Chapitre II : Réflexions sur une curiosité juridique

Par delà la complexité du droit et son cortège de nuances, la culture politique française, dont le service public est un élément structurant, tend à associer assez naturellement monopole et service public. « Le statut de monopole est en réalité inhérent à la conception même du service public », il en est un des « attributs essentiels », nous dit le Professeur Chevallier 1878 . Aujourd’hui, ce lien entre monopole et service public est, sinon totalement rompu, du moins largement distendu. La libéralisation des marchés des télécommunications, de la poste, de l’électricité, du gaz et du transport ferroviaire marque la fin d’autant de monopoles publics nationaux sans pour autant que les missions de service public associées à ces activités aient, en droit, disparu.

Mais comment dès lors faire comprendre au néophyte que les services publics marchands considérés comme les plus essentiels aux hommes, à leurs besoins vitaux, ne soient plus gérés sous forme de monopole, ce qui pour beaucoup marque la fin du service public (en fait sinon en droit), alors même que l’exploitation des jeux, qui n’a rien, dit-on, du service public, continue à être assurée en grande partie par ce qui semble bien être des monopoles ? Remarquons toutefois que cette incompréhension pourrait sans doute être plus aiguë : si l’exploitation du jeu était effectivement considérée, en droit, comme un service public, comment faire comprendre que le monopole de certains jeux se justifie plus que celui, par exemple, de l’électricité ? Peut être est-ce là ce qui explique l’attitude du juge vis-à-vis du couple jeu / service public.

Il nous semble finalement que des considérations autres que strictement juridiques viennent interférer dans la qualification de l’activité des opérateurs de jeu. Cela n’a rien d’une anomalie, le droit n’est pas la « chose » des juristes, il est le réceptacle et le vecteur des tensions sociales et il s’établit, à travers lui, une véritable communication entre gouvernants et gouvernés. Si des considérations d’ordre politique ou idéologique expliquent le régime de droit public des jeux, il appartient alors à la doctrine d’en tenir compte et de les intégrer à ses constructions théoriques – voire à ses réflexions pratiques – pour en maintenir la cohérence dont elle est, avec le juge, comptable 1879 .

Mais avant d’en arriver là, il convient, en prenant nos distances avec l’appréciation des tribunaux, de déterminer si les éléments du service public sont ou non présents dans le régime de chacun des trois grands secteurs du jeu autorisé. Ces éléments, qui permettent de dire si une personne privée est investie d’une mission de service public, sont ceux qui ont été rappelés par le Conseil d’Etat dans son arrêt de section du 28 juin 1963 Narcy, à savoir : un but d’intérêt général, un contrôle public et la dévolution de prérogatives de puissance publique. Nos développements sur la police des jeux nous semblent avoir amplement démontré que l’élément relatif au contrôle de l’administration pouvait être considéré comme acquis. Quant aux deux autres, leur identification est le fruit d’une démarche elle-même porteuse d’un choix doctrinal, devenu inévitable.

Nous ne pouvons considérer, comme semble le faire le commissaire du gouvernement Daussun, que l’identification d’une prérogative de puissance publique découle d’une appréciation aussi contingente que celle de l’identification d’un intérêt général. Il est vrai que le but d’intérêt général de l’activité d’une personne privée peut être mis en lumière sans pour autant que cette personne soit investie de prérogatives de puissance publique. Mais la détention de tels pouvoirs par une personne privée, qui doit pouvoir être objectivement établie, n’est acceptable que si cette personne poursuit un but d’intérêt général. Peu importe si, à l’analyse, cette personne ne nous semble pas poursuivre un tel but. Dans ce cas, la seule position défendable n’est pas de dissimuler ces pouvoirs, de nier leur existence, mais de constater que ceux-ci ne reposent sur aucune justification valable, de montrer que l’intérêt général de l’activité litigieuse, existant en droit, n’existe pas en fait. Si le droit administratif a notamment pour but la domestication de la puissance publique, il ne saurait atteindre cet objectif en en masquant les manifestations qui troublent l’harmonie de l’ordonnancement juridique. Si c’était le cas, le principe de proportionnalité, qui postule l’adéquation des moyens mis en œuvre par l’administration aux fins qu’elle poursuit, n’aurait plus aucun sens.

Dès lors, si une prérogative de puissance publique ne se déduit pas de l’identification d’un intérêt général, l’inverse doit être absolument vrai, et toutes nos réflexions seront issues de cet axiome. C’est donc uniquement à travers l’identification de prérogatives de puissance publique dévolues aux opérateurs de jeu qui nous rechercherons la marque du service public (section 1). Après l’avoir trouvée, il conviendra de s’interroger sur les moyens de rétablir l’harmonie du système (section 2).

Notes
1878.

J. Chevallier, « Regards sur une évolution », art. cit., p. 13.

1879.

Nous pensons tout particulièrement aux notions théoriques qui fondent le droit administratif et qui résultent d’un échange fécond entre le juge administratif et la doctrine.