Section 1 - Les opérateurs de jeu et la puissance publique

Dans sa Contribution à la théorie générale de l’Etat, Raymond Carré de Malberg, rejoignant sur ce point Esmein et Jellinek 1880 , fait de la puissance publique le troisième élément constitutif de l’Etat. « Pouvoir coercitif » permettant à la volonté nationale « de s’imposer aux individus avec une force irrésistible » 1881 , la puissance publique se dédouble en puissance législative et en puissance exécutive, la seconde étant subordonnée à la première 1882 . Depuis Hauriou, cependant, la puissance publique, considérée comme une « branche du pouvoir exécutif », est, dans le champ du droit administratif, totalement assimilée à la puissance administrative. Pour le maître de Toulouse, à qui l’on attribue généralement la paternité du rayonnement de la notion en droit public, la puissance publique est le résultat d’un processus historique de « centralisation de toutes les polices civiles » et se définit comme un « pouvoir administratif chargé d’assurer le maintien de l’ordre public et la gestion des services publics (…), le tout (…) par une action d’office » 1883 .

La puissance publique se caractérise par sa « force irrésistible », la nature exécutoire de ses manifestations, autrement dit, l’idée que, par ses actes, son détenteur peut, sans le consentement de leurs destinataires, imposer unilatéralement sa volonté et modifier leur situation juridique. Finalement, en droit administratif, l’opposition gestion publique / gestion privée ne fait que traduire l’idée selon laquelle la puissance publique est à l’origine de la summa divisio du droit public et du droit privé. C’est elle qui détermine la frontière entre un droit que se veut théoriquement égalitaire, dont la source réside essentiellement dans le contrat, accord de volontés, et un droit contraignant qui, parce qu’il a pour seule fin la satisfaction de l’intérêt général, est par nature inégalitaire, l’intérêt général devant, en droit français 1884 , s’imposer aux intérêts particuliers.

Voilà pourquoi la puissance publique est représentative d’une « action s’exerçant dans des conditions exorbitantes du droit commun » 1885 et qu’elle renvoie à des pouvoirs insusceptibles d’être confiés à une personne, publique ou privée, pour la gestion de ses besoins particuliers. Dans cet esprit, le Conseil d’Etat a reconnu, parmi les pouvoirs dévolus à des personnes privées, le caractère de prérogative 1886 de puissance publique : à la détention, en droit, d’un monopole territorial 1887 , au pouvoir de prendre des décisions unilatérales de nature réglementaire 1888 , ou individuelle 1889 , à la détention d’un pouvoir disciplinaire 1890 ou encore au pouvoir de percevoir des cotisations obligatoires et d’exécuter d’office des travaux 1891 . Dans tous ces cas, la volonté de la personne investie par la puissance publique s’impose aux usagers du service, sous le contrôle du juge administratif. On passe de la sphère contractuelle, caractéristique de la gestion privée, à celle de la décision unilatérale, instrument de la gestion publique 1892 et du service public 1893 .

Mais cette vision des choses, qui fait de la puissance publique le critère de compétence de la juridiction administrative, si elle semble avoir été adoptée par nos plus hautes instances juridictionnelles, en raison, peut-être, de sa simplicité et de sa logique, ne correspond pas pour autant à la réalité du droit et à la nature des choses, puisqu’elle fait volontairement l’impasse sur des phénomènes juridiques qui la contredisent.

En 1987, en effet, le Conseil constitutionnel a déclaré que si « les dispositions des articles 10 et 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 et du décret du 16 fructidor An III qui ont posé dans sa généralité le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires n’ont pas en elles-mêmes valeur constitutionnelle (…), néanmoins, conformément à la conception française de la séparation des pouvoirs, figure au nombre des "principes fondamentaux reconnus par les lois de la République" celui selon lequel, à l’exception des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l’annulation ou la réformation des décisions prises, dans l’exercice de prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou sous leur contrôle » 1894 . En omettant d’évoquer le cas des personnes privées détentrices de prérogatives de puissance publique, le Conseil constitutionnel semble bien confirmer l’hypothèse, déjà présente dans la jurisprudence administrative et notamment dans l’arrêt Narcy, selon laquelle de telles prérogatives ne peuvent être détenues par ces personnes qu’à la suite d’une délégation de l’administration. En d’autres termes, ces deux juridictions nient catégoriquement l’hypothèse de l’origine endogène des prérogatives exorbitantes des personnes privées que l’on pourrait assimiler à un pouvoir de décision unilatérale 1895 .

