I.1.2. Développement des bases cognitives de la lecture.

I.1.2.1. Apport de la Psychologie Cognitive : l’apprentissage par étapes.

Dans la tradition des recherches sur le développement de l’enfant, l’acquisition de la lecture a longtemps été envisagée comme une succession d’étapes définies par les stratégies transitoires adoptées par l’enfant au cours de son apprentissage, consécutivement à l’augmentation de ses capacités cognitives. Les paragraphes suivants reprennent les principes développés par cet important courant de pensée au travers de la présentation de quelques modèles parmi les plus influents de leur génération.

La majorité des modèles proposés à la fin des années 80 respectent la logique générale du postulat de Frith (1985), devenu célèbre. Le stade logographique serait ainsi la première marche conduisant à la lecture experte. A ce moment, le mot n’est rien de plus pour le pré-lecteur qu’un objet visuel parmi tant d’autres, que ses connaissances ne lui permettent pas de mémoriser autrement que par la sélection arbitraire d’un indice discriminant. Dans la conception de Gough et Juel (1989), les tout premiers mots seraient assimilés à partir d’une procédure d’association de paires, stratégie caractérisant le stade de l’association sélective. Les enfants entreraient donc dans l’écrit en analysant les mots à la recherche d’un trait visuel distinctif, constitué par la lettre située à l’une des extrémités de la séquence, la forme particulière des caractères ou encore le nombre de lettres nécessaires à la transcription du mot. Une rencontre ultérieure avec l’indice sélectionné déclencherait la restauration automatique de la réponse associée en mémoire, et, en cas d’identification correcte, l’association serait maintenue. Cette technique permettrait l’«apprentissage » d’une quarantaine de mots, avant que les difficultés de sélection de traits distinctifs inédits et l’amenuisement des ressources mnésiques ne la rendent problématique. En substance, cette stratégie présente de fortes similitudes avec les conjonctures linguistiques (linguistic guessing) du fameux modèle de Marsh, Friedman, Welch et Desberg (1981), décrivant la mise en relation d’un aspect particulier du stimulus avec une réponse verbale. Pour Marsh et al., cette période préparerait le niveau supérieur des conjonctures basées sur le réseau discriminant (discrimination net guessing), dans lequel apparaîtraient les prémisses de la sensibilité pour les indices graphémiques communs entre mots nouveaux et mots connus.

Pour utiles qu’ils soient, les processus décrits ci-dessus ne peuvent être que transitoires, dans la mesure où ils sont gouvernés par des principes trop rudimentaires pour être directement compatibles avec les fondamentaux de la lecture proprement dite. Outre la complexité croissante entretenue par l’introduction de chaque mot nouveau, l’utilisation des associations établies est restreinte au matériel verbal familier. Le caractère arbitraire de ces paires exclut par ailleurs toute forme de généralisation, tandis qu’il renforce la propension à l’oubli. Ces limites, coïncidant avec la maturation des processus cognitifs, dont la conscience phonologique, exercent une pression sur l’enfant qui le pousse à adopter un nouveau procédé, basé sur le principe alphabétique. Ce n’est généralement que parvenu à ce stade que l’enfant se voit conférer le statut de lecteur. A ce moment, l’enfant construit sa connaissance explicite des phonèmes, de leurs correspondances avec les lettres et les graphèmes, ainsi que de leurs combinaisons dans les mots. Cette étape correspond plus ou moins à celle du cipher orthographique de Gough et Juel (1989), terme générique désignant la connaissance d’un ensemble de principes nécessaires à l’établissement des correspondances entre lettres et sons, acquis de manière implicite ou par le biais d’un mécanisme analogique 5 . La maîtrise du cipher constituerait l’étape critique de l’acquisition de la lecture, bien qu’elle ne marque pas la fin du développement de la reconnaissance des mots. Pour Ehri et collègues (Ehri & Wilce, 1985, 1987 ; Ehri, 1989), le décodage ne procèderait toutefois pas immédiatement de la lecture par indices visuels mais en serait séparé par une phase intermédiaire dite de lecture par indices phonétiques. Durant cette étape, l’enfant continuerait à appuyer sa « lecture » sur des indices spécifiques plutôt que sur une transcription complète du mot, mais ces indices correspondraient davantage aux noms ou sons associés aux lettres qu’à leurs propriétés visuelles saillantes. Un premier lien serait ainsi établi entre écriture et prononciation. Bien que le caractère systématique des associations entre orthographe et prononciation facilite la rétention des indices phoniques, la lecture par indices phonétiques ne favoriserait pas davantage le principe de généralisation que les associations visuelles décrites plus haut. Ehri rejoint ainsi Gough sur le caractère essentiel de l’acquisition des capacités de décodage pour la construction du lexique mental, l’assimilation des correspondances de graphèmes à phonèmes étant considérée comme sine qua non de la mémorisation des représentations visuelles des mots. Finalement, Marsh et al. (1981) introduisent une distinction entre décodage séquentiel, système primitif de règles combinatoires utilisé dans le déchiffrage de mots nouveaux, et décodage hiérarchique, niveau élaboré dans lequel les variations contextuelles dans la transcription phonique des graphèmes sont intégrées. Parvenu à ce stade, l’enfant serait doté d’un système de lecture efficace, dont la structure correspond en substance à celle des adultes experts.

