Chapitre I : L’habilitation préalable des opérateurs de jeu et de leurs collaborateurs

Dans le cadre de la police des jeux, l’habilitation préalable intervient principalement sous deux formes. Il s’agit d’abord de l’autorisation de jeu, clé de voûte de la maîtrise étatique du jeu en ce qu’elle permet à l’administration de sélectionner les opérateurs de jeu et de contrôler au plan quantitatif l’offre de jeu dispensée sur le territoire national. Le second procédé réside, quant à lui, dans l’agrément de certains opérateurs de jeu, mais surtout, de leurs collaborateurs.

L’autorisation de jeu est l’instrument clé des rapports juridiques de l’Etat au jeu. Celle-ci peut être définie comme l’acte administratif unilatéral par lequel l’administration octroie à une personne physique ou morale le droit d’organiser un jeu dont l’offre publique est en principe interdite par la loi. En raison de la règle du parallélisme des formes, c’est le législateur qui, seul, après avoir interdit l’exploitation des jeux, peut autoriser cette dernière. Mais le gouvernement est étroitement associé à cette procédure et interviendra le plus fréquemment au moyen d’actes administratifs unilatéraux pour concrétiser cette autorisation dont le Parlement aura auparavant fixé le cadre. C’est le système classique de l’autorisation préalable dans laquelle Pierre Livet voit un « acte exclusivement permissif, émis par la puissance publique, et transformant une liberté potentielle (ou "retenue") en une liberté réelle » 1195 . Mais si les « autorisations de jeu » sont des actes administratifs, leur analyse ne peut ignorer le cadre législatif dans lequel elles s’inscrivent et à propos duquel nous emploierons l’expression « autorisation du jeu ».

Acte législatif dans un premier temps, l’autorisation du jeu apparaît comme la manifestation d’un droit souverain, voire d’un droit régalien. Dans sa Contribution à la Théorie générale de l’Etat, Raymond Carré de Malberg constate que, historiquement, le mot « souveraineté » peut recouvrir trois significations distinctes. Originairement, ce terme désigne le « caractère suprême d’une puissance pleinement indépendante, et en particulier de la puissance étatique ». Dans une autre acception, il désigne « l’ensemble des pouvoirs compris dans la puissance d’Etat, et il est par suite synonyme de cette dernière ». Enfin, « il sert à caractériser la position qu’occupe dans l’Etat le titulaire suprême de la puissance étatique », en ce sens, « la souveraineté est identifiée avec la puissance de l’organe » 1196 .

C’est dans le deuxième sens ci-dessus évoqué que nous employons l’expression « droit souverain ». En effet, il ressort de l’étude historique de la réglementation des jeux que l’autorisation du jeu fut de tous temps un « pouvoir compris dans la puissance d’Etat » et que c’est seulement à la suite d’une manifestation de la volonté expresse de ce dernier (ou d’un seigneur local à la suite de la dilution de l’Etat royal) que le jeu a pu être légalement organisé. Peut-être même pourrait-on parler, en prenant l’histoire pour seul témoin, de « droit régalien », puisque, pour le Robert, ce dernier adjectif signifie en droit ancien : « Qui est propre à la royauté, qui appartient au roi ». D’ailleurs, après avoir affirmé que, dans un sens cette fois politique, l’expression « pouvoir régalien » renvoie à une idée de pouvoir « absolu, sans contrôle démocratique », le même Robert illustre sa définition par cette citation, qui tombe pour nous à point : « Au cours des dernières années, l’Etat a fait bien souvent appel, et sous des formes diverses, parfois même assez régaliennes, à l’aide financière des sociétés de courses » 1197 . Ainsi est-ce la loi, instrument premier de la puissance d’Etat et dont la maîtrise constitue « la première marque de souveraineté » 1198 , qui peut seule autoriser de manière dérogatoire l’exploitation du jeu. A sa suite, « le droit d’autoriser les jeux est un droit qui par sa nature appartient au gouvernement, au pouvoir central », c’est un « droit régalien » 1199 .