Pourtant, dans un article célèbre intitulé Puissance publique, puissance privée, le Professeur Vénézia a amplement démontré la nature réductrice d’une telle approche dans la mesure où « l’acte unilatéral en droit privé apparaît comme un phénomène d’une amplitude, d’une fréquence et d’une importance beaucoup plus considérable que ne le disaient même les plus libéraux » 1896 . Et l’éminent auteur de citer, notamment, l’émancipation de mineur, la reconnaissance d’enfant naturel, la résiliation unilatérale de contrat, l’exercice de l’autorité parentale ou encore les phénomènes d’autorité liés au droit des rapports collectifs (règlement de copropriété, fonctionnement interne des associations et syndicats). Mais c’est sans doute dans le champ des relations de travail que l’acte unilatéral de droit privé apparaît avec le plus de netteté. « Un Etat de droit, s’interrogent les Professeurs Pelissier, Supiot et Jeammaud, peut-il reconnaître des normes non conventionnelles posées, non par la puissance publique, mais par le détenteur d’un pouvoir privé à destination d’autres sujets égaux en droit à leur auteur ? Le droit du travail répond par l’affirmative, qui admet une autoréglementation de l’entreprise ou reconnaît un authentique pouvoir normatif à l’employeur. Le règlement intérieur a été formellement consacré et encadré par la loi, mais il y a place pour d’autres actes d’exercice de ce pouvoir dérivé du pouvoir de direction » 1897 . Ainsi la chambre sociale de la Cour de cassation a-t-elle, en 1991, qualifié le règlement intérieur d’une entreprise d’« acte réglementaire de droit privé » 1898 .

Doit-on pour autant renoncer à l’identification objective de prérogatives de puissance publique ? Non seulement une réponse négative nous paraît souhaitable, à défaut de quoi les fondements de notre droit public en seraient trop fragilisés, mais possible. Toujours dans le même article, le Professeur Vénézia estime que « les prérogatives de puissance publique se rencontrent à un plus haut degré dans les services administratifs que dans les services industriels et commerciaux et dans ces derniers que dans les activités privées » 1899 . La quantification des éléments exorbitants du droit commun pourrait donc apparaître comme un moyen qui, sans être pleinement satisfaisant, permettrait d’identifier, parmi les pouvoirs d’une personne privée, la détention de prérogatives de puissance publique. C’est au fond la technique du « faisceau d’indices ». Parmi ces éléments, il nous semble qu’il en est deux dont la combinaison révèle la dévolution de prérogatives exorbitantes à des fins d’intérêt général, autrement dit, la marque du service public. Il s’agit de la détention d’un monopole de droit sur une activité assorti du pouvoir de réglementer cette activité. Si l’on excepte les cas de La Française des jeux et des sociétés de courses de chevaux, il n’existe, à notre connaissance, aucune personne privée placée dans une telle « position dominante » qui ne soit investie d’une mission de service public. C’est d’ailleurs, à notre sens, la raison qui justifie matériellement l’inclusion dans le champ des services publics des ordres professionnels et des fédérations sportives 1900 .

La question est donc pour nous de savoir si l’organisation du jeu et son exécution, par l’interprétation de ses règles, est un lieu d’action de la puissance publique. A en croire les juridictions des ordres administratif et judiciaire, tel n’est pas le cas. Bien qu’elles ne l’aient jamais affirmé explicitement, les opérateurs de jeu ne sont, selon elles, investis d’aucune prérogative de puissance publique. La conséquence logique devrait en être que les pouvoirs dont disposent les opérateurs de jeu sont sans commune mesure avec ceux dont disposent certaines personnes privées investies de missions de service public et à propos desquels le juges administratif parle de prérogatives de puissance publique. Or, tel ne semble pas être le cas. Si l’on procède par comparaison, tout porte à croire que l’édiction des règles du jeu et/ou leur interprétation par son organisateur peuvent, dans certains cas précis, être considérés comme les manifestations d’un pouvoir de décision unilatérale dévolu par l’administration.