Chacune de ces stratégies, utilisée sur des intervalles de temps plus ou moins étendus, cèderait progressivement la place à la suivante après une éventuelle période de coexistence. Les données expérimentales suggèrent que l’étape logographique est achevée dès la fin de la première année des apprentissages formels de la lecture, si toutefois elle a réellement été nécessaire aux enfants à moment donné de leur évolution (voir par exemple Aghababian, 1998, thèse non publiée, Aghababian & Nazir, 2000 ; Sprenger-Charolles, Siegel & Bonnet, 1998). Après 5 années d’enseignement de la lecture, les enfants n’ont toutefois pas encore atteint un niveau de performance aussi élevé que celui des adultes experts (Aghababian et Nazir, 2000 ; Nazir, Decoppet & Aghababian, 2003).

Les modèles développementaux de la lecture ont été le point de départ de très nombreuses démarches empiriques dont la synthèse dépasserait largement l’objectif de l’aperçu théorique présenté ici. Nous nous contenterons donc de rappeler que ces théories ont classiquement été formulées sans référence particulière aux processus cérébraux en cause, laissant un voile d’obscurité sur les mécanismes d’appréhension et d’assimilation des informations visuelles relatifs à chacune des étapes déterminées. D’un point de vue plus conceptuel, en outre, la notion d’étape typiquement associée au développement moteur, cognitif ou perceptif n’est pas obligatoirement transposable à la lecture, produit d’une évolution culturelle plutôt que biologique. L’avènement des modèles connexionnistes a encouragé les approches plus explicites des principes fondamentaux de l’appréhension de la lecture, en offrant les moyens formels de repenser les postulats intuitifs de représentation, acquisition et utilisation des connaissances. La lecture y est essentiellement abordée sur la base du constat d’intégration progressive des informations. Les apparents changements de stratégie définissant les « étapes » de l’apprentissage sont entièrement attribués à la pression environnementale induite par la quantité et la complexité des informations rencontrées et intégrées, sans plus être associés à un changement qualitatif dans l’analyse de l’écrit.

Notes
5.

Les « règles » du cipher surpassent en nombre les règles phoniques, mais leur mise en œuvre semble plus rapide et moins laborieuse. Bien que la nature du cipher reste partiellement indéterminée, sa maîtrise est plus aisément quantifiable, en cela qu’elle est directement reflétée par la capacité des enfants à prononcer les pseudo mots (Gough & Juel, 1989). Le cipher est internalisé par le biais du processus de cryptanalyse, engagé sur la base de quatre pré requis : la conscience de l’existence du système de correspondance entre oral et écrit, l’intégration de la fonction des lettres et des phonèmes au sein de ce système et la confrontation à des paires associant forme écrite et orale d’un mot.