articles 23 à 31), à la liberté d’établissement (articles 43 à 47), aux services (articles 49 à 55), ou à plusieurs de ces catégories simultanément 1084 . Même si leur véritable portée semble pouvoir être nuancée, les effets juridiques attachés à cette qualification ne doivent pas être négligés. Ainsi en est-il, notamment, du champ des exceptions prévues par le Traité concernant chacune de ces libertés. En effet, la liste des causes exonératoires permettant à un Etat membre de se dispenser de la stricte observation des règles du Traité est sensiblement plus étoffée en matière de marchandises qu’en matière de services et d’établissement. Si des exceptions relatives à l’exercice de la souveraineté étatique peuvent être valablement invoquées dans les trois domaines 1085 , seul l’article 30 CE relatif aux marchandises prévoit ces quatre autres motifs de dérogation que sont la moralité publique, la préservation des végétaux ainsi que la protection des trésors nationaux et de la propriété industrielle et commerciale.

C’est principalement sous l’angle de la libre prestation de services, et accessoirement sous celui de la liberté d’établissement, que la CJCE s’est penchée sur les législations nationales aménageant le secteur des jeux.

Le Traité fait de la notion de services une catégorie balai (article 50 CE) regroupant l’ensemble des activités n’entrant pas dans le champ des autres catégories d’activités (marchandises, personnes et capitaux). Dans l’affaire Schindler, la Cour a précisé que l’envoi, en Grande-Bretagne, d’objets matériels destinés à assurer la publicité d’une loterie allemande ne suffit pas à réduire cette activité à celle d’une importation ou d’une exportation. Faisant application du principe selon lequel l’accessoire suit le principal et constatant l’existence d’une « rémunération », critère de la notion de prestation des services, la Cour a déduit que l’activité de loterie relevait du champ d’application des articles 49 et suivants du Traité. Elle renforce d’ailleurs son appréciation en se référant à une directive du Conseil n° 75/368/CEE du 16 juin 1975 intitulée « mesures destinées à favoriser l’exercice effectif de la liberté d’établissement et de la libre prestation des services pour diverses activités » 1086 , et qui inclut les petites loteries organisées à titre privé 1087 .

Quelques années plus tard, dans l’affaire Läärä, la Cour s’est penchée sur la législation finlandaise qui accorde à un organisme de droit public le droit exclusif d’exploiter des machines à sous ainsi que la faculté de fabriquer et de vendre des machines à sous et des appareils de loisirs 1088 . A cette occasion elle a explicitement affirmé que les dispositions relatives à la libre prestation de services « s’appliquent, ainsi que la Cour l’a retenu dans l’arrêt Schindler au sujet de l’organisation des loteries, à une activité qui consiste à permettre aux utilisateurs de participer, contre rémunération, à un jeu d’argent » 1089 . La généralité des termes employés semble bien englober toute activité d’exploitation des jeux. Certes, les juges ont remarqué que les machines à sous sont des marchandises au sens de l’article 28 CE (par conséquent, l’article 31 CE relatif aux monopoles nationaux est susceptible d’être appliqué à leur commerce), mais, relevant que les éléments soumis à leur examen ne leur permettent pas de se prononcer au regard de la libre circulation des marchandises, les juges se sont situés exclusivement sur le terrain de la libre prestation de services.

Une démarche comparable peut être observée dans l’affaire Anomar, plus récente. Les juges avaient à se prononcer sur la conformité au Traité de la législation portugaise disposant que « le droit d’exploiter les jeux de hasard ou d’argent est réservé à l’Etat » et permettant à celui-ci de concéder ce droit à des casinos installés dans des « zones de jeu » instituées par décret-loi 1090 . Les requérants au principal, des sociétés portugaises de fabrication et d’exploitation de machines à sous, demandaient à la justice portugaise de reconnaître leur droit à exploiter des jeux de hasard en dehors des zones de jeu et de mettre fin au monopole des casinos. Saisie de la question sur renvoi préjudiciel, la Cour a considéré que si les règles relatives à la libre circulation des marchandises pouvaient s’appliquer aux activités de fabrication et d’importation des machines à sous, l’activité d’exploitation des jeux, elle, devait s’analyser comme une activité de prestation de services, si bien qu’un « monopole d’exploitation des jeux de hasard ou d’argent n’entre pas dans le champ d’application de l’article 31 » 1091 , dont les dispositions sont relatives à la disparition des monopoles nationaux présentant un caractère commercial et ne visent que les échanges de marchandises.

