§ 2 - L’arrêt Rolin ou la fin du service public de la loterie d’Etat française

Après avoir reproduit l’article 136 de la loi du 31 mai 1933, fondement légal de la loterie d’Etat française, le Conseil d’Etat a déclaré, dans l’arrêt Rolin, « qu’il ne résulte ni des dispositions législatives précitées ni des caractéristiques générales des jeux de hasard que la mission dont la société "La Française des jeux" a été investie en application du décret du 9 novembre 1978 revête le caractère d’une mission de service public » et « qu’ainsi les décisions prises par le président-directeur général de ladite société n’ont pas le caractère d’actes administratifs » 1830 . Amplement commentée par la doctrine 1831 , cette décision ne manque pas de nous surprendre. D’abord, elle nie le caractère de service public d’une activité sans apporter d’élément nouveau susceptible de justifier ce « véritable revirement de jurisprudence » 1832 . Elle prive ensuite le juge d’une possibilité de contrôle qui, à bien des égards, peut paraître opportune et nécessaire.

Les conclusions du commissaire du gouvernement Agnès Daussun, suivies par la Haute Assemblée, expliquent précisément les raisons de ce revirement. C’est l’absence de mission d’intérêt général dévolue à La Française des jeux qui justifie son exclusion du champ des services publics. Le regard pragmatique que porte Madame Daussun sur l’activité de La Française des jeux nous semble essentiel dans sa démarche, mais les conséquences qu’elle en tire concernant la qualification de service public, notamment au regard des éléments dégagés par la jurisprudence Narcy, nous semblent discutables.

« Le rêve est indispensable à l’homme, dit-elle, mais nous n’irons tout de même pas jusqu’à en faire une mission de service public par nature ». Sauf à se placer, il est vrai, d’un point de vue résolument machiavélien, on ne saurait affirmer que le jeu, en tant que dérivatif aux frustrations sociales, soit un élément déterminant du maintien de l’ordre public. Elle ajoute que les jeux de La Française des jeux ne présentant pas de « caractère véritablement récréatif ou sportif, culturel ou intellectuel », ils ne sauraient être vus comme d’intérêt général. Sans contester globalement ce propos, il nous semble tout de même difficile de nier si catégoriquement la nature récréative des jeux autorisés, au moins pour cette majorité de joueurs que ne s’y livre pas avec excès.

Pas plus, lit-on dans les conclusions, « la circonstance que cette activité procure d’importantes recettes à l’Etat » 1833 ne suffit à lui donner un intérêt général. En effet, la plupart des commentateurs 1834 ont vu dans l’arrêt Rolin la confirmation du rejet, par le Conseil d’Etat, du raisonnement doctrinal suivant lequel une activité de plus grand profit peut être vue comme un service public dès lors qu’elle contribue au financement d’activités de plus grand service 1835 .

Enfin, avance Madame Daussun, on pourrait « regarder d’intérêt général le fait pour l’Etat d’offrir des jeux présentant des garanties de sécurité, de transparence et d’équité pour les joueurs et préservant certains publics fragiles tels que les mineurs ». Ce sont là en effet deux missions que les opérateurs de jeu sont susceptibles de satisfaire : l’une d’ordre public, garantir la sécurité du jeu, l’autre sociale, protéger les joueurs fragiles. Mais elle ajoute, très justement, que la loterie d’Etat n’a été créée en 1933 que pour remplir les caisses de l’Etat et que la convention liant la société Française des jeux à l’Etat ne fait pas la moindre allusion à des obligations déontologiques qui seraient imposées à la société 1836 . La prolifération des jeux offerts par la société et la circonstance qu’elle ne fait aucun effort particulier pour protéger les publics fragiles montrent en effet qu’elle ne remplit aucune mission sociale.

Précisant sa pensée, le commissaire du gouvernement affirme que « ce n’est pas parce qu’une activité qui présente des risques fait l’objet d’une réglementation rigoureuse et restrictive pouvant aller jusqu’à l’institution d’un monopole que cette activité présente un caractère d’intérêt général suffisant pour l’ériger en service public » 1837 . Cet avis, beaucoup partagé 1838 , est peut-être valable en ce qui concerne le commerce du tabac ou des alcools, mais peut-être moins dans le domaine du jeu. La Française des jeux, les sociétés de courses et les casinos ne sont-ils pas les premiers garants de la sécurité des jeux qu’ils mettent à la disposition du public ? La collaboration entre ces opérateurs et les agents de l’administration, amplement soulignée plus haut, nous semble bien confirmer l’hypothèse selon laquelle la responsabilité de la sécurité d’un jeu va de pair avec son organisation. Et c’est cette circonstance qui, à côté de considérations d’ordre social, nous semble justifier la réglementation du jeu et l’établissement des monopoles. Nous sommes donc moins prompts que Madame Daussun à dénier à l’organisation du jeu tout but d’intérêt général 1839 .

