Section 4 - L’appréciation du juge communautaire sur l’activité des opérateurs de jeu

La notion prétorienne des raisons impérieuses d’intérêt général n’est pas le seul fondement justificatif des mesures restrictives portant atteinte aux quatre libertés fondamentales reconnues par le Traité CE. Certaines dispositions du Traité auraient pu parvenir au même résultat, or, le TPI et la CJCE ont parfois eu l’occasion de se prononcer sur leur applicabilité dans le domaine des jeux, mais à chaque fois, les juges parvinrent à éluder la question. Il s’agit d’une part des dispositions combinées des articles 45 et 55 du Traité relatives à la participation du prestataire de services à l’exercice de l’autorité publique 1849 , et d’autre part des dispositions de l’article 86 relatives aux services d’intérêt économique général, l’équivalent, en droit communautaire, de la notion française de service public 1850 .

S’interroger sur l’applicabilité de ces dispositions revient au fond à entamer une confrontation entre l’activité d’exploitation des jeux et la notion de service public. En effet, dans sa tâche consistant à déterminer le champ d’application des règles du Traité, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à distinguer trois types d’activités assumées par l’Etat, ou exercées sous son contrôle, susceptibles de faire échec aux règles de concurrence. Les deux premiers correspondent à l’exercice de fonctions d’administration. Il s’agit d’une part d’activités correspondant à une fonction de nature exclusivement sociale, par exemple celle des caisses de sécurité sociale 1851 , ce qui n’est à l’évidence pas le cas des opérateurs de jeux. Il s’agit d’autre part d’activités correspondant à l’exercice des fonctions d’autorité, c’est-à-dire qui participent à l’exercice de la puissance publique. Enfin, il peut s’agir en troisième lieu d’activités de nature économique visant la satisfaction de besoins d’intérêt général, à condition seulement que leur soumission aux règles du Traité soit un obstacle à l’accomplissement de leur mission.

Or il semble bien qu’en droit interne les activités qui correspondent aux trois catégories précédemment établies soient généralement qualifiées de services publics, quand ce n’est pas le juge communautaire lui-même qui procède à cette qualification 1852 . « Ainsi, affirme le Professeur Kovar, la ligne de démarcation entre les activités qui ne relèvent pas de l’application des règles de concurrence et celles qui lui sont assujetties passe, en quelque sorte, à travers la notion de service public » 1853 . Il paraît donc légitime de rechercher si, pour le juge communautaire, les opérateurs de jeu – dont l’activité échappe largement aux règles de concurrence – se voient ou non confier la responsabilité d’une mission particulière assimilable à la notion française de service public, que cette mission consiste en une participation à l’exercice de l’autorité publique (§ 1) ou dans la gestion d’un service d’intérêt économique général (§ 2).

Notes
1849.

Article 45 du Traité CE (chapitre relatif à la liberté d’établissement) : « Sont exceptées de l’application des dispositions du présent chapitre, en ce qui concerne l’Etat membre intéressé, les activités participant dans cet Etat, même à titre occasionnel, à l’exercice de l’autorité publique ». Article 55 du Traité (chapitre relatif à la libre prestation de services) : « Les dispositions des articles 45 à 48 inclus sont applicables à la matière régie par le présent chapitre ».

1850.

Article 86 du Traité CE : « 1) Les Etats membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n’édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire au présent traité, notamment à celles prévues aux article 12 et 81 à 89 inclus. 2) Les entreprises chargées de la gestion des services d’intérêt économique général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal, sont soumises aux règles du présent traité, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire aux intérêts de la Communauté. 3) La Commission veille à l’application des dispositions du présent article et adresse, en tant que de besoin, les directives ou décisions appropriées aux Etats membres ».

1851.

CJCE 7 févr. 1993 [C-159/91, Poucet et autres], Rec. I-664.

1852.

Si dans l’affaire Eurocontrol, relative à une activité de police de l’espace aérien (donc participant à l’exercice de l’autorité publique), la Cour n’a pas retenu la qualification de service public (CJCE 19 janvier 1994 [C-364/92, Eurocontrol], Rec. I-43), elle a en revanche reconnu dans l’affaire Poucet être en présence du « service public de la sécurité sociale » (CJCE 7 févr. 1993 [C-159/91, Poucet et autres], point 18).

1853.

R. Kovar, « Droit communautaire et service public : esprit d’orthodoxie et pensée laïcisée », RTDE 1996, p. 229.