Conclusion générale

Objet autonome du droit positif doté d’une certaine cohérence, le jeu intéresse plusieurs branches de la science du droit : le droit civil, le droit pénal, l’histoire du droit, le droit communautaire, le droit fiscal, le droit de la finance et le droit administratif sont tous intéressés par cet objet et à chaque fois sa spécificité entraîne l’application de règles ou la mobilisation de catégories juridiques originales.

Le premier caractère du jeu tient aux difficultés qu’éprouve le droit à le saisir et à l’isoler d’opérations juridiques voisines. Sa définition peut difficilement satisfaire à l’objectif de rigueur scientifique auquel la discipline juridique aspire. Seulement peut-on dire de lui qu’il s’agit d’un contrat onéreux reposant sur un aléa, bref, le jeu est une forme de spéculation. Aussi appartient-il au juge de dire, au cas par cas, lorsqu’un contrat spéculatif est ou non ludique en y recherchant les caractères que la loi prête au jeu, autrement dit en se livrant à l’appréciation de son utilité sociale, de sa moralité et de sa dangerosité. Ainsi envisagé, le jeu – en tant que méta-catégorie juridique recouvrant l’ensemble de ses manifestations particulières propres à chaque branche du droit – peut seulement être défini comme une opération socialement inutile, immorale et dangereuse faisant naître l’espoir d’un gain qui serait du – même partiellement – au hasard en contrepartie d’un sacrifice pécuniaire des participants.

Le jeu une fois défini, c’est un autre obstacle auquel est confronté le droit étatique : la complexité et l’universalité du phénomène ludique interdisent toute attitude tranchée à son égard et imposent la recherche d’un équilibre entre jeu libre et jeu interdit. L’histoire de la réglementation des jeux le montre bien : de tous temps le jeu a fait l’objet d’un traitement juridique particulier, et si son exploitation a presque toujours été punie par la loi, les pouvoirs publics ont en permanence, parallèlement au système prohibitif mis en place, aménagé une offre de jeu permettant de canaliser la demande et de financer les services publics. Car si l’organisation du jeu est une activité fortement criminogène, sa prohibition absolue l’est plus encore, de sorte que l’Etat, seul à bénéficier de la légitimité suffisante, se trouve dans l’obligation de garantir une offre de jeu régulière et moralisée, prévenant ainsi les atteintes à l’ordre public que peut occasionner le goût inné de l’homme pour le jeu en évitant aux joueurs de se tourner vers le marché clandestin.

Mais le risque de voir cet objectif de protection de l’ordre public détourné au profit d’intérêts purement économiques est une autre caractéristique des rapports de l’Etat au jeu. Si la relation des pouvoirs publics au phénomène ludique est d’une nature résolument paradoxale, celle-ci n’est pas nécessairement dénuée de cohérence. Certes, le processus de moralisation du jeu – c’est-à-dire l’assainissement du jeu par le contrôle de son organisation et l’affectation d’une part substantielle de ses bénéfices à des œuvres d’intérêt général – rend souvent impossible l’interprétation univoque des motivations qui fondent telle ou telle intervention de l’Etat dans la sphère ludique. Puisqu’un jeu autorisé est nécessairement instrumentalisé par le pouvoir, il paraît vain de vouloir réduire l’action publique à une motivation unique, à savoir la préservation de l’ordre public ou l’intérêt financier de la collectivité. Toutefois, on ne saurait admettre que, prétextant de la nécessaire protection des consommateurs, l’Etat ne s’engage dans une promotion active du jeu ayant pour but exclusif le financement d’activités d’intérêt général.

Voilà pourquoi le juge communautaire, tout en reconnaissant la particularité du marché des jeux, ne voit pas moins dans l’entreprise de jeu une activité économique devant, en tant que telle, obéir aux mécanismes de l’économie de marché dont la logique s’inscrit dans notre droit. Car ce faisant, il dispose des moyens juridiques lui permettant de vérifier que la législation ludique de chaque Etat membre de la Communauté, si elle pose des entraves à la libre circulation des prestations transfrontières de jeu et à l’établissement d’opérateurs de jeu ressortissants d’un autre Etat membre, se trouve justifiée par les raisons impérieuses d’intérêt général que sont la protection du consommateur et la lutte contre la fraude. Ainsi veillera-t-il à ce que les Etats poursuivent effectivement l’objectif de limitation des occasions de jeu au moyen d’un contrôle effectif sur la manière dont ils sont organisés et offerts au public. Concrétisé par un ensemble de prélèvements ludiques dont les plus importants sont rétifs à la classification des prélèvements obligatoires dressée par la jurisprudence constitutionnelle, si bien qu’on évoque à leur propos la notion de quasi-fiscalité, l’intérêt financier de la collectivité apparaît donc comme une « conséquence bénéfique accessoire » mais non la justification réelle de la politique restrictive mise en place 1968 . Une fois n’est pas coutume, les citoyens échappent en ce domaine à cet oukase patriotique : « consommez ! ».