L’attitude du juge communautaire vis-à-vis des législations ludiques des Etats membres confirme pour partie cette analyse. Elle la confirme dans la mesure où l’utilisation de la notion de raison impérieuse d’intérêt général pour justifier les entraves à la libre circulation dont ces législations sont porteuses traduit l’idée d’une compétence que les Etats membres n’ont, en l’absence d’harmonisation, pas déléguée aux instances communautaires. Elle ne la confirme toutefois que partiellement, puisque l’exercice de cette compétence ne se fait désormais plus « sans contrôle démocratique ». Ainsi la Cour de justice prend-elle soin de vérifier que les entraves à la libre circulation ont effectivement pour fonction la poursuite des objectifs d’intérêt général mis en avant par les Etats membres. Mais une fois cette condition satisfaite, il semble bien que les juges de la Cour du Luxembourg laissent aux autorités nationales un très large pouvoir d’appréciation concernant le choix des modalités d’organisation et de contrôle des activités d’exploitation des jeux. Mieux, dans l’affaire Läärä, soumise à l’examen de la Cour en 1999, les juges ont semblé recommander la mesure la plus radicale qui soit : le monopole 1200 . Faisant subir un test d’équivalence à la législation finlandaise, les juges soulevèrent l’hypothèse d’une taxation des opérateurs de jeu dans le cadre d’une réglementation non exclusive en tant que mesure moins contraignante susceptible de satisfaire les objectifs poursuivis par la loi. Mais après examen, les juges déclarent que la législation finlandaise constitue une « mesure certainement plus efficace pour assurer, en raison des risques de délit et de fraude, une stricte limitation du caractère lucratif de telles activités ». Ainsi la Cour estime-t-elle « qu’une autorisation limitée de ces jeux, dans un cadre exclusif, qui présente l’avantage de canaliser l’envie de jouer et l’exploitation des jeux dans un circuit contrôlé, de prévenir les risques d’une telle exploitation à des fins frauduleuses et criminelles et d’utiliser les bénéfices qui en découlent à des fins d’utilité publique, s’inscrit aussi dans la poursuite de tels objectifs » 1201 .

Tant en droit positif que dans une perspective historique, l’autorisation du jeu, et sa traduction administrative, l’autorisation de jeu, apparaissent dès lors bien comme des droits souverains appartenant de manière exclusive au détenteur de la puissance d’Etat (section 2). L’agrément, quant à lui, en est le complément logique : impliquant à la fois la collaboration et le contrôle, il confie à la puissance publique un droit de regard sur le recrutement et le maintien des agents de certains opérateurs de jeu, ou encore de certains de leurs collaborateurs (section 3). Mais avant d’entrer dans l’étude de ces mécanismes, il nous faut faire un détour par l’étude des conditions préalables à l’habilitation, grâce auxquelles le législateur et le pouvoir réglementaire parviennent, en quelque sorte, à organiser le marché des jeux (section 1).

Notes
1195.

P. Livet, L’autorisation administrative préalable et les libertés publiques, op. cit., p. 36.

1196.

R. Carré de Malberg, Contribution à la Théorie générale de l’Etat, op. cit., p. 79.

1197.

P. Arnoult, Les Courses de chevaux (Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1967, 128 p.) in Le grand Robert de la langue française, op. cit., t. V, p. 1798.

1198.

P. Sueur, Histoire du droit public français, t. I : « La Constitution monarchique », Paris, PUF, coll. Thémis droit public, 2001, p. 143.

1199.

Propos de M. Louis Puech, président de la commission de la Chambre des députés chargée d’examiner le projet de la loi relatif à la réglementation des casinos, JO 19 mars 1907, Débats-Chambre des députés, p. 694.

1200.

Rappelons que dans cette affaire était en cause la législation finlandaise qui accorde à un organisme de droit public le droit exclusif d’exploiter des machines à sous ainsi que la faculté de fabriquer et de vendre des machines à sous et des appareils de loisirs.

1201.

CJCE21 septembre 1999 [C-124/97, Läärä], préc., point 37 et 41.