L’hypothèse selon laquelle les opérateurs de jeux seraient susceptibles de participer à l’exercice de l’autorité publique prend appui sur deux indices plus ou moins convaincants.
Le premier nous vient des arrêts précédemment évoqués Läärä et Zenatti. Dans chacune de ces affaires, la Cour passe en revue les différentes exceptions qu’elle est en susceptible de retenir pour justifier les mesures restrictives en cause. « A cet égard, dit-elle avant d’en venir aux justifications fondées sur des raisons impérieuses d’intérêt général, les articles 55 (…) et 56 du traité, applicables en la matière en vertu de l’article 66 (…), admettent les restrictions justifiées par la participation, même à titre occasionnel, à l’exercice de l’autorité publique ou par des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique » 1854 . Certes, nous savons que ces exceptions n’ont pas été retenues par le juge, mais leur évocation semble bien signifier qu’elles pourraient l’être par la juridiction de renvoi. Ainsi le Conseil d’Etat, dans son arrêt du 15 mai 2000 Confédération française des professionnels en jeux automatiques 1855 , a-t-il, avant de fonder sa décision sur l’objectif de « protection de l’ordre public par la limitation des jeux », rappelé que la participation à l’exercice de l’autorité publique pouvait prendre place parmi les dérogations prévues par le Traité pouvant justifier une législation autorisant les jeux de manière limitée.
Ces remarques sembleraient fortement oiseuses si nous ne les rapprochions de ce second indice que constitue l’arrêt de la CJCE du 26 avril 1994 Commission des Communautés européennes contre République italienne. Dans cette affaire, la Commission avait demandé à la Cour de constater la violation, par le gouvernement italien, des obligations qui lui incombent en vertu des articles 43 et 49 du traité CE relatifs au droit d’établissement et à la libre prestation des services. En effet, dans le cadre d’un appel d’offres relatif au système d’automatisation du jeu italien du lotto, le gouvernement avait prévu que seuls pourraient participer à la procédure les « organismes, sociétés, consortiums ou groupements dont le capital social, pris isolément ou dans son ensemble, est à participation publique majoritaire » 1856 . Sans contester le fait que cette réserve fut contraire au Traité, le gouvernement italien estimait que la procédure portait sur une concession impliquant un transfert de l’autorité publique au concessionnaire – à savoir une partie des pouvoirs d’organisation du jeu du lotto – et qu’ainsi l’appel d’offres concernait une activité qui, par sa nature, échappe aux règles du Traité en raison de ses articles 45 et 55.
La République italienne fut effectivement sanctionnée. La solution la plus simple aurait sans doute été de considérer que l’organisation du jeu du lotto ne constituait pas une « activité participant, même à titre occasionnel, à l’exercice de l’autorité publique », d’autant plus que l’article 45 CE est d’interprétation stricte. Tel ne fut cependant pas la voie suivie par la Cour qui, dans cette affaire, a scrupuleusement suivi les recommandations de son avocat général, M. Gulmann. Dans ses conclusions, ce dernier s’est livré à une analyse minutieuse du fonctionnement concret du lotto en tâchant de distinguer les fonctions respectivement assurées par le concessionnaire du système d’automatisation et l’administration italienne, initialement responsable de l’organisation du jeu. Il déduit ensuite de cette analyse que les activités confiées au concessionnaire sont seulement de caractère technique et ne comportent aucun transfert de pouvoir relatif à l’organisation du jeu : « même après l’automatisation du jeu du lotto, ce sera l’administration publique qui organisera le jeu (…) et exploitera ainsi le système d’automatisation (…). Ce qui nous amène à conclure qu’il n’y a pas, dans le cas de l’appel d’offres concernant l’automatisation du jeu du lotto, transfert de l’autorité publique au sens des articles 55 et 66 du traité » 1857 .
A la suite de ces remarques, la Cour a ainsi pu affirmer que « l’introduction du système d’automatisation litigieux (…) n’entraîne aucun transfert de responsabilités au concessionnaire en ce qui concerne les différentes opérations inhérentes au lotto » : « les receveurs du lotto, dit-elle, restent responsables de la prise de paris (…), les tirages sont effectués par des commissions de tirage (…), qui sont des organes étatiques, tout comme les commissions de zone (…), lesquelles restent responsables du contrôle et de la validation des billets gagnants ». Enfin, « c’est toujours l’administration publique qui approuve et verse les gains en dernier ressort ». Par conséquent, « Les activités en cause ne relevant, dès lors, pas de l’exception prévue à l’article 55 du traité, il y a lieu de conclure que la réserve litigieuse est contraire aux articles 52 et 59 du traité » 1858 .
La tentation est alors grande de procéder à une interprétation a contrario des remarques de la Cour et de l’avocat général. En ce sens, il semblerait que, dans l’hypothèse où la concession litigieuse eut porté transfert, au concessionnaire, d’opérations inhérentes à l’organisation du lotto, alors celui-ci aurait participé à l’exercice de l’autorité publique, et la dérogation prévue à l’article 45 eut trouvé un terrain idoine d’application. Certes, la Cour est aussi adroite que prudente : nulle part elle n’a affirmé que l’organisation du jeu du lotto soit à ranger parmi les activités participant à l’exercice de l’autorité publique, néanmoins, la voie qu’elle a suivie montre bien que la chose n’est pas à exclure 1859 .
CJCE21 septembre 1999 [C-124/97, Läärä], préc., point 32 ; CJCE 21 octobre 1999 [C-67/98, Zenatti], préc., point 29. Les articles du Traité évoqués par la Cour renvoient à l’ancienne numérotation, il faut bien y voir les articles 45, 46 et 55 du Traité.
CE 15 mai 2000 [Confédération française des professionnels en jeux automatiques], préc. Rappelons que dans cette affaire, les requérants demandaient au juge d’annuler la décision du Premier ministre refusant d’abroger le titre II du décret n° 78-1067 du 9 novembre 1978 relatif à l’organisation et à l’exploitation des jeux de loterie en ce qu’il confiait, sans appel à la concurrence, l’exploitation de la loterie d’Etat à une société d’économie mixte.
CJCE 26 avril 1994 [C-272/91, Commission des Communautés européennes contre République italienne], Rec. I-1431, point 1.
Conclusions de l’avocat général C. Gulmann sur CJCE 26 avril 1994 [C-272/91, Commission des Communautés européennes contre République italienne], Rec. I-1411, point 24. Comprendre les articles 45 et 55 CE.
CJCE 26 avril 1994 [C-272/91, Commission des Communautés européennes contre République italienne], préc., points 6, 7, 8, 9 et 13 (c’est nous qui soulignons). Comprendre les articles 45, 43 et 49 CE.
Voir la remarque analogue formulée par J-C. Huglo à la marge de son commentaire de l’arrêt Schindler (Gaz. Pal. 1995.J.638).