Mais afin que les autorités publiques puissent effectivement contrôler – quantitativement et qualitativement – l’offre publique de jeu dispensée sur le territoire, encore faut-il que l’entreprise de jeu soit totalement soumise à la puissance d’Etat. Les différents systèmes d’autorisation préalable progressivement érigés depuis la fin du XIXème siècle et présidant à l’organisation de chaque secteur significatif du jeu autorisé manifestent effectivement l’existence d’une maîtrise étatique du jeu. D’ailleurs, la densité du contrôle de l’Etat sur les opérateurs de jeu est telle que l’étude de la maîtrise étatique du jeu à travers le seul prisme de la police semble fortement réductrice. Comprendre la relation de l’Etat au jeu passait nécessairement par l’étude de la police des jeux, mais la confrontation de l’activité d’exploitation des jeux avec la notion de service public devait également nous permettre de mieux saisir la nature de cette relation tout en nous offrant l’occasion de réinterroger cette notion fondamentale de notre droit administratif qu’est le service public.

La police des jeux réunit la plupart des instruments dont dispose l’Etat pour contrôler l’activité des personnes privées. Tout d’abord, l’édiction des conditions préalables à l’habilitation des opérateurs de jeu permet à la puissance publique d’organiser le marché des jeux, de le structurer. Ensuite, l’habilitation des opérateurs de jeu – par la délivrance d’autorisations de jeu et d’agréments – permet à l’administration de déterminer la quantité d’offre de jeu dispensée sur le territoire et de s’assurer que les personnes intervenant dans l’organisation du jeu présentent toutes les garanties nécessaires à l’exercice de telles fonctions. Enfin, le contrôle des opérations de jeu, s’il incombe prioritairement aux agents de l’administration relevant de quatre ministères différents (Intérieur, Economie et Finances, Agriculture et Sports), voire aux magistrats et aux fonctionnaires de collectivités décentralisées, elle fait également intervenir les opérateurs de jeu, garants de la régularité du jeu et de ses supports éventuels, ainsi que, dans certaines hypothèses exceptionnelles, les joueurs eux-mêmes.

Toutefois, au-delà des éléments communs à tous les secteurs du jeu autorisé, les modalités concrètes du contrôle des opérations de jeu sont, d’un secteur à l’autre, assez hétérogènes. Tandis que la tutelle du ministère de l’Intérieur sur les cercles et casinos ne laisse à ces derniers aucune initiative, en ce que le ministre décide librement de l’ouverture et de la quantité d’offre de jeu de ces établissements et détermine librement – avec son homologue des Finances – les règles s’imposant à leur activité, l’organisation des trois paris mutuels fait quant à elle l’objet d’une cogestion entre les opérateurs de paris et le ministère de l’Agriculture. La procédure d’adoption des codes présidant aux compétitions servant de support au jeu et parfois des arrêtés portant réglementation des paris fait une large place aux sociétés organisatrices. Et surtout, celles-ci contribuent directement à la détermination de leur capacité d’offre de jeu en proposant à la tutelle le calendrier des épreuves servant de support au pari mutuel. Enfin, la société responsable de l’organisation de la loterie d’Etat est le seul opérateur disposant d’une habilitation générale et intemporelle pour organiser des jeux. Le décret lui confiant le monopole national des loteries de grande ampleur définit de manière si large le champ de sa compétence qu’elle dispose en apparence d’un liberté totale pour créer des jeux nouveaux. Toutefois, le contrôle de son offre de jeu ressurgit sous des formes inhabituelles : la décision du ministre du Budget d’adopter ou non l’arrêté de répartition des mises, indispensable à la commercialisation de tout jeu nouveau, et l’approbation annuelle de son projet de budget ainsi que des états prévisionnels de recettes et de dépenses.

