§ 1 - Le droit de donner à jouer

Il n’aura pas échappé au lecteur que, depuis le début de cette étude, nous tentons de le convaincre que le droit de donner à jouer, autrement dit celui d’organiser le jeu, est un droit régalien, un droit de puissance publique. Nous ne pensons certes pas que cette idée aille loin, mais elle ne semble pas totalement dénuée de pertinence. Si elle était admise, seuls quelques opérateurs de jeu seraient exclus du champ des services publics 1901 . Cette idée prend appui sur deux types de considérations. Tout d’abord, le droit de donner à jouer apparaît clairement comme étant historiquement un droit de puissance publique. Par ailleurs ce droit semble, par nature, impliquer la reconnaissance de pouvoirs d’autorité au profit de l’organisateur du jeu.

De mémoire de Français, l’organisation du jeu n’a jamais été libre, toujours elle fut criminalisée, tout comme l’a été d’ailleurs le simple fait de jouer. Par conséquent, d’un strict point de vue historique et en tenant seulement compte des occurrences du phénomène, l’organisation du jeu est un droit régalien, souverain. Qu’elle l’ait tantôt retenu, tantôt délégué, ce pouvoir demeure celui de la puissance publique, et l’a toujours été. D’ailleurs, la création de chaque jeu nouveau et l’augmentation de la capacité d’offre de jeu de tout opérateur nécessitent l’autorisation préalable de l’administration.

Toujours dans le même ordre d’idées, on dit souvent que le service public a, entre autres, pour fonction de suppléer aux carences de l’initiative privée, soit qu’elle ne puisse matériellement satisfaire un besoin, soit qu’elle ne puisse y pourvoir dans de bonnes conditions. Sans nier les considérations morales et financières qui ont été, il est vrai, déterminantes, on doit relever que le régime du jeu s’explique peut-être, aussi, parce que son organisation ne peut être laissée à l’initiative privée en raison de la nature criminogène et socialement dangereuse de son organisation. Et le fait est qu’elle lui a toujours été interdite. Dès lors, en autorisant une personne privée à organiser le jeu sous son contrôle et en faisant contribuer le jeu à la satisfaction de besoins d’intérêt général, les pouvoirs publics paraissent bien déléguer l’une de leurs compétences souveraines.

Par ailleurs, on peut se demander si, par nature, l’organisation du jeu n’implique pas la reconnaissance de pouvoirs d’autorité au profit de l’organisateur. En effet, lorsque plusieurs personnes décident de jouer entre elles, la détermination des règles du jeu et leur application est assurée collectivement par l’ensemble des joueurs. En revanche, lorsqu’un jeu est tenu, organisé par une personne, la détermination des règles et leur application relèvent de la seule compétence de cette personne qui dispose alors de prérogatives qui s’imposeront aux joueurs (qu’elles trouvent leurs source dans un contrat ou dans une délégation de la puissance publique). Le fait que le jeu non tenu, non organisé, soit licite et qu’en revanche le jeu tenu ou organisé ne le soit pas est peut-être une conséquence directe de cette nature des choses. Lorsque nous supposons que le caractère criminogène de l’organisation du jeu justifie sa prohibition, c’est en partie pour cette raison, technique, que les joueurs sont placés sous l’autorité de l’organisateur du jeu, qui peut abuser de sa puissance. Aussi la prohibition s’expliquerait-elle par le fait que l’organisateur du jeu dispose de pouvoirs exorbitants qu’il ne tient d’aucune délégation de la puissance publique et qu’on ne saurait reconnaître aux particuliers pour la gestion de leurs besoins particuliers.

Cette autorité, cette puissance, seront d’autant plus manifestes que l’organisateur d’un jeu dispose du monopole de ce jeu.

Notes
1901.

La faiblesse du contrôle pesant sur les organisateurs de loteries locales et le peu de danger que représente leur activité pour l’ordre public justifierait sûrement leur exclusion. Sans doute serait-ce aussi le cas des cercles, en raison de leur confidentialité et parce qu’ils ne donnent pas vraiment à jouer : ils offrent à leurs membres les moyens de jouer entre eux.