La réalisation d’un marché intérieur s’appuie en grande partie sur une harmonisation des législations nationales opérée secteur par secteur sur la base des articles 94 et 95 du Traité CE. Prenant conscience de l’immensité de la tâche à accomplir et face à la renaissance d’un protectionnisme diffus des Etats membres se traduisant par une multiplication des entraves au libre-échange, la Cour de justice, dans l’affaire Cassis de Dijon, a proclamé l’équivalence des législations nationales et la reconnaissance mutuelle comme règles fondamentales du marché commun. Partant de l’idée que les Etats membres sont également soucieux des mêmes impératifs de santé, de sécurité des produits et de protection des citoyens-consommateurs, les juges estiment que les législations économiques qu’ils adoptent (notamment concernant les règles de fabrication et de commercialisation des produits) sont forcément voisines les unes des autres, donc équivalentes, la reconnaissance mutuelle des règles et des contrôles s’imposant alors naturellement.
L’obstacle des articles 94 et 95 du Traité pouvait donc se voir contourné, le champ de l’harmonisation « normative » s’est trouvé réduit et la voie fut ouverte pour une nouvelle approche. Mais une fois l’équivalence et la reconnaissance mutuelle érigées en principes fondamentaux, encore fallait-il permettre aux Etats membres de s’opposer à leur mise en œuvre automatique chaque fois que l’intérêt général le justifie. Or, les causes exonératoires mentionnées au Traité paraissaient bien insuffisantes pour remplir un tel office. C’est pourquoi la Cour de justice a élaboré la théorie des « exigences impératives d’intérêt général » et des « raisons impérieuses d’intérêt général ».
« Principe général du droit communautaire, de nature fonctionnelle, lié à la protection de l’intérêt général dans le cadre des libertés communautaires », la théorie des raisons impérieuses d’intérêt général, nous dit Vassili Hatzopoulos, fonctionne comme un « système de justification endogène, découlant des exigences propres de chacune des quatre libertés » 1095 et qui poursuit la réalisation de buts dignes de protection qui ne sont pas, en tant que tels, pris en compte par les règles du droit communautaire. La notion est tout d’abord apparue dans l’affaire Cassis de Dijon : après avoir posé les principes d’équivalence et de reconnaissance mutuelle, la Cour reconnaît qu’en dehors de l’article 30 (causes exonératoires en matière de marchandises) peuvent subsister d’autres entraves à la libre circulation, dès lors qu’elles sont justifiées par des exigences impératives d’intérêt général « tenant notamment à l’efficacité des contrôles fiscaux, à la protection de la santé publique, à la loyauté des transactions commerciales et à la défense des consommateurs ». Assez rapidement, cette théorie justificative fut étendue aux trois autres libertés 1096 et le champ de ces exigences impératives n’a cessé de croître.
Le régime des raisons impérieuses se distingue de celui des causes exonératoires mentionnées au Traité à deux points de vue. Tout d’abord, seules les secondes peuvent justifier une « mesure discriminatoire » tandis que les raisons impérieuses peuvent seulement justifier les « mesures restrictives indistinctement applicables », c'est-à-dire des mesures qui touchent aussi bien les produits ou les opérateurs économiques nationaux que ceux issus d’un autre Etat membre. Ensuite, tandis que les dérogations textuelles renvoient à des atteintes indiscutables mais tolérées au principe de libre circulation, les raisons impérieuses renvoient quant à elles des mesures licites, en ce sens que les juges ne relèveront pas leur incompatibilité avec les règles du Traité. C’est la qualification même de raison impérieuse d’intérêt général qui, en l’absence d’harmonisation des législations, empêche de voir dans la norme litigieuse une mesure restrictive qui serait par nature contraire au Traité.
Concrètement, la Cour de justice n’acceptera des entraves à la libre circulation des prestations de jeu posées par les législations ludiques nationales qu’à la stricte condition que les Etats membres cherchent effectivement à réduire les occasions de jeu dans un objectif de protection des consommateurs, à défaut de quoi, la spécificité du marché des jeux et, partant, le pouvoir d’appréciation des Etats en ce domaine, ne sauraient être acceptés par les juges.
V. Hatzpoulos, « Exigences essentielles, impératives ou impérieuses : une théorie, des théories ou pas de théorie du tout ? », RTDE 1998.191-236, pp. 233 et 235.
En matière de services : CJCE 25 juillet 1991 [C-353/89, Mediawet], Rec. I-4069 et CJCE 25 juillet 1991 [C-76/90, Säger], Rec. I-4221.