En outre, le commissaire du gouvernement se livre une interprétation de l’arrêt Narcy qui nous semble discutable. D’après son analyse, les trois « critères » caractérisant l’existence d’une mission de service public (intérêt général, contrôle public, prérogatives de puissance publique) seraient cumulatifs, l’absence de l’un suffisant à dénier la qualité de service public. L’intérêt général serait le « critère fondateur » qui « justifie le contrôle public sur l’activité concernée et la dévolution de prérogatives de puissance publique ». Appliquant ces critères à La Française des jeux, et avant d’en venir à la question de l’intérêt général, Madame Daussun constate, nous semble-t-il d’une manière assez paradoxale, qu’« il n’y aurait aucune difficulté à considérer que la société, si elle est investie d’une mission d’intérêt général, dispose de prérogatives de puissance publique ». Ainsi évoque-t-elle la « détention d’une parcelle du pouvoir réglementaire » et le fait que l’activité de la société présente « le caractère d’un monopole » 1840 . Après avoir affirmé que c’est l’intérêt général qui justifie la dévolution de prérogatives de puissance publique à des personnes privées, elle semble ainsi dire que La Française des jeux dispose de pouvoirs qu’on considère généralement – et de manière incontestable – comme étant des prérogatives de puissance publique, mais que le Conseil d’Etat ne devra les considérer comme telles que si la société poursuit effectivement un but d’intérêt général.

Ce raisonnement nous paraît curieux : après avoir affirmé que la reconnaissance d’un service public repose sur trois critères distincts et cumulatifs, elle conditionne l’identification d’une prérogative de puissance publique par la reconnaissance préalable de l’intérêt général de l’activité en cause. Certes, si aucune compétence juridique n’était en soi et objectivement une prérogative de puissance publique, ce qui n’est pas à exclure 1841 , il est vrai que le juge pourrait, une fois établi l’intérêt général d’une activité, décider de qualifier comme telle une compétence quelconque détenue par une personne privée. Mais la puissance publique est l’un des fondements mêmes de notre droit public et elle ne pourrait assurément pas remplir cette fonction si les actes qui la concrétisent ne reposaient pas, un minimum, sur des éléments objectifs, appréciables par tous.

Sans ignorer que la notion de prérogative de puissance publique a donné lieu à de vives controverses 1842 , il nous semble plus juste d’affirmer que si la détention d’un monopole et l’édiction des règles des jeux sont objectivement des prérogatives de puissance publique, alors leur détention par une personne privée devrait manifester la volonté de l’administration de lui confier une mission d’intérêt général. On a déjà reproché au service public de n’être qu’un label 1843 , une critique semblable adressée à l’autre fondement de notre droit administratif fragiliserait bien ce dernier.

Il peut être utile de rappeler ici que, selon le Professeur Chevallier, « le service public n’est jamais défini en fonction de sa nature propre, mais à partir de son régime juridique et de ses structures » 1844 . Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un avis isolé. D’après le Professeur Gaudemet, « les éléments de détermination du régime administratif sont (…) pris des caractéristiques juridiques des actes accomplis par l’administration, et non pas des objectifs, des fins poursuivies par l’édiction de ces actes. L’approche est matérielle (analyse du contenu de l’acte) et non plus téléologique (examen de ses finalités) » 1845 . De même, en conclusion de leur Précis de Droit administratif, les Professeurs Rivero et Waline, voyant dans la puissance publique le « catalyseur » du droit administratif, estiment que « l’une des distinctions les plus importantes du droit administratif (…) est la bonne vieille distinction de la gestion publique et de la gestions privée, ne serait-ce que parce qu’elle est de bon sens, facilement compréhensible et correspond à une réalité incontestable » 1846 .

