Deuxième partie : Les formes juridiques de la maîtrise etatique du jeu

Le régime des jeux en droit public présente un certain nombre d’originalités nous faisant penser que l’exploitation des jeux ne peut seulement s’analyser comme une activité réglementée, une activité « policée ». Ce régime véhicule l’idée d’une maîtrise étatique du jeu dont la nature semble aller plus loin que les simples « interventions de l’administration qui tendent à imposer à la libre action des particuliers la discipline exigée par la vie en société » 1166 , ou encore cette « forme de l’action administrative qui consiste à réglementer l’activité des particuliers en vue d’assurer le maintien de l’ordre public » 1167 , formules par lesquelles on définit généralement la notion de police administrative.

Le mot « maîtrise » renvoie à la « fonction d’une personne qui commande, qui exerce sa domination », il est synonyme d’« autorité », de « pouvoir », de « domination » et de « souveraineté » 1168 . Bien qu’il soit moins usité en droit, nous le préférons à celui de « contrôle » dont la souplesse peut prêter à confusion. Certes, le « contrôle » est le « fait de dominer, de maîtriser », mais il correspond aussi à l’action, plus étroite, de « vérification », d’« inspection » 1169 . Ainsi l’habilitation des opérateurs de jeu se compose-t-elle d’un ensemble de vérifications, de même que le contrôle (économique, financier ou matériel) des opérations de jeu. Le contrôle apparaît donc comme un mode de domination susceptible de variations et la maîtrise en serait une forme achevée, particulièrement poussée 1170 . En ce sens, la maîtrise étatique du jeu signifie une soumission totale du jeu à la puissance d’Etat, dans laquelle les opérateurs de jeu – qui sont toujours des personnes morales de droit privé – agissent au nom et pour le compte de ce dernier.

Mais la métaphore du mandat fait immanquablement penser à cette autre forme de l’action administrative, distincte de la police, « par laquelle une personne publique prend en charge ou délègue, sous son contrôle, la satisfaction d’un besoin d’intérêt général » 1171  : le service public. Cette notion, joue, dans le cadre de cette étude, un double rôle : il est à la fois un concept explicatif et un repère.

Après avoir consacré le titre I de cette seconde partie à la police des jeux, nous aurons l’occasion de constater, dans un titre II, que le juge administratif refuse à l’activité des opérateurs de jeu la qualité de service public. Pourtant, il semblerait que seule cette qualification soit de nature à justifier certains éléments du régime des jeux comme les monopoles de La Française des jeux et du PMU 1172 , ou encore le pouvoir normatif dont certains opérateurs semblent être investis. Sans vouloir à tout prix prendre le contre-pied de la jurisprudence administrative, peut-être cette analyse nous portera-t-elle à voir dans l’exploitation des jeux un service public « innommable ». Une telle assertion nous amènerait, non pas à estimer que le juge administratif fait fausse route, mais plutôt à reconsidérer la notion même de service public en agrémentant sa définition d’un élément constitutif supplémentaire, par exemple, la moralité de l’activité en cause.

Mais la notion de service public peut aussi jouer le rôle de simple repère dans la mesure où notre démarche s’expose à un obstacle de taille : la dualité des concepts explicatifs permettant de nommer la relation de l’Etat au jeu. En effet, quelles notions autres que la police et le service public peuvent nous permettre de qualifier rigoureusement l’activité des opérateurs de jeu ? La réponse à cette question dépend du regard que l’on porte sur le couple police / service public. On sait que ces notions-clés du droit administratif sont dotées d’une certaine élasticité et d’une certaine irréductibilité. Si la police et le service public apparaissent comme des notions « historiquement très imbriqués » 1173 , on peut aussi les présenter comme des notions opposées, séparées par un espace, un « entre-deux » susceptible de rendre compte de la plus ou moins grande intensité du contrôle de l’administration sur une activité privée.

