Titre I : La police des jeux

La notion de police, dérivée du grec polis qui signifie cité, est l’une des plus anciennes de notre vocabulaire juridique. Synonyme, au XVIème siècle, de la notion même de droit, elle est considérée, par les auteurs des XVIIème et XVIIIème siècles, comme une « technique de gouvernement propre à l’Etat » désignant le « domaine dans lequel le pouvoir politique et administratif peut intervenir », conception qui conduira les théoriciens allemands à distinguer l’Etat de police de l’Etat de droit. Ce n’est qu’au XIXème siècle que, sous l’influence directe du libéralisme, elle devient une « action précise et subsidiaire de l’Etat libéral » dont la doctrine administrative française s’emparera pour en faire, notamment sous l’influence de Maurice Hauriou, un concept explicatif du droit administratif auquel la notion de « puissance publique » est assimilée 1189 .

Servant à légitimer le pouvoir administratif mais aussi à le limiter à travers l’idée de « nécessité publique », la police est aujourd’hui l’un des concepts les plus sollicités et les plus flous de notre droit public 1190 , comme en témoignent les travaux d’Etienne Picard sur La notion de police administrative. Faisant le tour des différentes acceptions que l’on trouve du terme dans le discours juridique, il constate l’existence d’un sens organique et d’un sens fonctionnel, d’un sens formel et d’un sens matériel, d’un sens large et d’un sens étroit, d’un sens traditionnel et d’un sens moderne et, enfin, d’un sens statique et d’un sens dynamique. A l’issue de sa recherche, il voit dans la police « une notion résiduelle, fragmentaire, difforme ou téléologique, ce qui la condamne en tant que notion juridique ». La notion de police ne serait que « la somme de ses représentations techniques particulières et, en même temps, une sorte de magma largement empirique, équivoque et historique, dans la mesure où elle est liée de façon assez floue à une conception libérale de l’activité publique » 1191 .

Cette analyse n’invite pas vraiment à l’utilisation du terme, mais l’expression de « police des jeux » est largement répandue et la police reste, à travers l’enseignement du droit administratif, l’une des deux formes incontournables de l’action administrative avec le service public. Par ailleurs nos préoccupations ne sont pas les mêmes que celles d’Etienne Picard : là où il cherche à reconstruire la notion de police à l’aide de critères rigoureux, cette étude ne s’intéresse qu’à l’une de ses « représentations techniques particulières » et notre méthode sera « largement empirique ». Il semble dès lors possible d’adopter vis à vis du mot « police » une posture largement répandue dans la doctrine juridique et qui consiste à retenir le sens large du mot, sans pour autant lui faire recouvrir, comme autrefois, toute la notion de droit. Ainsi, Jean Rivero et Jean Waline définissent-ils la police comme « l’ensemble des interventions de l’administration qui tendent à imposer à la libre action des particuliers la discipline exigée par la vie en société » 1192 . L’avantage d’une telle définition est qu’elle ne préjuge en rien de la nature des procédés mis en œuvre par l’administration dans le cadre de son pouvoir de police : il pourra s’agir autant de procédés normatifs que d’activités matérielles.

De plus, retenir une conception large de la notion permet d’y intégrer l’ensemble des procédés présentés plus haut comme des mécanismes autonomes et distincts de la police. En effet, doit-on cesser de parler de « police des jeux » lorsque, une fois l’autorisation de jeu délivrée à un casino, le ministre de l’Intérieur agréé les membres du personnel affecté au jeu ? Ce qu’on appelle communément la « police des jeux » recouvre incontestablement des formes de collaboration poussée entre l’administration et les opérateurs de jeu. Elle nous semble d’ailleurs illustrer la transformation des rapports de l’Etat à la société si bien décrite par Etienne Picard : « la contrainte, dit-il, devient moins sensible mais beaucoup plus insidieuse, diffuse et efficace aussi : l’administration cherche davantage à dissuader qu’à interdire, à inciter qu’à prescrire, à informer ou prévenir qu’à menacer ou réprimer. La collaboration qui s’établit entre le puissance publique et certaines activités fait qu’elle agréé plus qu’elle n’autorise, qu’elle aide plus volontiers qu’elle n’entrave. Après avoir diversifié ses formes, le procédé strictement normatif atteint lui-même certaines limites : l’administration fournit elle-même la prestation au lieu de la requérir ; elle fait suivre ses agréments d’un contrôle et précéder ses décisions d’une négociation ; elle décrète moins et contracte davantage. En un mot, elle réalise mieux ses objectifs en servant qu’en "fulminant" » 1193 . A défaut d’illustrer l’idée d’un glissement des procédés de police de la contrainte à la collaboration, la police des jeux semble bien révéler la spécificité de l’activité des opérateurs de jeu.

La « police des jeux » est une policespéciale 1194 en ce sens que, contrairement à la policegénérale, elle s’applique à une branche particulière d’activité et met en œuvre des moyens plus précis et techniquement plus adaptés à son domaine. Certes, le jeu est aussi un objet de police générale, ainsi que nous avons pu le voir dans la première partie de notre travail. Mais la police des jeux, quant à elle, a pour objet essentiel le contrôle de l’offre de jeu dont l’exploitation est normalement prohibée. Dès lors, nous pouvons en retenir la définition suivante : ensemble des interventions de l’administration qui tendent à encadrer l’exploitation des jeux dont l’offre publique est interdite par la loi. Son étude suppose un recensement des divers instruments juridiques mis en œuvre par l’administration ainsi qu’une analyse de leur fonctionnement interne. Elle exige, par ailleurs, une présentation des moyens matériels (et principalement humains) qui accompagnent nécessairement son activité normative.

Le « privilège » que constitue le droit d’exploiter certaines formes de jeux ne peut être acquis qu’à la suite d’une habilitation expresse de l’administration (chapitre I), à la suite de laquelle l’administration continue à exercer un contrôle permanent des opérations de jeu (chapitre II).

Notes
1189.

Gleizal (J-J.), Gatti-Domenach (J.) et Journès (C.), La police - Le cas des démocraties occidentales, Paris, PUF, coll. Thémis droit public, 1993, pp. 17s.

1190.

Mais ne doit-on pas y voir l’apanage de tout concept explicatif ?

1191.

E. Picard, La notion de police administrative, op. cit., p. 444.

1192.

J. Rivero et J. Waline, Droit administratif, op. cit., n° 347.

1193.

E. Picard, La notion de police administrative, op. cit., pp. 245-246.

1194.

« Considérant qu’il résulte des dispositions de la loi du 15 juin 1907 réglementant le jeu dans les cercles et casinos des stations balnéaires, thermales et climatériques, que la police de cette activité est assurée par le ministre de l’Intérieur », CE sect. 18 mai 1951 [Bensussan], Rec. 277.