Titre II : Le jeu, un service public ?

« Mythe » fondateur de l’identité politique française 1670 , notion clé de notre droit administratif, le service public a eu une influence telle sur cette branche du droit qu’il fut un temps envisagé, sous l’influence de l’Ecole du même nom, de voir en lui le critère unique de l’application du droit administratif, en même temps que son concept explicatif. Quoique séduisante par sa simplicité, cette thèse n’a, dès le départ, pas réussi à surmonter l’épreuve des faits et de la jurisprudence. En effet, il fallut rapidement convenir que certains services publics intervenant dans le secteur industriel et commercial sont largement soumis au droit civil et commercial et, partant, à la compétence des juridictions judiciaires 1671 . De même, l’emploi de procédés de droit privé dans la gestion des services publics se fit encore plus remarquable lorsque le Conseil d’Etat reconnut qu’une collectivité publique pouvait, autrement que par le biais d’une concession, investir certains organismes privés d’une mission de service public 1672 .

Pour autant, la notion n’en demeure pas moins un « axiome du droit public » 1673 puisqu’on peut encore y voir tant un des fondements du droit administratif que l’un des critères de répartition des compétences entre juridictions de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif. Mais il est dans cette tâche épaulé par cette autre notion fondamentale du droit public qu’est la « puissance publique ». A celle-ci on assimile la « gestion publique », autrement dit, l’emploi de procédés « exorbitants du droit commun » consistant autant dans des « sujétions » ou « obligations exorbitantes » à la charge de l’administration, qu’en des « prérogatives ou privilèges » 1674 . Certes, la théorie, initiée par René Chapus 1675 , plaçant le service public et la puissance publique au cœur du droit et du contentieux administratifs a suscité de très vives controverses 1676 et il semble bien qu’au sein de ce « couple célèbre » 1677 ce soit aujourd’hui, pour la majorité de la doctrine, la puissance publique qui apparaisse comme la notion la plus déterminante 1678 . Mais, là encore, s’il ne semble pas nécessaire, dans le cadre de cette étude, de prendre parti dans ce débat, sans doute verra-t-on dans les développements qui suivront la preuve de notre ralliement à la doctrine dominante, car c’est principalement à travers la recherche de prérogatives ou de privilèges exorbitants octroyés aux opérateurs de jeu que sera recherchée la marque du service public.

A défaut de définition donnée par les textes, c’est principalement à travers l’analyse des arrêts du Tribunal des conflits et du Conseil d’Etat que la doctrine a tenté de préciser les contours de la notion. A l’issue de près d’un siècle de discussions, c’est l’approche matérielle, ou fonctionnelle, du service public que retient la grande majorité de la doctrine contemporaine. Certes, ces approches sont le plus souvent agrémentées d’un point de vue organique rappelant la présence d’un lien nécessaire avec une personne publique, mais il est souvent présenté comme secondaire 1679 . Ainsi peut-on y voir, avec les Professeurs Rivero et Waline, une « forme de l’action administrative dans laquelle une personne publique prend en charge ou délègue, sous son contrôle, la satisfaction d’un besoin d’intérêt général » 1680 .

Les rapports entre l’activité d’exploitation des jeux et la notion de service public, cette première étant prise dans une perspective transversale dépassant l’exemple d’un seul secteur, ont été très peu étudiés par la doctrine. Dans un article intitulé Les jeux de hasard , un service public atypique, publié en 2000, le Professeur Marie-Christine Rouault s’est intéressée à cette relation mais en a exclu le champ des paris mutuels 1681 . Autrement, le Professeur Chapus y a consacré quelques lignes dans son article, publié en 1968, Le service public et la puissance publique 1682 . Mais la rareté de ces études contraste étonnamment avec l’utilisation fréquente de l’exemple du jeu auquel de nombreux ouvrages généraux renvoient pour illustrer les limites internes (casinos) et externes (Française des jeux et paris sur les courses de chevaux) du champ des services publics 1683 . Ceci justifie peut-être que l’on se penche de plus près sur les éléments de cette relation sans trop nous soucier de ce que peut avoir de choquant cette réflexion.

