§ 1 - Le service public de la loterie d’Etat française

Aux premières années de son fonctionnement, lorsque la loterie d’Etat française était encore organisée en régie, le placement des billets était assuré par des courtiers mandatés par les émetteurs de billets de la Loterie nationale (aujourd’hui appelés « émetteurs historiques »), autrement dit les associations d’anciens combattants. D’après la réglementation en vigueur à l’époque, ces courtiers pouvaient déposer à la trésorerie générale ou à la recette particulière des finances, en vue de leur rachat par l’administration, les billets indivisibles et les représentations de dixièmes invendus, au plus tard trois heures avant l’heure fixée pour le début du tirage. Or, l’un de ces courtiers, M. Angrand, après avoir découvert que l’un des billets qu’il avait, comme à son habitude, déposé à la trésorerie générale de la Seine-Inférieure était gagnant, tenta d’en contester la propriété. Il forma alors devant le Conseil d’Etat un recours tendant à l’annulation de la décision du secrétaire général de la Loterie nationale lui refusant de lui payer le gros lot correspondant au billet.

La manœuvre était grossière et le Conseil d’Etat n’eût point de mal à rejeter la requête. Mais auparavant, il avait dû justifier sa compétence : « considérant que les opérations faites par le sieur Angrand concouraient à l’exécution du service public de la Loterie nationale (…) ; que, dès lors, il appartient au Conseil d’Etat de connaître du litige existant entre lui et le ministre des Finances au sujet du rachat d’un billet de la Loterie » 1816 . La Loterie nationale était donc un service public et cette qualification ne fut pas discutée jusqu’en octobre 1999 1817 . En revanche, quelques doutes pouvaient subsister quant à sa nature : s’agissait-il d’un service industriel et commercial ou d’un service administratif ?

On a cru un temps à la nature administrative du service public de la Loterie. En effet, en 1956, un conflit naquît entre un village et un particulier concernant la propriété d’un billet gagnant de la loterie malgache, créée par le gouverneur général conformément au modèle métropolitain. S’appuyant sur la décision du président du tribunal local d’ordonner la consignation du lot, le trésorier-payeur général refusa d’en verser le montant au détenteur du billet. Le Conseil d’Etat s’étant reconnu compétent pour statuer sur la requête dirigée contre cette décision 1818 , on en conclut que la nature administrative du conflit opposant l’administration à l’usager de la loterie d’Etat constituait la marque du caractère administratif du service de la Loterie nationale 1819 . Il est en effet généralement admis que les contrats liant un service industriel et commercial à ses usager sont des contrats de droit privé et que seul les tribunaux judiciaires sont compétents pour en connaître, ce qui n’est pas le cas pour les services administratifs 1820 . Mais on pouvait également supposer que la compétence du Conseil d’Etat révélait seulement la nature administrative de la décision du trésorier-payeur général faisant suite à la décision du président du tribunal local ordonnant la consignation du lot. Dans ce cas, la mesure litigieuse n’aurait pas prise en exécution du contrat liant le service à l’usager, contrat dont la nature, civile ou administrative, restait indéterminée.

Ce point de vue nous semble plus logique eu égard à la compétence des juridictions de l’ordre judicaire pour statuer sur les litiges découlant de l’exécution des contrats d’adhésion offerts au public par la société chargée d’organiser la loterie 1821 . En effet, pour le juge civil, les règlements des jeux adoptés, selon les époques, tantôt par le gouvernement, tantôt par le président-directeur général de la société habilitée par le décret du 9 novembre 1978, constituent, tout comme les codes des courses en matière de courses de chevaux, des contrats d’adhésion. Pour autant, cette appréciation ne prive pas ces règlements de leur nature d’actes administratifs unilatéraux : on sait depuis l’arrêt du Tribunal des conflits du 16 juin 1923 Septfonds que le juge judiciaire dispose du pouvoir d’interpréter un acte administratif de caractère réglementaire 1822 .

En 1995, 17 ans près que l’organisation de la Loterie nationale fut confiée à une société d’économie mixte, le Conseil d’Etat confirmait implicitement le caractère de service public de la loterie d’Etat française en accueillant un recours pour excès de pouvoir tendant, notamment, à l’annulation du règlement particulier du jeu dénommé « Tapis vert », pris par le président-directeur général de La Française des jeux 1823 . A aucun moment le commissaire du gouvernement Denis-Linton n’a, dans ses conclusions sur cette affaire, émis le moindre doute quant à la recevabilité de cette requête et, partant, quant à la mission de service public de La Française des jeux 1824 . On se souvient en effet que le débat porta exclusivement sur l’étendue de la compétence du gouvernement pour déroger à la prohibition des loteries et sur la légalité de la délégation consentie par lui au président-directeur général de La Française des jeux. Le Conseil d’Etat ayant déclaré illégale cette délégation, jugée trop large, et, ce faisant, privé de fondement le règlement particulier pris sur cette base, on pouvait supposer qu’il n’était pas près de renoncer à un contrôle dont il venait tout juste de souligner la nécessité.

En effet, une fois les délais de recours épuisés, l’un des moyens les plus efficaces de maintenir dans l’orbite du contrôle du juge les dispositions réglementaires organisant le fonctionnement de la loterie d’Etat est de conserver une possibilité de recours par voie d’exception 1825 . Or, les décisions du président-directeur général de La Française des jeux semblent être les seules qui, prises en application du décret du 9 novembre 1978 modifié, offrent au juge cette possibilité de recours indirect.

