§ 1 - Les approches marginales

Une première approche peut être trouvée dans la recherche, par le juge, de l’utilité publique d’une course de chevaux ou de son caractère de service public. Dans un arrêt du 12 juin 1891, le Conseil d’Etat dût se prononcer sur la question de la perception du droit des pauvres sur les entrées payées par les personnes admises dans l’enceinte des hippodromes. Ce prélèvement s’appliquait en effet aux entrées payantes de tous les spectacles mais en étaient exemptées les réunions données dans un but principal d’intérêt public et dans lesquelles le caractère de spectacle n’est qu’accessoire. Suivant les conclusions du commissaire du gouvernement Levasseur de Précourt, qui releva à plusieurs reprises l’utilité publique de telles manifestations, le Conseil d’Etat, jugeant que « les courses de la Société de Vichy sont organisées dans le but de poursuivre, de concert avec le gouvernement, auquel elle prête son concours, l’œuvre d’intérêt général d’amélioration de la race chevaline », estima que ces épreuves ne rentrent pas dans la catégorie des spectacles soumis à la perception du droit des pauvres 1736 .

Bien plus tard, dans un arrêt Bossuyt du 30 octobre 1953, le Conseil d’Etat eût à statuer sur la demande de réparation formulée, à la suite d’un accident, par le participant bénévole à une course de chevaux organisée dans le cadre d’une fête publique (donc, sans intervention d’une quelconque société de courses). Ecartant l’hypothèse d’une défaillance de l’organisation du service de police, le Conseil n’en a pas plus regardé le requérant comme ayant assuré l’exécution d’un service public dans l’intérêt de la collectivité locale. La demande fut donc rejetée. Cette solution pouvait paraître surprenante car l’association courses/paris justifiait, pour la majorité de la doctrine, l’exclusion de ces activités du champ des services publics en raison de l’immoralité du jeu 1737 . Or, en l’espèce, le concours litigieux s’était déroulé sans pari et la Haute juridiction avait déjà reconnu implicitement un service public dans des joutes avec barreurs organisées à l’occasion de fêtes communales 1738 . C’est ce qui amène Jean-Louis de Corail, citant l’arrêt Bossuyt, à écrire qu’« il est encore difficile de savoir pour quel motif le juge refuse de voir une collaboration à un service public dans une participation à une course de chevaux alors que cette qualité est reconnue à un tir de feu d’artifice » 1739 . Il est d’ailleurs à noter que la responsabilité des sociétés de courses pour les dommages survenus à l’occasion de ces manifestations relève exclusivement des règles du droit commun et que les tribunaux judiciaires sont seuls compétents pour l’apprécier 1740 .

Une seconde approche, très voisine de la première, peut être vue dans la reconnaissance, par la Cour de cassation, du but d’intérêt général dans lequel ont été créées les sociétés de courses de chevaux. Avant l’adoption de la loi du 1er juillet 1901 seuls les groupements de personnes physiques bénéficiant de la personnalité civile pouvaient être représentés en justice par l’un de leurs membres sans que les noms de tous les associés n’aient à figurer dans les actes de procédure. C’était la conséquence de l’adage Nul ne plaide en France par procureur. Par ailleurs, seuls ces groupements pouvaient légalement recevoir des libéralités. « Le principe général, qui ressort de l’esprit de notre législation, disait le Professeur Lyon-Caen, est, en France, qu’une personne morale ne peut exister sans être admise par la loi ». La personnalité civile n’était ainsi automatiquement reconnue qu’aux sociétés civiles ou commerciales constituées sous le régime de l’article 1832 du Code civil. En revanche, une association n’ayant pas le lucre pour but ne pouvait jouir de la personnalité civile qu’autant qu’elle avait été reconnue d’utilité publique par décret rendu sur avis du Conseil d’Etat. Or dans deux arrêts du 25 mai 1887 et du 2 janvier 1894, la chambre civile et la chambre des requêtes de la Cour de cassation reconnurent aux sociétés de courses de chevaux, qui ne répondaient à aucun des critères ci-dessus mentionnés, la capacité de se faire représenter en justice par l’un de leurs membres tout en leur refusant celle d’être gratifiées par testament. Ce faisant, elles établirent dans la personnalité civile des groupements de personnes des degrés dont les lois ne contenaient aucune trace, créant une sorte de personnalité civile incomplète permettant seulement à ses titulaires d’être représentés en justice. Certes critiquable d’un point de vue strictement juridique, cette démarche répondait néanmoins, pour M. Lyon-Caen, à des « considérations pratiques puissantes ». Mais cette personnalité civile imparfaite n’allait pas être reconnue à tous les groupements, il fallait lui trouver un fondement la justifiant. C’est ce qui fit la Cour dans son arrêt du 25 mai 1887 en affirmant que « les sociétés d’encouragement pour l’amélioration de la race chevaline forment des associations instituées avec le concours et l’approbation de l’autorité publique dans un but d’intérêt général public distinct de l’intérêt des particuliers qui les composent ; (…) leur existence est soumise, en outre, et plus particulièrement pour l’organisation des courses, à des règlements arrêtés par le ministre compétent », dès lors, « elles tiennent tant de la nature de leur objet que de l’adhésion de l’autorité publique à leur institution, une individualité véritable » et « peuvent donc agir ou être actionnées judiciairement en la personne des membres du comité » 1741 .