Il convient avant tout de rappeler les présupposés théoriques servant de cadre à l’analyse de cette relation ou, pour le dire autrement, d’identifier, dans la théorie générale du service public, les éléments qui, dans le silence de la loi, permettent au juge administratif de déterminer si oui ou non une personne privée est investie d’une mission de service public. La réponse du juge à cette question sera positive dans deux hypothèses. Ce sera tout d’abord le cas lorsque l’administration contracte avec une personne privée et, ce faisant, la fait participer à l’exécution même du service public 1684 . Par ailleurs, il résulte de la jurisprudence du Conseil d’Etat, très explicitement rappelée dans un arrêt de section du 28 juin 1963 Narcy 1685 , qu’en dehors de toute relation contractuelle avec l’administration, une personne privée peut encore être investie d’une mission de service public lorsqu’elle remplit une mission d’intérêt général exercée sous le contrôle de la puissance publique et qu’elle dispose pour ce faire de prérogatives de puissance publique 1686 . Quant à savoir si ces trois éléments doivent être vus comme des critères jouant seulement de manière cumulative ou si l’on peut y voir de simples indices 1687 , de sorte qu’un but d’intérêt général puisse être déduit du fait que la personne privée dispose de prérogatives de puissance publique, il s’agit d’une question épineuse que nous réservons pour des développements ultérieurs, car le sens de notre analyse dépendra en partie de la réponse qui lui sera apportée.

La question des rapports entre jeu et service public ne concerne pas l’ensemble des secteurs du jeu autorisé. Sont seuls concernés les trois types d’opérateurs que sont les casinos, les organisateurs de paris mutuels et La Française des jeux. En effet, les cercles ne sont pas ouverts au public, les prélèvements dont ils font l’objet relèvent d’une fiscalité de droit commun et, même s’ils font l’objet de contrôles étroits, on ne relève dans leur régime juridique aucun élément susceptible de renvoyer à la gestion publique. Cette dernière remarque vaut également pour les opérateurs de loteries locales qui, faisant seulement l’objet de contrôles limités, seront logiquement exclus du champ de cette réflexion.

Après avoir opéré un nécessaire détour par l’appréciation que les juges portent sur la relation jeu / service public (chapitre I), nous procéderons à l’étude des éléments du régime des jeux qui ne peuvent, de prime abord, pouvoir s’expliquer que grâce au recours à la notion de service public, pour ensuite rechercher les raison susceptibles de justifier l’exclusion du jeu du champ des services publics (chapitre II).

Notes
1670.

J. Chevallier, « Regards sur une évolution » in AJDA 1997, n° spécial « Le service public », p. 8.

1671.

TC 22 janvier 1921 [Société commerciale de l’Ouest Africain dit Bac d’Eloka], Rec. 91.

1672.

CE Sect. 13 janvier 1961 [Magnier], Rec. 33, RDP 1961.155, conclusions Fournier ; CE Sect. 28 juin 1963 [Narcy], Rec. 401, RDP 1963.1186 note Waline, AJDA 1964.91 note de Laubadère.

1673.

J. Chevallier, « Regards sur une évolution », art. cit., p. 11.

1674.

Y. Gaudemet, Traité de droit administratif, op. cit., n° 74.

1675.

R. Chapus, « Le service public et la puissance publique », RDP 1968.236. Concernant les auteurs qui réservent une place importante, exclusive ou non, à la notion de service public, voir notamment : R. Latournerie, « Sur un Lazare juridique. Bulletin de santé de la notion de service public », EDCE 1960.61 ; A. de Laubadère « Revalorisations récentes de la notion de service public en droit administratif français », AJDA 1961.591 ; L. Nizard, « A propos de la notion de service public : un juge qui veut gouverner », D. 1964.chron.147 ; J. Rivero et J. Waline, Droit administratif, op. cit., n° 33.

1676.

Voir notamment P. Amselek, « Le service public et la puissance publique. Réflexions autour d’une étude récente », AJDA 1968.492 ; D. Truchet, « Nouvelles récentes d’un illustre vieillard : label de service public et statut de service public », AJDA 1982.427.

1677.

J-B. Geffroy, « Service public et prérogatives de puissance publique. Réflexions sur les déboires d’un couple célèbre », RDP 1987.49.

1678.

Tel est l’avis d’Yves Gaudemet, Traité de droit administratif, op. cit., n° 74.

1679.

Pour des approches où l’élément matériel apparaît comme clairement dominant : J-L. Autin et C. Ribot, Droit administratif général, Paris, Litec, coll. Objectif droit, 3ème éd., 2004, n° 314 ; G. Lebreton, Droit administratif général, 3ème éd., Paris, Armand Colin, coll. Compact droit, 2004, n° 78s ; G. Braibant et B. Stirn, Le droit administratif français, 6ème éd., Paris, Presses de sciences po et Dalloz, coll. Amphi, 2002, p. 156 ; P-L. Frier, Précis de droit administratif, Paris, Montchrestien, coll. Domat droit public, 2001, n° 305 ; G. Dupuis, M-J. Guédon et P. Chrétien, Droit administratif, 9ème éd., Paris, Armand Colin, coll. U, 2004, p. 517. Pour des approches où les éléments matériel et organique apparaissent sur le même plan : R. Chapus, Droit administratif général, t. 1, 15ème éd., Paris, Montchrestien, coll. Domat droit public, 2001, n° 744s ; G. Vedel et P. Delvolvé, Droit administratif, t. 2, 12ème éd., Paris, PUF, coll. Thémis droit public, 1992, n° 423s ; M-C. Rouault, Droit administratif, 2ème éd., Paris, Gualino, coll. Mémentos, 2004, p. 175s ; C. Debbasch et F. Colin, Droit administratif, 7ème éd., Paris, Economica, 2004, p. 347.