Démontrant l’imbrication originelle des deux notions, le Professeur Moreau a relevé que les arrêts consacrant le service public comme critère d’application du droit administratif sont intervenus dans des matières touchant à l’ordre public et, partant, à la police 1174 . Chez Hauriou, nous dit le Professeur Picard, « la police est tout autant le but du service public que le service public est le but de la police » 1175 . En effet, le maître de Toulouse définissait le service public comme « une organisation publique de pouvoirs, de compétences et de mœurs assumant la fonction de rendre au public, d’une façon régulière et continue, un service déterminé dans une pensée de police, au sens élevé du mot » 1176 . Le Professeur Picard lui-même, après avoir démontré la transformation progressive d’activités privées assujetties à la police en activités régies par le droit des services publics, estime qu’il est impossible de trouver un critère de distinction rigoureux entre ces deux notions 1177 . Enfin, le droit positif et la plupart des membres de la doctrine admettent que la police est elle-même un service public 1178 .

Pour autant, police et service public sont souvent présentés comme des notions « diamétralement opposées » 1179 . Ce point de vue trouve principalement sa source dans l’abandon de la notion de service public comme concept explicatif et critère du droit administratif. Il est certes simplificateur puisqu’il ignore volontairement un certain nombre de situations limites dans lesquelles l’opposition entre les deux notions s’estompe, mais il illustre parfaitement la dualité des fonctions administratives : l’une de prescription (police), l’autre de prestation (service public) 1180 . Dans cette perspective, la qualification des relations entre l’administration et une activité privée devient susceptible de nuances : entre régime de police, purement prescriptif, et régime de service public, dans lequel l’opérateur privé agit au nom et pour le compte de l’administration, se trouveraient un ensemble de situations intermédiaires dans lesquelles la collaboration entre l’administration et l’opérateur privé se révèlerait plus ou moins forte. La « collaboration » devant s’entendre comme « la situation dans laquelle une personne participe à une mission que lui confère l’administration » 1181 .

Cet espace une fois ouvert, la doctrine tente souvent de le combler en opérant des distinctions entre termes a priori voisins. Ainsi André Demichel distinguait-il les notions de contrôle, de réglementation et de police. Tandis que la réglementation, de nature « statique », correspondrait à un « premier stade d’interventionnisme » affectant l’ensemble du corps social, le contrôle, de nature « dynamique » en serait le « perfectionnement ». De même, le pouvoir de police, qui s’intéresserait à certains objets particuliers et serait « toujours étroitement lié », se distinguerait-il du contrôle, qui ne s’exercerait que sur certains organismes intuitu personae et donnerait place à un « pouvoir parfois très largement discrétionnaire » 1182 . Le Professeur Jean-Paul Négrin, lui, opère une distinction entre deux types de contrôle administratif. Le premier, de type tutélaire, s’apparenterait à l’ancienne tutelle administrative sur les personnes publiques décentralisées et se caractériserait par une faculté d’empêcher et une faculté de statuer. Le second, de type hiérarchique, s’apparenterait à l’idée de déconcentration et se caractériserait par un pouvoir de réformation sur les actes et un pouvoir d’instruction sur les agents 1183 . Par ailleurs, cet auteur fait du degré de dépendance par rapport à l’administration un critère de la notion de « service public fonctionnel », notion utilisée pour évoquer la prise encharge, par une personne privée, d’une mission de service public sous la « haute direction » de l’administration 1184 .

Ces distinctions opérées entre différentes formes de contrôle, plus ou moins empreintes de collaboration, se matérialiseraient à travers les sources du contrôle elles-mêmes. Ainsi une distinction est-elle très souvent opérée entre le procédé de l’autorisation de police et celui de l’agrément. Toujours l’idée soutenue est que l’agrément, très fortement lié aux notions d’intérêt général et de service public, implique une collaboration que l’autorisation exclut et laisse place à un très large pouvoir discrétionnaire de l’administration 1185 . Le régime de droit public des jeux apparaît alors dans toute son originalité puisqu’il fait place à la fois au procédé de l’autorisation de police, dont les conditions de délivrance, une fois n’est pas coutume, révèlent un large pouvoir discrétionnaire de l’administration, mais aussi au procédé de l’agrément.