Certes, le Conseil d’Etat admet également que, passé les délais de recours directs, des changements se produisant dans la situation de fait ayant motivé une réglementation ou l’évolution de la législation sur laquelle cette réglementation était fondée puissent donner lieu à un recours. Il suffit pour cela que le requérant demande à l’auteur du règlement de le rapporter puis, une fois qu’un refus lui aura été opposé, qu’il attaque cette décision par la voie du recours pour excès de pouvoir 1826 . Mais le fondement légal de notre loterie d’Etat n’a, depuis, 1933, pas évolué et compte tenu de l’interprétation large que le Conseil d’Etat a livrée de cette habilitation législative, on ne voit pas ce qui pourrait amener le gouvernement à en provoquer la modification 1827 . Quant à savoir si l’évolution de la situation de fait ayant motivé cette réglementation justifie l’annulation des dispositions litigieuses, il s’agit là d’une appréciation relevant de la volonté souveraine de la Haute assemblée. Or celle-ci a déjà déclaré en 2000 que, malgré la « propension de la société Française des jeux (…) à diversifier les possibilités de jeux de loteries offertes au risque de compromettre à terme l’objectif de limitation de ce type de jeux (…), à la date d’intervention de la décision du 16 novembre 1998 1828 , l’évolution de la situation de fait n’a pas revêtu une ampleur telle que la légalité dudit décret s’en serait trouvée affectée » 1829 .

On voit donc que l’exception d’illégalité soulevée dans le cadre d’un recours dirigé contre une mesure d’application du décret du 9 novembre 1978 n’est pas la seule voie d’annulation qui s’offre au Conseil d’Etat. Il n’empêche que refuser le caractère d’actes administratifs aux décisions du président-directeur général de La Française des jeux, c’est par là même se priver d’une voie de contrôle sur un mécanisme dont la dérive a été une première fois arrêtée par le juge en 1995. C’est pourtant ce qu’a fait le Conseil d’Etat dans un arrêt de section du 27 octobre 1999, Monsieur Rolin.

Notes
1816.

CE Sect. 17 décembre 1948 [Sieur Angrand], Rec. 485.

1817.

CE 27 oct. 1999 [Rolin], préc.

1818.

CE 20 février 1957 [Rasafia-Risoa], Rec. 878.

1819.

Braibant et Fournier, observations sur CE 20 février 1957 [Rasafia-Risoa], AJDA 1957.184.

1820.

J. Rivero et J. Waline, Droit administratif, op. cit., n° 374.

1821.

Civ. 1ère 19 janv. 1982 [Demurtas c/ Sté de la Loterie nationale et du Loto national et autres], préc. ; Civ. 18 janv. 1984 [Sté de la Loterie nationale et du Loto national et autres c/ Vilageliu], préc. ; Civ. 1ère 9 février 1994 [M. Mahieddine c/ Société Loterie nationale et Loto national et autre], Bull. n° 53 ; Civ. 1ère 10 janv. 1995 [Sté Française des Jeux c/ Mme Dumont], Bull. n° 26 ; Civ. 2ème 14 avril 2004 [Société Française des jeux c/ M. X], req. n° 03-12925.

1822.

TC 16 juin 1923 [Septfonds], Rec. 498. Notons que le statut des agents de la loterie d’Etat n’est pas susceptible de nous renseigner sur la nature administrative ou industrielle et commerciale du service. Il l’aurait été si la loterie était encore exploitée en régie, car depuis l’arrêt Préfet de la région Rhône-Alpes du Tribunal des conflits du 25 mars 1996 (aussi appelé arrêt Berkani, Rec. 535) on sait que « les personnels non statutaires travaillant pour le compte d’un service public à caractère administratif sont des agents contractuels de droit public, quel que soit leur emploi ». Mais depuis que la loterie est gérée par une personne morale de droit privé, les actes liant cette société à ses agents sont nécessairement des contrats de droit privé. En effet, sauf application de la théorie du mandat tacite, qui ne joue qu’en matière de travaux publics (TC 8 juillet 1963 [Société entreprise Peyrot], Rec. 787 ; CE 30 mai 1975 [Société d’équipement de la région montpelliéraine], Rec. 326), un contrat conclu entre deux personne privées ne peut être qu’un contrat de droit privé. La circonstance que la chambre sociale de la Cour de cassation se soit, en juillet 1999 (soit avant l’arrêt Rolin et après l’arrêt Berkani), déclarée compétente pour trancher un litige opposant La Française des jeux à l’une de ses employées et donc sans incidence sur cette question (Soc. 6 juillet 1999 [Mme Salignac c/ Société Française des jeux], Bull. n° 334).

1823.

CE 17 mars 1995 [Syndicat des casinos autorisés de France], préc.

1824.

Conclusions Denis-Linton sur CE 17 mars 1995 [Syndicat des casinos autorisés de France], RDP 1995, p. 819.

1825.

Lorsque un règlement illégal comporte par la suite des mesures d’application, le Conseil d’Etat admet que ces mesures puissent être directement attaquées par la voie du recours pour excès de pouvoir sur la base de l’illégalité du règlement appliqué (CE 23 novembre 1951 [Marcin-Kowsky], Rec. 548).

1826.

CE 3 février 1933 [Abbé Lahure], Rec. 153.

1827.

Le vote de la loi appartient bien sûr aux parlementaires mais la Constitution de 1958 confiant au gouvernement la maîtrise de la procédure législative, une modification de l’article 136 de la loi 31 mai 1933 aurait sans doute pour origine un projet gouvernemental.

1828.

Il s’agit du refus du premier ministre d’abroger le titre II du décret du 9 novembre 1978 modifié confiant à La Française des jeux le monopole de la loterie d’Etat.

1829.

CE 15 mai 2000 [Confédération des professionnels en jeux automatiques], préc.