Comme nous le verrons plus loin, la détention d’un monopole et le pouvoir de décision unilatérale sont généralement présentés comme des archétypes de prérogatives de puissance publique. Formulons alors une hypothèse : s’il s’avère que La Française des jeux est détentrice d’un véritable monopole et/ou que son pouvoir d’édicter les règlements des jeux s’apparente à un pouvoir de décision unilatérale, il nous semble difficile de lui refuser une mission de service public. Car, avec Vincent Corneloup, on ne saurait « accepter qu’une personne privée bénéficie de prérogatives de puissance publique sans poursuivre un but d’intérêt général » 1847 . Dans cette perspective, la logique voudrait qu’eu égard à leurs prérogatives, les opérateurs de jeu aient une double mission de sécurité des jeux et de protection des joueurs. Si ce n’est concrètement pas le cas, il n’appartient qu’aux pouvoirs publics, soit de veiller à ce que les opérateurs de jeu satisfassent bien les missions qui justifient leurs pouvoirs, soit mettent fin à ces pouvoirs 1848 . N’est-ce pas là tout le sens de la jurisprudence communautaire en matière de jeu ?

Notes
1830.

CE 27 oct. 1999 [Rolin], préc. ; RDP 1999.1845, conclusions Daussun.

1831.

P. Fombeur et M. Guyomar, AJDA 1999.1008 ; V. Corneloup, JCP 2000.II.10365 ; G. Eckert, RDP 2000.269 ; C. Guettier, RDP 2000.390 ; J-D. Dreyfus, Dr. adm. 2000, n° 6, comm. 11.

1832.

G. Eckert, art. cit., p. 272.

1833.

Conclusions Daussun sur CE 27 oct. 1999 [Rolin], art. cit., p. 1851.

1834.

C. Guettier, art. cit., p. 394 ; G. Eckert, art. cit., p. 278 ; V. Corneloup, art. cit., p. 1498 ; J-D. Dreyfus, art. cit., p. 5.

1835.

Cette théorie, avancée par René Chapus (« Le service public et la puissance publique », art. cit., p 253), semble être toujours la seule à pouvoir justifier le caractère de service public de la perception des impôts.

1836.

Notons toutefois que, de sa propre initiative, La Française des jeux a adopté une « charte éthique » (voir le site Internet : www.fdjeux.com/institutionnel/institutionnel/charte_ethique/index.php) insistant sur la sécurité des opérations et la promotion d’un jeu raisonnable.

1837.

Conclusions Daussun sur CE 27 oct. 1999 [Rolin], art. cit., p. 1852.

1838.

P. Fombeur et M. Guyomar, art. cit., p. 1011 ; V. Corneloup, art. cit., p. 1498.

1839.

Bien sûr, notre situation est bien plus confortable : rien ne nous oblige à trancher dans l’un ou l’autre sens.

1840.

Conclusions Daussun sur CE 27 oct. 1999 [Rolin], art. cit., pp. 1847-1848 et 1851 (c’est nous qui soulignons).

1841.

Notamment en raison du fait que le pouvoir de décision unilatérale, censé être l’apanage de la puissance publique, se rencontre souvent dans les relations entre particuliers. Par conséquent, si un tel pouvoir est observé de manière isolée, il peut paraître difficile et non souhaitable d’y voir systématiquement une prérogative de puissance publique. En revanche, nous soutiendrons plus loin l’idée qu’une approche en termes quantitatifs peut sembler opportune et que la certitude de l’existence d’une prérogative de puissance publique peut-être déduite de la combinaison d’un pouvoir de monopole et d’un pouvoir de réglementation, ce qui est justement le cas de La Française des jeux.

1842.

Par exemple entre les commissaires du gouvernement Kahn et Schmelck à propos de la nature du droit de préemption des Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural (TC 8 décembre 1969 [2 espèces : Arcival et autres, SAFER de Bourgogne], Rec. 695 conclusions Kahn et Schmelk).

1843.

D. Truchet, « Nouvelles récentes d’un illustre vieillard : label de service public et statut de service public », art. cit.

1844.

J. Chevallier, « L’association au service public », art. cit., n° 35.

1845.

Y. Gaudemet, Traité de droit administratif, op. cit., n° 74.

1846.

J. Rivero et J. Waline, Droit administratif, op. cit., n° 683 (c’est nous qui soulignons). Notons toutefois que le Professeur Chapus, dans son article sur « Le service public et la puissance publique », ne partage pas cet avis : « il est anormal, alors que le droit administratif est un régime fondamentalement commandé par la fin assignée aux activités auxquelles il s’applique principalement, que l’extension du contentieux administratif soit sous la dépendance des moyens mis en œuvre », art. cit., p. 275.

1847.

V. Corneloup, art. cit., p. 1498.

1848.

D’ailleurs, tirant les conséquences de l’arrêt Rolin, la plupart des commentateurs se sont logiquement interrogés sur la question du maintien du monopole de La Française des jeux : P. Fombeur et M. Guyomar, art. cit., p. 1011s ; G. Eckert, art. cit., p. 279s ; J-D. Dreyfus, art. cit., p. 5s.