L’identification de prérogatives de puissance publique dévolues aux opérateurs de jeu peut être opérée à partir de trois sortes de privilèges dont ces personnes ont, de manière parfois simultanée, la jouissance : le droit de donner à jouer (§ 1), la disposition d’un monopole (§ 2) et l’exercice de pouvoirs d’autorité (§ 3).

Notes
1880.

A. Esmein, Eléments de droit constitutionnel française et comparé, 5ème éd., Paris, Larose et Tenin, 1909, p. 1 ; G. Jellinek, L’Etat moderne et son droit, t. II (1913), Paris, Giard et Brière, coll. Bibliothèque internationale de droit public, p. 61s.

1881.

R. Carré de Malberg, Contribution à la Théorie générale de l’Etat, op. cit., t. I, p. 6s.

1882.

Ibid., t. II, p. 121.

1883.

M. Hauriou, Précis de droit administratif et de droit public, op. cit., p. 8s.

1884.

J. Chevallier, « Les fondements idéologiques du droit administratif français » in CURAPP, Variations autour de l’idéologie de l’Intérêt général, vol. 1, Paris, PUF, 1978, pp. 3-57.

1885.

Y. Gaudemet, Traité de droit administratif, op. cit., n° 74.

1886.

Notons que le terme « prérogative » renvoie à l’idée de « droit, pouvoir exclusif (que possède une personne ou une collectivité) attaché à l’exercice d’une fonction, à l’appartenance à une classe sociale, à un état juridique ». Il est quasiment synonyme de « privilège » qui renvoie, lui, au « droit, avantage particulier accordé à un seul individu ou à une catégorie d’individus, avec faculté d’en jouir en dehors de la loi commune », Le grand Robert de la langue française, op. cit., t. V, pp. 1143 et 1220.

1887.

CE 13 janvier 1966 [Magnier], Rec. 33.

1888.

CE 31 juillet 1942 [Monpeurt], Rec. 239.

1889.

CE 20 mars 1959 [Société auxiliaire de Meunerie], Rec. 194 ; CE 6 octobre 1961 [Fédération nationale des huileries métropolitaines], Rec. 544.

1890.

CE 26 novembre 1976 [Fédération française de cyclisme], Rec. 513.

1891.

CE 28 juin 1963 [Narcy], préc.

1892.

Les contrats publics sont aussi des instruments de la gestion publique, mais leurs clauses exorbitantes du droit commun, leurs clauses réglementaires et le pouvoir de modification unilatérale reconnu à la personne publique au cours de leur exécution sont autant de manifestations de l’inégalité des cocontractants.

1893.

« Il existe en droit français une corrélation étroite entre la gestion d’un service public et l’attribution d’un pouvoir de décision unilatérale, en ce sens que toute personne privée détenant un tel pouvoir gère nécessairement un service public », J-P. Négrin, L’intervention des personnes morales de droit privé dans l’action administrative, op. cit., p. 163.

1894.

CC 23 janvier 1987, n° 86-224 DC [Conseil de la concurrence], Rec. 8. Voir aussi la décision n° 80-119 DC du 22 juillet 1980 qui a implicitement constitutionnalisé l’existence de la juridiction administrative (Rec. 46), ainsi que la décision n° 89-260 DC du 28 juillet 1989 qui a confirmé cette jurisprudence (Rec. 71).

1895.

Pour une application particulière de ce phénomène, voir G. Mollion, Les fédérations sportives à l’épreuve du droit administratif - Recherche sur la qualification jurisprudentielle d’un groupement privé, thèse dactylographiée (Grenoble), 2004, pp. 111s.

1896.

J-C. Vénézia, « Puissance publique, puissance privée » in Recueil d’études en hommage à Charles Eisenmann, Paris, Cujas, 1977, p. 370.

1897.

J. Pélissier, A. Supiot, A. Jeammaud, Droit du travail, 22ème éd., Paris, Dalloz, 2004, n° 85.

1898.

Soc. 25 septembre 1991, Dr. soc. 1992.24, observations Savatier.

1899.

J-C. Vénézia, « Puissance publique, puissance privée », art. cit., p. 377.

1900.

CE Ass. 2 avril 1943 [Bouguen], Rec. 86 (pour les ordres professionnels) et CE Sect. 22 novembre 1974 [Fédération des industries françaises d’articles de sport], préc. (pour les fédérations sportives).