Le Professeur Chevallier a lui aussi découvert dans la loi et la jurisprudence administrative une catégorie intermédiaire entre police et service public, plus claire que celles présentées précédemment et permettant, elle aussi, de mieux rendre compte du « passage de la technique de l’encadrement à celle de la prise en charge » et qu’il nomme « association au service public ». Il faudrait entendre par là « la situation dans laquelle une personne privée, juridiquement autonome et placée en dehors de la hiérarchie administrative, accepte, sur la base d’un contrat ou du fait de l’intervention contraignante des Pouvoirs publics, d’orienter son action en fonction des exigences de l’intérêt général » 1186 . Bien qu’un peu ancienne, cette analyse nous semble conserver toute sa pertinence. Malheureusement, elle n’a reçu, à notre connaissance, qu’un très faible écho dans la doctrine contemporaine, si bien que l’entre-deux situé entre police et service public demeure toujours une sorte de « no man’s land ».

Comment dès lors utiliser ces apports dans notre entreprise de qualification juridique de l’activité des opérateurs de jeu ? Il semble difficile d’établir une graduation rigoureuse de la collaboration entre ceux-ci et l’administration, car cela nous amènerait à utiliser des notions imparfaitement définies ou peu consensuelles, et sans doute à prendre parti dans le débat opposant (ou réunissant) police et service public. Surtout, une telle démarche ne nous semble pas absolument nécessaire. La soumission de l’autorisation de donner à jouer à des conditions nombreuses et extrêmement strictes, le simple constat de l’utilisation, par l’administration, d’une gamme très étendue d’instruments de contrôle, ou encore les pouvoirs et les missions que l’administration confie aux opérateurs de jeu nous semblent être des indices révélateurs d’une maîtrise étatique du jeu empreinte de collaboration. Ce serait donc la « densité des contraintes » 1187 et de la collaboration qui permettrait de distinguer l’activité privée réglementée (ou policée), l’association au service public ou la dévolution d’une mission de service public aux opérateurs de jeu. En d’autres termes, c’est l’évaluation quantitative des obligations imposées aux opérateurs de jeu et des pouvoirs qui leur sont conférés qui permettra de qualifier la fonction juridique de ces derniers parmi les trois hypothèses suivantes : mise en œuvre d’une activité policée, association au service public de la police des jeux ou gestion directe du service public de l’organisation du jeu 1188 .

Aussi nous semble-t-il que la meilleure façon de procéder à cette évaluation réside dans une double approche du régime de droit public des jeux : l’une en termes de prescription, de police, et qui traduit le point de vue du maître (titre I), l’autre en termes de prestation, de service public, et qui traduit le point de vue de l’opérateur/collaborateur (titre II).

Notes
1166.

J. Rivero et J. Waline, Droit administratif, op. cit., n° 347.

1167.

Y. Gaudemet, Traité de droit administratif, 16ème éd., Paris, LGDJ, 2001, t. I, n° 1500.

1168.

Le grand Robert de la langue française, op. cit., t. IV, p. 1064.

1169.

Ibid., t. II, p. 552.

1170.

Nous reconnaissons volontiers que la relation que nous établissons entre les deux termes, qui aurait sans doute pu être établie en sens inverse, est très arbitraire. Ce n’est qu’une convention que nous espérons utile.

1171.

J. Rivero et J. Waline, Droit administratif, op. cit., n° 362.

1172.

Nous nous permettons, dans un souci de clarté, d’anticiper sur la suite de notre travail, mais la réalité de ces monopoles reste à démontrer.

1173.

C. Bertrand, L’agrément en droit public, Clermont-Ferrand, Presses universitaires de la Faculté de Droit / Université d’Auvergne, 1999, n° 64.

1174.

