Conclusion du titre I

Cette brève approche sectorielle du contrôle des opérations de jeu confirme, si besoin est, l’hypothèse d’une maîtrise étatique du jeu. Après avoir organisé le marché du jeu en fixant les conditions préalables à l’habilitation des opérateurs, l’Etat sélectionne les candidats et détermine le volume d’offre de jeu dispensé sur le territoire au moyen de la délivrance d’autorisations de police (autorisations de jeu et agréments), puis il assure – en y associant le plus souvent les opérateurs de jeu eux-mêmes – le contrôle des opérations ludiques. Ce faisant, il satisfait aux conditions techniques posées par la Cour de justice des Communautés européennes concernant la soustraction du marché des jeux au principe de libre circulation en assurant un contrôle effectif de l’offre de jeu.

Toutefois, d’un secteur du jeu autorisé à l’autre, l’autonomie des différents opérateurs est susceptible de varier. On pourrait ainsi les situer sur une échelle graduée témoignant de la croissance de cette autonomie. Tout en bas de cette échelle figureraient les cercles et les casinos, totalement dépendants de la volonté du ministre de l’Intérieur concernant leur ouverture, la fixation de leur volume d’activité et l’adoption de la réglementation des jeux. A mi-parcours se situeraient les opérateurs intervenant dans le secteur des paris mutuels dans la mesure où ils participent à l’adoption des codes de leur spécialité, parfois même à la réglementation des paris, et en ce qu’ils proposent à la tutelle le calendrier des épreuves servant de supports aux paris mutuels, contribuant ainsi à la détermination du volume des paris autorisés. Enfin, doté de la plus large autonomie, La Française des jeux est le seul opérateur à bénéficier d’une habilitation générale et intemporelle concernant la création et l’exploitation de ses jeux. Certes son autorité de tutelle dispose des moyens de contrôler son volume d’activité, mais elle semble sur ce point déterminer assez librement sa stratégie commerciale.

Ces disparités d’un secteur à l’autre témoignent également de l’éclatement de centres de décision en matière de jeu, les trois ministères les plus concernés (Intérieur, Agriculture, Economie et Finances) agissant indépendamment les uns des autres et sans concertation apparente. Ainsi le volume global des jeux publics résulte-t-il de la juxtaposition de politiques sectorielles menées par ces trois administrations, de sorte qu’il n’existe pas de véritable politique des jeux en France, ce que de nombreux observateurs appellent de leurs vœux 1665 .

En outre, la densité du contrôle de l’Etat sur les opérateurs de jeu 1666 est telle que l’approche en termes de police, seule retenue par la doctrine, semble quelque peu réductrice. Des phénomènes de collaboration, et parfois même de cogestion, apparaissent de manière évidente dans chacun des trois grands secteurs du jeu. On peut donc sans exagérer supposer que les opérateurs de jeu sont, pour reprendre la formule du Professeur Chevallier, amenés à « orienter (leur) action en fonction des exigences de l’intérêt général » 1667 et que, partant, ils sont « associés au service public » de la police des jeux. Le « caractère hybride » 1668 de leur régime, mi-public, mi-privé, confirme d’ailleurs cette hypothèse. L’usage de l’agrément en matière de cercles, de casinos et de paris mutuels semble également confirmer la participation des opérateurs concernés à une tâche d’intérêt général. En outre, ces opérateurs sont souvent associés à l’activité matérielle de contrôle de la régularité du jeu, de même participent-ils parfois directement à l’adoption d’actes réglementaires présidant à l’organisation du jeu ou de son support.

Peut-on aller plus loin et rechercher si les opérateurs de jeu se voient confier une véritable mission par l’Etat ? Que les observateurs répugnent à voir dans celle-ci une mission d’intérêt général est bien compréhensible, mais on ne peut ignorer le fait, sans cesse rappelé par l’enseignement du droit administratif, que l’administration ne poursuit à travers ses actions qu’une seule fin qui est, justement, l’intérêt général.

Certes, l’administration peut décider de se comporter comme une personne privée. Les fins qu’elle poursuit peuvent alors être autres que l’intérêt général entendu strictement et son action, comme celle des personnes privées qu’elle contrôle, à la condition que ne soit mobilisée aucune prérogative de puissance publique, sera soustraite à l’application du droit administratif 1669 . Ainsi, à observer le régime juridique, exclusivement privé, auquel sont soumis les actes des opérateurs de jeu, on pourrait croire en effet que la maîtrise étatique du jeu n’implique en rien l’existence d’un service public de l’organisation du jeu.

Mais au grand dam des amateurs de logique, dont les juristes font partie, le fonctionnement concret de l’exploitation des jeux autorisés échappe largement à ce schéma. D’abord, l’autorisation du jeu apparaît sans équivoque comme une nécessité publique, un acte d’intérêt général. Mais surtout, certains opérateurs de jeu semblent effectivement disposer de prérogatives de puissance publique. Tel est le cas des monopoles dont disposent La Française des jeux et les sociétés de courses impliquées dans l’organisation des trois paris mutuels, sans compter celui, plus discutable, dont dispose la collectivité des casinos en matière de machines à sous. Mais on peut aussi faire référence à la participation des certains opérateurs à l’adoption d’actes réglementaires, au pouvoir d’autorisation dont disposent certaines sociétés de courses de sorte qu’elles contrôlent l’accès à certaines professions. Tel est encore le cas du pouvoir disciplinaire dont elles disposent sur ces mêmes personnes.

Intérêt général, contrôle de l’administration et prérogatives de puissance publique, on retrouve là tous les ingrédients du régime des personnes privées investies d’une mission de service public. Si cette qualification est toujours refusée à l’activité d’exploitation des jeux par le juge, nous ne pouvions faire moins que de nous intéresser à ce qui semble être, de prime abord, une curiosité de notre système juridique.

Notes
1665.

J-P. Martignoni-Hutin, C. Bucher et M. Valleur, « La nécessité d’une réelle politique des jeux », Les Echos, 26 décembre 2003, p. 10 ; C. Begin, Pour une politique des jeux, Paris, L’Harmattan, coll. Questions contemporaines, 2001, 209 p.

1666.

Nous mettons à part les opérateurs de loteries locales pour les raisons que nous avons déjà exposées.

1667.

J. Chevallier, « L’association au service public », art. cit., n° 3.

1668.

Ibid., n° 28.

1669.

Il est vrai que les services publics industriels et commerciaux échappent largement au droit administratif alors même qu’ils poursuivent un but d’intérêt général, mais il faut rappeler que l’organisation de tels services constitue en elle-même une prérogative de puissance publique (TC Sec. 13 juillet 1956 [Epoux Barbier c/ Air France], Rec. 338).