I.1.1.2. Spécificité du système orthographique Français.

Si l’on considère que près de 3500 caractères distincts sont assimilés par les enfants chinois au cours de leur scolarité élémentaire, force est de convenir que le principe de productivité allège considérablement l’acquisition des langues alphabétiques. En contrepartie, l’économie cognitive réalisée peut se révéler particulièrement coûteuse pour certains aspects du traitement de l’écrit, et ce tout particulièrement dans les langues à structure opaque.

En Français comme dans d’autres systèmes linguistiques, la progression de l’enfant vers l’écrit est d’abord complexifiée par la nature abstraite des phonèmes qui complique leur isolation dans la chaîne parlée et par voie de cause à effet leur association avec la forme écrite appropriée. En effet, les phonèmes ne correspondent pas à un son isolé, mais à une somme de différences acoustiques et articulatoires retenues par la langue comme significatives. Dans leur réalisation sonore, ces unités distinctives sont en outre sujettes à une grande variabilité, associée à l’état psychologique du locuteur, son origine régionale, sociale, à son débit de parole, et ainsi de suite. L'inconstance des relations entre forme écrite et orale est de surcroît amplifiée par les modifications induites par la juxtaposition des sons dans la chaîne parlée dont les élisions et les assimilations sont les exemples les plus fréquents. Les sons élidés disparaissent ainsi purement et simplement du discours (ex: « quatr e avril » prononcé « quatr’avril »), tandis que d’autres sons subissent les transformations imposées par les mécanismes de co-articulation, assimilant l’une des caractéristiques phonologiques d’un son voisin. Pour illustrer ce dernier point, on peut citer l’exemple du mot « a b solution » qui devient « a p solution » à l’oral en raison de la transmission du non voisement de la fricative sourde /s/ à l’occlusive sonore /b/, alors dévoisée en occlusive sourde /p/ 4 . Finalement, la prononciation des morphèmes situés en frontière de mot, (i.e. : inflexions marques de pluriel ou de féminin) n’est pas non plus systématique, n’étant effective qu’en cas de liaison.

Partant à présent du versant écrit, l’usage des graphèmes chargés de transcrire les phonèmes est strictement défini par des lois de position, dont le fondement est plus ou moins arbitraire. Le graphème « s » codant habituellement le son /s/ se trouve ainsi associé au son /z/ chaque fois qu’il est situé en position intervocalique. D’autres part, plusieurs graphies sont généralement susceptibles de transcrire un seul et même phonème. Regroupés en ensembles, ces candidats sont représentés par un archigraphème, graphème de base le plus fréquent non tributaire des lois de position (ex : le graphème « è», recouvrant 61% des transcriptions du phonème // a été choisi comme archigraphème du groupe « è », « ai », « ei », « e », chargé de transposer ce son à l’écrit). Il faut encore noter qu’un même graphème peut appartenir à plusieurs groupes comme c’est le cas de « c », relevant de l’archigraphème S dans « ciel » et de l’archigraphème C dans « cactus ». On citera pour finir la présence occasionnelle de lettres historiques ou étymologiques, qui entretiennent un lien ténu avec l’actuel système de langue et ne remplissent aucune fonction particulière (ex : le graphème « x » à la fin de mieux, le redoublement des consonnes dans terrible).

Les points soulevés dans les précédents paragraphes sont autant d’obstacles susceptibles de freiner l’entrée des enfants Français dans la lecture. Précisément, il ressort d’une récente étude de Seymour, Aro et Erskine (2003) sur un échantillon représentatif de langues européennes que les bases de la lecture se mettent en place plus rapidement dans les systèmes transparents que dans les systèmes opaques. Du point de vue de ces auteurs, si l’assimilation du principe alphabétique constituerait le pré-requis nécessaire et suffisant à la maîtrise des premiers, la complexité des suivants imposerait le développement d’un système de traitement complémentaire basé sur la morphologie. Davantage de ressources attentionnelles et cognitives seraient alors mobilisées par la co-existence de ces deux procédés, différant l’installation des routines de traitement efficaces du matériel écrit. D’autres auteurs mettent cependant en avant le fait que les relations grapho-phonémiques des langues alphabétiques, même opaques, ne répondent que partiellement à des principes arbitraires et que les langues de ce groupe possèdent une structure interne suffisamment riche pour que les enfants puissent en détecter les régularités statistiques, allégeant de ce fait le coût cognitif de l’apprentissage. Dans ce contexte, la traditionnelle dichotomie opposant les mots réguliers et irréguliers dans les langues opaques a été sévèrement questionnée par les travaux de Seidenberg et collaborateurs (Seidenberg et McClelland, 1989; Jared, McRae & Seidenberg, 1990; Plaut, McClelland, Seidenberg & Patterson., 1996). Au concept princeps de régularité (i.e. compatibilité d'un mot donné avec le système de règles décrivant les correspondances grapho-phonémiques les plus fréquentes de la langue à laquelle il appartient), ces auteurs ont substitué celui de consistance, décrivant le niveau de cohérence entre la prononciation d'un mot cible et celle des mots de transcription équivalente dans la langue. A chaque mot d'une langue, régulier ou non, correspond un certain nombre d' « amis », écrits et prononcés de manière similaire, et d' « ennemis », transcrits de manière équivalente mais prononcés différemment. Par exemple, un mot comme fille [fij]va compter des "amis" de type bille, quille, trille, pille, brille [- ij]et des « ennemis » de type mille, ville [- il]. Le calcul de la fréquence cumulée des « amis » et « ennemis » permet d'estimer la contribution de l'effet de consistance au traitement des mots écrits. Ainsi, des "ennemis" en nombre négligeable auront vraisemblablement peu d'impact sur l'élaboration de la prononciation d'un item inconsistant possédant un grand nombre d'amis. En revanche cette influence deviendra plus conséquente pour les mots ambigus, associés à un nombre équivalent d' "amis" et d' "ennemis". On notera tout particulièrement que dans cette approche, seuls les mots possédant une majorité d' « ennemis » et très peu d' « amis » constituent des exceptions. Ainsi, un certain nombre d'items constituant des exceptions en regard des principe de régularité grapho-phonémiques se trouvent ici considérés comme ambigus, ce qui les rend plus compatibles avec les principes d'organisation générale de la langue concernée.

Vu sous cet angle, le développement de la médiation phonologique - secondé par le contrôle de la production à partir des informations disponibles dans le lexique oral - suffirait à assurer aussi bien l’assimilation des règles grapho-phonémiques générales que l’acquisition de la prononciation des mots irréguliers, rendant superflu le recrutement d'un système annexe basé sur les informations morphologiques. A terme, des associations robustes seraient établies entre les unités orthographiques en phonologiques, favorisant la construction du lexique orthographique responsable de la reconnaissance automatique des mots écrits. Comme nous le verrons par la suite, ce principe fait partie des concepts fondamentaux de l’apprentissage des langues tel qu’il est décrit par les modèles connexionnistes.

L’automatisation des stratégies et l’installation d’un réseau neuronal fonctionnel pour l’exercice de la lecture experte sont le résultat d’une longue maturation qui s’amorce pour la majorité des enfants dès l’entrée à l’école primaire. Ainsi que nous le développerons dans le chapitre suivant, l’état actuel des connaissances permet d’ores et déjà de construire un tableau relativement précis des transformations comportementales de l’apprenti lecteur au cours du temps, par recoupements successifs des apports de la psychologie expérimentale, des modélisations connexionnistes et de l’imagerie cérébrale.

Notes
4.

Exemple emprunté à Bruxelles, Grangette, Guinamard & Van der Veen, non daté.