J. Moreau, « De l’interdiction faite à l’autorité de police d’utiliser une technique d’ordre contractuel », AJDA 1965.3-17, p. 24, note 6 à propos des arrêts Terrier (CE 6 février 1903, Rec. 94 ; S. 1903.III.25, conclusions Romieu, note Hauriou) et Thérond (CE 4 mars 1910, Rec. 193 ; S. 1911.III.17, conclusions Pichat, note Hauriou ; RDP 1910.249, note Jèze).

1175.

E. Picard, La notion de police administrative, Paris, LGDJ, 1984, t. I, p. 88.

1176.

M. Hauriou, Précis de droit administratif et de droit public, 12ème éd. (1933) revue et remise à jour par A. Hauriou, Paris, Dalloz, 2002, p. 64.

1177.

E. Picard, La notion de police administrative, op. cit., pp. 428 et 440.

1178.

J. Rivero et J. Waline, Droit administratif, op. cit., n° 347 ; Y. Gaudemet, Traité de droit administratif, op. cit., n° 1680 ; R. Chapus, Droit administratif général, t. 1, 15ème éd., Paris, Montchrestien, coll. Domat droit public, 2001, n° 901 ; R. Latournerie, « Sur un Lazare juridique. Bulletin de santé de la notion de service public. Agonie ? Convalescence ? Ou jouvence ? », EDCE 1960, pp. 129-130 ; J-F. Lachaume, « Quelques remarques sur les critères de l’acte administratif exécutoire émanant d’organismes privés gérant un service public » in Mélanges Stassinopoulos, Paris, LGDJ, coll. Problèmes de Droit public contemporain, 1974, p. 105 ; E. Picard, La notion de police administrative, op. cit., p. 105.

1179.

J-P. Négrin, L’intervention des personnes morales de droit privé dans l’action administrative, Paris, LGDJ, 1971, p. 90. Plus globalement, le fait que la grande majorité des ouvrages généraux de droit administratif présente la police et le service public comme les deux formes de l’action administrative révèle nécessairement une forme d’opposition, quand bien même le souci de rigueur amène tous les auteurs à la nuancer.

1180.

G. Vedel, « Les bases constitutionnelles du droit administratif », EDCE, 1954, pp. 25, 33 et 38. Encore que cette présentation des choses soit elle aussi simplificatrice, ainsi le Professeur de Corail écrit-il que « les théories qui veulent définir le service public en fonction de l’idée de prestation doivent être catégoriquement écartées (…). La qualification de service public doit, selon nous, s’étendre non seulement aux activités administratives qui s’expriment dans des fournitures de prestations mais aussi à toutes celles qui ont pour objectif de réglementer les comportements des personnes privées » (J-L. de Corail, « Le juge administratif et la qualification des interventions de l’Etat dans le domaine de l’économie » in Recueil d’études en hommage à Charles Eisenmann, Paris, Cujas, 1975, p. 314).

1181.

C. Bertrand, L’agrément en droit public, op. cit., n° 62.

1182.

A. Demichel, Le contrôle de l’Etat sur les organismes privés – Essai d’une théorie générale, Paris, LGDJ, coll. Bibliothèque de droit public, tome XXIX, 1960, pp. 9-12.

1183.

J-P. Négrin, L’intervention des personnes morales de droit privé dans l’action administrative, op. cit., pp. 173s. et 223s.

1184.

Ibid., pp. 118s.

1185.

B. Tricot, « L’agrément administratif des institutions privées », D. 1948.chron.25-28 ; J. Georgel, « L’agrément administratif », AJDA 1962.467-492 ; P. Livet, L’autorisation administrative préalable et les libertés publiques, op. cit., pp. 60s ; A. Demichel, op. cit., pp. 200s ; C. Bertrand, L’agrément en droit public, op. cit., n° 62 et 63 ; F. Batailler, « Les Beati possidentes du droit administratif (Les actes administratifs créateurs de privilèges) », RDP 1965.1051-1097.

1186.

J. Chevallier, « L’association au service public », JCP 1974.2667, n° 2 et 3.

1187.

Ibid., n° 28.

1188.

A ne pas confondre avec « l’organisation du service public de l’organisation du jeu » qui est toujours le fait du législateur et du gouvernement.