Une troisième approche concerne les contrats par lesquels une personne publique donne à bail à une société de course un hippodrome ou un terrain susceptible d’être aménagé en champ de courses. En 1956, à la suite d’une conflit négatif de compétence, le Tribunal des conflit eût à connaître d’un litige surgi entre la Société des Steeple-chases de France et une personne à qui elle avait cédé par contrat la jouissance d’une parcelle dépendant de l’hippodrome d’Auteuil, dont la Société était « concessionnaire ». Sans se prononcer sur la domanialité publique de l’hippodrome, le Tribunal considéra que, la Société ne tenant pas de la convention passée avec la ville de Paris la qualité de concessionnaire de service public, le contrat litigieux n’était pas de ceux auxquels le décret-loi du 17 juin 1938 confère le caractère administratif et renvoya à l’autorité judiciaire le soin de trancher le litige 1742 .

Deux ans plus tard, le Conseil d’Etat eut à se prononcer sur la nature du contrat intervenu entre l’Etat et la Société de courses de Nice à propos des terrains sur lesquels cette dernière avait aménagé un champ de courses. La question était de savoir s’il s’agissait d’un bail ou d’un contrat de vente. Afin d’éviter que le juge ne retienne cette seconde qualification, le ministre des Travaux publics essaya de démontrer que le contrat litigieux, même s’il utilisait à plusieurs reprises le terme « vente », était une concession de service public, ce qui aurait permis l’inclusion du terrain dans le domaine public de l’Etat et, partant, aurait rendu toute vente nulle et non avenue. Selon le commissaire du gouvernement Marceau Long, le ministre aurait ainsi soutenu que « l’exploitation d’un champ de courses touche à l’utilité publique en raison de l’intérêt qu’elle présente pour l’amélioration de la race chevaline ; qu’elle apporte des ressources considérables et qu’elle contribue au développement touristique d’une région et d’une ville ». Il se serait même « ingénié » à démontrer que la course évoquée dans l’affaire Bossuyt de 1953 n’est qu’une « manifestation isolée » qui n’a « rien de commun avec celles qu’organisent les Sociétés de courses ». Mais la Haute assemblée ne fut pas convaincue, considérant que « l’acte de concession (…) n’a pu constituer, compte tenu de cette affectation, une concession de service public », elle retint, malgré les « servitudes d’intérêt public » dont le droit cédé était atteint, la qualification de vente 1743 .

Enfin, quelques années après l’adoption du décret n° 74-954 du 14 novembre 1974 relatif aux sociétés de courses de chevaux 1744 , qui renforçait le contrôle de l’Etat sur leur constitution et leur organisation, les sociétés mères et la Fédération nationale des sociétés de courses de chevaux en demandèrent l’annulation au motif, notamment, que le texte aurait illégalement conféré auxdites sociétés le statut d’établissement public. Elles rappelaient en effet que la création d’une nouvelle catégorie d’établissement public relève, aux termes de l’article 34 de la Constitution, de la seule compétence du législateur. Mais tel ne fut pas l’avis du Conseil d’Etat, pour qui « les sociétés de courses, en tant qu’elles sont chargées d’organiser les courses et le pari mutuel, ne sont pas investies d’une mission de service public et qu’elles ont le caractère de personnes morales de droit privé soumises au contrôle de la puissance publique » 1745 . Cette formule est depuis devenue classique, le Conseil d’Etat l’utilise désormais chaque fois qu’il est amené à refuser la nature administrative des décisions prises par les sociétés de courses dans le cadre de leur pouvoir normatif.

Notes
1736.

CE 12 juin 1891 [Bureau de bienfaisance de Vesse-sur-Allier c/ Société des courses de Vichy], S. 1893.III.67, conclusions Levasseur de Précourt.

1737.

Voir sur ce point la note de Marcel Waline sous l’arrêt Bossuyt où il affirme que « les entreprises de jeux de hasard ne sont pas des services publics, et que c’est leur caractère démoralisant qui les en exclut », RDP 1954, p. 180.

1738.

Note Waline sous CE 30 octobre 1953 [Bossuyt], RDP 1954.178.

1739.

J-L. de Corail, « L’approche fonctionnelle du service public : sa réalité et ses limites » in AJDA 1997, n° spécial « Le service public », p. 24.

1740.

Civ. 12 juillet 1954 [Sté des courses de Nantes et autre c/ Bidet et autre], D. 1954.J.659 ; CA Paris 7 juin 1963 [Prince Aga Khan, prince Amyn Khan et Sté d’encouragement c/ Sieur Arquetoux et autres], D. 1964.J.43, note Azard.

1741.

Civ. 25 mai 1887 [Chollet c/ Société vosgienne d’encouragement pour l’amélioration de la race chevaline], S. 1888.I.161, note Lyon-Caen ; Cass. req. 2 janvier 1894 [Société hippique de cavaillon c/ Valérian], S. 1894.I.129, note Lyon-Caen.

1742.

TC 10 juillet 1956 [Société de steeple-chases de France], RDP 1957.522, note Waline ; AJDA 1956.352 note Pinto.

1743.

CE 8 janvier 1958 [Ministre des Travaux publics c/ Société des courses de la Côte d’Azur], AJDA 1958.53, conclusions Long.

1744.

JO 17 novembre 1974, p. 11556.

1745.

CE 9 février 1979 [Société d’encouragement pour l’amélioration des races de chevaux en France et autres, Fédération nationale des sociétés de courses en France et autre], Rec. 46.