1680.

J. Rivero et J. Waline, Droit administratif, op. cit., n° 362. Le terme « délégation » doit ici être entendu dans un sens large, celle-ci peut être la conséquence d’un contrat comme d’une habilitation unilatérale.

1681.

M-C. Rouault, « Les jeux de hasard, un service public atypique » in Etudes en l’honneur de Pierre Sandevoir - Service public, services publics , Paris, L’Harmattan, 2000, p. 76. Par ailleurs, l’auteur n’a pu prendre en compte dans son analyse l’arrêt du Conseil d’Etat du 29 octobre 1999 Rolin (Rec. 327) par lequel ce dernier a considéré, contrairement à sa jurisprudence antérieure, que La Française des jeux n’est pas investie d’une mission de service public. Pour un commentaire de cet arrêt par Mme Rouault, voir JCP 2000.IV.2696.

1682.

R. Chapus, « Le service public et la puissance publique », art. cit., p. 252s.

1683.

Pour des ouvrages où au moins deux des trois grands secteurs de jeu sont évoqués : J. Rivero et J. Waline, Droit administratif, op. cit., n° 365 ; R. Chapus, Droit administratif général, op. cit., n° 756 ; P-L. Frier, Précis de droit administratif, op. cit., n° 308 ; J-F. Lachaume, C. Boiteau et H. Pauliat, Droit des services publics , 3ème éd., Paris, Armand Colin, 2004, p. 249 ; D. Alland et S. Rials, Dictionnaire de culture juridique, op. cit., p. 840 (entrée « intérêt »). Pour des ouvrages faisant principalement référence à l’arrêt Rolin : G. Lebreton, Droit administratif général, op. cit., n° 81 ; G. Braibant et B. Stirn, Le droit administratif français, op. cit., p.165 ; G. Dupuis, M-J. Guédon et P. Chrétien, Droit administratif, op. cit., p. 518 ; M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé et B. Genevois, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 14ème éd., Paris, Dalloz, 2003, n° 54.6 (commentaire sur CE Ass. 13 mai 1958 [Caisse primaire "Aide et protection"]).

1684.

CE Sect. 20 avril 1956 [Epoux Bertin], Rec. 167 ; TC 24 juin 1968 [Société d’approvisionnements alimentaires et Société des distilleries bretonnes], Rec. 801. Notons que la participation du cocontractant à l’exécution du service public peut-être d’une intensité variable. Ainsi suffit-il parfois que le contrat « associe le cocontractant à l’exécution du service public » (CE 27 mai 1957, [Artaud], Rec. 350) ou qu’il constitue « l’une des modalités de l’exécution du service public » (CE 14 novembre 1958 [Union meunière de la Gironde], Rec. 554). Même si ces diverses hypothèses de simple « participation » demeurent résiduelles, et que la gestion directe reste le critère le plus sûr, elles n’en fragilisent pas moins la catégorie, découverte par le Professeur Chevallier, des personnes privées « associées au service public ».

1685.

CE Sect. 28 juin 1963 [Narcy], Rec. 401.

1686.

Notons cependant que le Conseil d’Etat a parfois reconnu qu’un organisme privé contrôlé par l’administration et poursuivant un but d’intérêt général pouvait être investi d’une mission de service public alors même qu’il ne disposait d’aucune prérogative de puissance publique. L’idée est que cet élément apparaît superflu dès lors que la loi a elle-même prévu la participation de l’organisme à une mission de service public (TC 6 novembre 1978 [Bernardi], Rec. 652) ou encore lorsque celui-ci apparaît comme un prolongement de l’administration (CE 20 juillet 1990 [Ville de Melun et Association « Melun-Culture-Loisirs »], Rec. 220 ; CE 22 juillet 1994 [Office municipal d’aménagement et de gestion d’Allauch], Rec. 951).

1687.

A-S. Mescheriakoff, Droit des services publics , 2ème éd., Paris, PUF, 1997, n° 45.