I.1.2.3. Apport de l’imagerie cérébrale : Modulation fonctionnelle du réseau neuronal impliqué dans la lecture sous effets des progrès vers l’expertise.

Le modèle dorso-ventral de la lecture (Pugh et al., 2000, Shaywitz et al., 2002) défendu par de nombreux chercheurs, admet que le réseau responsable de la lecture repose sur l’intégrité de deux circuits postérieurs et d’un système antérieur. Les régions temporopariétales du réseau postérieur comprennent notamment le gyrus angulaire, dont l’implication dans la lecture est établie depuis les études neuropsychologiques de Dejerine (1891, 1892), le gyrus supramarginal et les parties postérieures du gyrus temporal supérieur comprenant l’aire de Wernicke. Ces structures définissent le système dorsal, circuit analytique de réseau de la lecture, responsable de l’extraction et de l’appariement des percepts visuels avec les structures phonologiques correspondantes (voir par exemple Geschwind, 1965). L’activité de ce réseau a été associée chez l’adulte expert à l’engagement de procédures basées sur l’utilisation de règles lors du décodage des non mots ou de la lecture de mots de basse fréquence. La contrepartie occipoto-temporale du réseau postérieur inclut principalement les régions des gyri temporal et occipital médians. Ce circuit ventral serait responsable de la transmission de l’information visuelle le long de la voie occipito-temporale jusqu’au gyrus fusiforme médian, siège de l’aire de la forme visuelle des mots (Cohen et al., 2000). Les propriétés anatomiques de ce circuit sont en faveur de son implication dans le recrutement des connaissances pré-établies participant au traitement des stimuli verbaux familiers. La distinction fonctionnelle des circuits ventraux et dorsaux a été confirmée chez l’adulte par les études de Price, Moore et Frackowiak (1996) mettant en évidence une modulation de l’activation des deux systèmes consécutivement à la manipulation du taux de présentation des mots isolés. L’augmentation progressive de l’activité du système ventral (au détriment de sa contrepartie dorsale) induite par l’accélération de la cadence de présentation des stimuli pourrait refléter l’abandon graduel des traitements analytiques au profit des mécanismes responsables de l’identification automatique et rapide des stimuli. Finalement, le système antérieur, localisé au niveau du gyrus frontal inférieur incluant l’aire de Broca, est impliqué dans le séquençage et le recodage articulatoire des gestes de parole. L’activation de ce réseau a été observée lors de tâches de lecture silencieuse et de dénomination.

Les dernières études conduites en Imagerie Fonctionnelle par Résonance Magnétique (IRMf) offrent un éclairage inédit sur la manière dont les apprentissages façonnent progressivement l’ensemble de ce réseau. Dans la conception de Pugh et al. (2000), l’installation tardive de la voie ventrale s’appuierait sur l’efficacité des traitements préalablement pris en charge par la voie dorsale. Sans explorer plus avant les liens de causalité dans la mise en place des deux circuits, Shaywitz et collaborateurs (2004) ont néanmoins montré que l’enseignement régulier et explicite des bases du principe alphabétique favorise le développement du système occipitotemporal de la reconnaissance automatique des mots et plus particulièrement du gyrus frontal inférieur gauche, chez des enfants en difficulté de lecture, âgés de 6 à 9 ans. Une augmentation de l’activité est aussi observée au niveau du gyrus temporal médian de la voie dorsale. Un an après la fin de la phase expérimentale, la région occipitale poursuit son développement, tandis qu’une diminution de la réponse est enregistrée au niveau du gyrus temporal médian droit et du noyau caudé. Ce résultat a été interprété comme le reflet du désengagement progressif des mécanismes compensatoires de l’hémisphère droit, encouragé par l’expansion du réseau de l’hémisphère gauche (voir aussi Temple et al., 2000, Temple et al., 2003).