La collaboration étroite entre l’administration et les opérateurs de jeu de même que la participation de ces derniers au contrôle des opérations de jeu devait également nous conduire à envisager la relation de l’Etat au jeu sous un angle différent de celui de la police. L’étude des modalités concrètes de la maîtrise étatique du jeu laisse penser que l’Etat a confié une véritable mission aux opérateurs de jeu. Restait à savoir si les prérogatives qui leur sont dévolues pour remplir cette mission apparaissent comme des pouvoirs exorbitants du droit commun dont la détention par une personne privée ne peut s’expliquer que si on la regarde comme étant investie d’une mission de service public. Bien que le juge administratif refuse aux opérateurs de jeu cette qualité – en tant qu’ils sont chargés de l’organisation du jeu – il semble pourtant que certains d’entre eux (La Française des jeux ainsi que les sociétés de courses et leurs organismes communs) disposent de prérogatives de puissance publique, à savoir le monopole d’une activité assorti du pouvoir de la réglementer. Il est vrai que la reconnaissance d’une mission de service public dont ces opérateurs seraient investis s’oppose à un obstacle de taille : peut-on vraiment considérer que leur activité est d’intérêt général alors même que le législateur voit dans l’exploitation du jeu une entreprise socialement inutile, immorale et dangereuse ? D’abord, ce jugement du législateur doit s’apprécier in abstracto et rien ne dit que, encadrée par la puissance publique, l’organisation du jeu ne puisse être considérée comme une activité d’intérêt général en ce qu’elle fait participer les opérateurs de jeu au contrôle des opérations de jeu, faisant de ces derniers les garants de la régularité et de la sincérité du jeu. Ensuite, et surtout, comment accepter qu’une personne privée soit investie de prérogatives de puissance publique alors même qu’elle n’est en charge d’aucune activité d’intérêt général ?

Ce problème ne semble pouvoir être surmonté que de deux manières. La première : une évolution du droit visant à retirer aux opérateurs de jeu l’ensemble de leurs prérogatives apparaissant comme exorbitantes du droit commun. La seconde : apporter à la définition du service public un élément tendant à exclure du champ de ces activités toutes celles que le législateur jugerait immorales et dangereuses. Encore qu’un tel apport ne résoudrait en rien le problème de l’incompétence du juge administratif pour connaître de la légalité des actes pris par les opérateurs de jeu dans l’exercice de ce que nous pensons bien être des prérogatives de puissance publique.

Finalement, l’étude des rapports de l’Etat au jeu confirme assez largement ce schéma dressé par l’académicien Jean Cazeneuve : « …les sociétés globales (ont) été sollicitées à la fois par la tentation d’éliminer une activité réputée antisociale ou immorale et par le désir de contrôler des pratiques trop portées à la clandestinité, et d’en tirer un bénéfice matériel et moral (…). Ainsi les pouvoirs publics ont en général une attitude ambiguë à l’égard de l’exploitation commerciale des jeux, qui échappe en grande partie à leur contrôle : pour maintenir malgré tout un droit de regard et de profit sur les sommes énormes drainées par ces activités, les Etats se font eux-mêmes entrepreneurs de jeux ou réglementent certains centres d’exploitation ludique tout en combattant officiellement les effets anti-sociaux de cette passion contagieuse » 1969 .

En effet, la compréhension des rapports de l’Etat au jeu exige la reconnaissance de leur nature foncièrement paradoxale, compréhension qui ne saurait résulter d’un regard dogmatique ou univoque sur la question. L’ambiguïté du régime des jeux découle de la complexité du phénomène ludique et des obligations qui s’imposent aux pouvoirs publics en ce domaine, à la fois sommés d’éliminer les effets nocifs d’une pratique sociale que l’idéologie dominante juge immorale et dangereuse et contraints d’encadrer une activité « trop portée à la clandestinité » et qu’il est illusoire de vouloir faire disparaître. De ce paradoxe naissent peut-être les difficultés qu’éprouve le droit à saisir cette pratique aux formes infinies, souvent rétive aux distinctions, classifications et catégories juridiques traditionnelles. En somme, le jeu est un autre.

Lyon, le 29 septembre 2005.

Notes
1968.

CJCE 21 octobre 1999 [C-67/98, Zenatti], préc., point 36.

1969.

J. Cazeneuve, « Le jeu dans la société » in Encyclopaedia Universalis, art. cit., p. 25.