En revanche, les règles du Traité relatives à la liberté d’établissement sont susceptibles de s’appliquer à l’activité d’exploitation des jeux. Deux affaires, Zenatti et Gambelli, toutes deux relatives à la législation italienne concernant l’exploitation des paris sur les compétitions sportives, ont permis à la Cour de l’affirmer progressivement. Le droit italien réserve à deux organismes le droit de collecter ce genre de paris. M. Zenatti, intermédiaire en Italie s’une société anglaise de prise de paris, se voyait demander par le préfet de police de la province de Vérone de mettre fin à son activité, qui ne satisfaisait pas aux conditions d’autorisation posées par la loi. La juridiction de renvoi ayant interrogé la Cour sur le seul terrain de la libre prestation de services, cette dernière, s’estimant liée par la question, n’a pas été plus loin, sans toutefois exclure que les règles relatives à la liberté d’établissement puissent trouver à s’appliquer 1092 . Le Rubicond fut franchi à l’occasion de l’affaire Gambelli : une centaine de prévenus étaient poursuivis pour avoir abusivement collecté des paris clandestins en leur qualité de propriétaires de centres de transmission de données sans être titulaires de la licence d’exploitation prévue par la législation italienne (dont le cadre avait d’ailleurs fait l’objet d’un renforcement en 2000 dans le sens d’une plus grande sévérité). En effet, les autorités italiennes avaient identifié un réseau diffus d’agences connectées par Internet au bookmaker britannique Stanley, société de capitaux anglaise exerçant son activité sur la base d’une licence accordée par la ville de Liverpool. Passant outre l’avis de la Commission, pour qui la liberté d’établissement n’était pas applicable dans la mesure où les agences gérées par les prévenus étaient indépendantes de l’opérateur britannique, la Cour, avant de réaffirmer que la collecte, la transmission et l’enregistrement des paris correspondent à une activité de prestation services, a pris soin d’affirmer que « dans la mesure où une société (…) établie dans un Etat membre, poursuit l’activité de collecte de paris par l’intermédiaire d’une organisation d’agences établies dans un autre Etat membre, les restrictions imposées aux activités des ces agences constituent des entraves à la liberté d’établissement » 1093 .

Une fois déterminé le champ des règles applicables en matière d’exploitation des jeux, restait à savoir si la prohibition de certaines formes de jeux ou l’octroi de droits spéciaux à certains opérateurs pouvaient être regardée comme conformes aux règles du Traité, et si des causes exonératoires, d’origine textuelle ou prétorienne, étaient susceptibles de s’appliquer, permettant ainsi aux Etats membres de restreindre la libre prestation de services et la liberté d’établissement des opérateurs de jeu.

Notes
1078.

CJCE 10 décembre 1968 [C-7/68 Commission c/ Italie], Rec. 617.

1079.

CJCE 24 mars 1994 [C-275/92, Schindler], Rec. I-1042. En l’espèce, les agents d’une loterie organisée en Allemagne avaient expédié à partir des Pays-Bas des plis en Grande-Bretagne invitant les destinataires à participer à la loterie allemande, plis confisqués par les douanes britanniques. Notons qu’à la date à laquelle l’arrêt fut prononcé, la législation britannique avait fait l’objet d’une modification d’importance puisque la loi du 21 octobre 1993 (National Lottery Act) avait entre temps institué une loterie nationale et confié la gestion de cette dernière à un concessionnaire sous contrôle public. On peut d’ailleurs lire dans le livre blanc ayant présidé à l’adoption de ce texte : « Without a national lottery of our own, the UK market would continue to be attractive to lotteries from other EC countries or elsewhere » (cité par V. Hatzopoulos, Common Market Law Review 1995.852). Le juge communautaire n’en a cependant pas tenu compte et il ne se prononcera sur la conformité au Traité de droits exclusifs octroyés à un opérateur de jeux qu’à l’occasion d’affaires ultérieures.

1080.

CJCE 24 mars 1994 [C-275/92, Schindler], préc., point 19. Dans le même sens : CJCE 14 juillet 1976 [C-13/76, Donà], Rec. I-1333 ; CJCE 5 octobre 1988 [C-196/87, Steymann], Rec. I-6159.

1081.

CJCE 24 mars 1994 [C-275/92, Schindler], préc., point 32.

1082.

CJCE 28 février 1984 [C-294/82, Einberger], Rec. I-1177.

1083.

CJCE 24 mars 1994 [C-275/92, Schindler], préc., point 32.

1084.

Si en principe un même ressortissant ne peut se prévaloir à la fois de la liberté d’établissement et de la libre prestation de services (CJCE 4 décembre 1986 [C-2025/84, Commission des Communautés européennes c/ république fédérale d’Allemagne], Rec. 03755), la Cour n’a pas hésité, dans l’affaire Gambelli (CJCE 6 novembre 2003 [C-243/01]) relative à la collecte de paris, à faire simultanément application des articles 43 (établissement) et 49 (services).

1085.

Article 30 CE pour les marchandises, 45 et 46 pour les personnes et 55 pour les services.

1086.

JOCE n° L 167, 30 juin 1975, p. 22.

1087.

CJCE 24 mars 1994 [C-275/92, Schindler], préc., points 20 à 36.

1088.

CJCE 21 septembre 1999 [C-124/97, Läärä], Rec. I-6104. Un individu était poursuivi pénalement pour avoir violé cette législation et tentait de se prévaloir du droit communautaire pour neutraliser l’infraction.

1089.

C’est nous qui soulignons, ibid., point 27.

1090.

CJCE 11 septembre 2003 [C-6/01, Anomar], Rec. I-8621, points 7s. Cette particularité relative à des « zones de jeu » nous fait évidemment penser à la législation française qui réserve la possibilité d’ouvrir un casino aux seules stations balnéaires, thermales et climatiques ainsi qu’à certaines grandes agglomérations.

1091.

Ibid., point 61.

1092.

CJCE 21 octobre 1999 [C-67/98, Zenatti], Rec. I-7304, point 23.

1093.

CJCE 6 novembre 2003 [C-243/01, Gambelli], Gaz. Pal., 22 avril 2004, n° 113, p 37, point 46. Pour plus de précisions sur ce point, voir Catherine Prieto « Liberté d’établissement et de prestation de services » (chronique), RTDE 2004.533-557.