Ces données viennent renforcer les précédentes observations établies par le même groupe, basées sur la comparaison de sujets dyslexiques et normaux lecteurs d’âge compris entre 7 et 18 ans (Shaywitz et al., 2002). Lors d’une tâche de jugement de rimes impliquant des pseudo-mots, une corrélation négative a été enregistrée dans le groupe contrôle entre l’âge et l’activité au niveau du sulcus frontal supérieur et de la région des gyri fronto-médians de manière bilatérale. Ces structures correspondent en partie à la région antérieure du cortex frontal inférieur associée par Turkeltaub et al. (2003) à la récupération des codes phonologiques en mémoire à long terme au cours de l’accès au lexique. L’âge a aussi été mis en relation avec l’augmentation de l’activité dans le gyrus frontal inférieur gauche, zone du circuit antérieur impliquée dans la lecture silencieuse, et le sulcus précentral droit durant la réalisation d’une tâche de catégorisation sémantique. Le dysfonctionnement des circuits postérieurs chez les dyslexiques induirait par ailleurs un recrutement plus important de ces aires antérieures, ainsi que de certaines régions de l’hémisphère droit, équivalentes à celles recrutées par les lecteurs faibles pour pallier à leur manque d’expertise phonologique. L’activité des aires extrastriées droites pourrait en effet être mise en relation avec la lecture environnementale des très jeunes lecteurs, durant laquelle la reconnaissance des mots s’appuie essentiellement sur les patterns visuels ou le contexte visuel (Turkeltaub et al, 2003 ; Turkeltaub et al., 2004). Les différences d’activations des dyslexiques pourraient constituer le substrat biologique d’une stratégie de compensation tirant profit des gestes de parole associés aux mots et de processus perceptifs auxiliaires. Cette stratégie pourrait améliorer substantiellement l’efficacité de la lecture sans toutefois suffire à l’installation des procédures automatiques.

Enfin, l’analyse du comportement de participants âgés de 6 à 22 ans au cours de la réalisation d’une tâche de détection de lettres imbriquées dans des mots ou séquences de faux caractères, favorisant le traitement implicite des mots chez les lecteurs experts, a confirmé l’hypothèse de la maturation précoce des aires critiques du cortex temporo-pariétal, incluant le sulcus temporal supérieur gauche (Turkeltaub et al., 2003). L’accroissement des capacités de lecture s’accompagne encore d’une augmentation de l’activité dans la partie ventrale du gyrus frontal inférieur gauche. Les données obtenues sont en faveur d’une division de la partie ventrale du cortex frontal inférieur en une partie antérieure responsable de la récupération des codes phonologiques en mémoire à long terme et une partie postérieure impliquée dans la manipulation d’unités phonologiques infra lexicales. Finalement, le gyrus temporal médian antérieur gauche, associé aux traitements d’images et de mots familiers ainsi qu’à la mémoire déclarative (Poldrack, Desmond, Glover & Gabrieli., 1998), voit aussi son activité augmenter sous l’effet de l’expertise en lecture. Néanmoins certaines données sont incompatibles avec le recrutement progressif du circuit ventral par les lecteurs experts tel que le décrivent Pugh et al. (2000) et Shaywitz et al. (2002). En effet, l’activité dans le cortex infero-temporal gauche, siège l’aire de la forme visuelle des mots (Cohen et al., 2000) n’est pas modulée par l’âge des participants. D’autre part, la diminution de l’activité dans la voie ventrale de l’hémisphère droit sous l’effet de l’apprentissage ne s’accompagne pas d’une augmentation de l’activité dans les régions extrastriées gauches.

Les données rassemblées ici amènent à considérer la lecture comme un apprentissage dynamique, guidé à la fois par la sensibilité implicite de l’enfant à la régularité statistique de sa langue suivant les principes défendus par Seidenberg et McClelland (1989), le matériel verbal auquel il est confronté, en accord avec les récentes recherches de McClelland, Thomas, McCandliss et Fiez (1999), et les enseignement explicites dont il bénéficie tout au long de sa scolarité. Néanmoins la souplesse des structures impliquées dans ces apprentissages n’est pas illimitée. Le comportement des réseaux connexionnistes entraînés suivant la loi de Hebb, brièvement présentés dans ce qui suit, constitue une première illustration de ce phénomène. Sur le versant empirique, les effets d’âge d’acquisition, popularisés par les travaux de Brown et Watson au début des années 70, mettent en évidence une diminution de la précision du traitement des mots de la langue maternelle liée à l’âge auquel les nouvelles acquisitions ont eu lieu. Ces surprenants résultats, autour desquels va s’articuler le présent travail, feront l’objet d’une description plus précise dans la partie à venir.