I.2.2.2.2. Age d’acquisition et fréquence cumulée : confusion ou indépendance ?

Le second postulat de Zevin et Seidenberg (2002, 2004), l’assimilation des effets de l’AdA à ceux de la fréquence cumulée, s’inscrit dans une longue série de discussions portant sur confusion possible de l’AdA avec la fréquence d’occurrence. Dans la plupart des recherches, les liens étroits unissant ces deux facteurs préviennent en effet toute conclusion définitive en faveur de la prévalence des effets de l’une ou l’autre variable sur les performances recueillies. La portée de plusieurs de ces études, parmi les plus influentes de la littérature, a d’ailleurs été longuement discutée par Zevin et Seidenberg (2002), qui démontrent que la réévaluation du statut « précoce » et « tardif » des mots au moyen de 7 échelles de fréquence distinctes fait systématiquement apparaître une opposition additionnelle indésirable sur l’axe de la fréquence. Le recours aux analyses par régressions multiples n’est guère plus décisif dans ce domaine, si l’on considère que le retrait de certains facteurs de l'équation de régression conduit à supprimer non seulement la variance attribuable à la variable retirée, mais aussi la variance partagée avec les autres facteurs auxquels cette variable est corrélée (Dewhurst, Hitch & Barry, 1998 ; Gerhand & Barry, 1998).

Ainsi que précisé plus haut, ce constat a amené Zevin et Seidenberg (2002) à conclure que l’expression résiduelle de l’AdA dans les tâches mobilisant les capacités de conversion grapho-phonémiques des lecteurs experts ne pouvaient se concevoir autrement qu’englobée dans une variable super-ordonnée : la fréquence cumulée. Cette hypothèse de la fréquence cumulée a été initialement formalisée par Lewis (1999ab ; Lewis et al., 2001). Lewis a proposé un modèle mathématique d’apprentissage par accumulation des instances prévoyant que le niveau de performance d’un participant n sur un stimulus i dépende du nombre de total de rencontres avec i depuis son entrée dans le vocabulaire du participant (soit par la fréquence d’occurrence de i sur l’intervalle de temps concerné). Dans une perspective simplifiée où la distribution de la fréquence resterait constante dans le temps, cette relation s’exprime sous la forme :

‘ni = F i ( Age – AdA i )’

où F représente la fréquence d’occurrence de i et Age l’âge du participant au moment où sa performance est mesurée.

Considérant que le temps de réaction TRi peut être décrit par une fonction exponentielle du nombre d’instances de i, on obtient, après transformation logarithmique :

‘ln(TRi)= - A ln(F i ) – A ln(Age - AdA i )+ln(K)’

où A et K sont des constantes positives.

Dans une perspective longitudinale, la relation exprimée par cette formule implique qu’à fréquence d’occurrence égale, le rapport de fréquence cumulée pour des mots appris précocement et tardivement soit plus faible chez une personne âgée que chez un sujet jeune. Ce dernier point est illustré dans le graphique de la Figure 4, pour deux mots d’une fréquence de 50 occurrences par million, respectivement acquis à 2 et 9 ans et soumis à des individus de 10, 20, 50 et 70 ans. L’avantage du mot précoce sur le mot tardif, estimé à 300 ms environ pour un enfant de 9 ans chute ainsi à 15 ms chez un adulte de 50 ans puis à 9 ms chez un adulte âgé de 70 ans.

Figure 4. Temps de réaction estimés pour deux mots d’une fréquence de 10 occurrences par million, respectivement acquis à 2 (courbe bleue) et à 10 ans (courbe violette).

Ces données théoriques ont été calculées à partir de l’équation (2), avec A=0,16, K=2, et Age=10, 20, 50 et 70, respectivement. On constate une diminution progressive de l’impact de l’AdA sur la performance, qui finit par disparaître chez les sujets plus âgés.

Dans le cas où la fréquence cumulée serait la variable critique, le modèle prédit donc une diminution progressive de l’influence des effets attribués à l’AdA à mesure que les participants s’approchent de l’âge mûr. Or, sur le plan expérimental, les résultats recueillis par Morrison, Hirsh, Chappell et Ellis (2002) s’opposent directement à ce postulat, en démontrant une relative constance dans l’amplitude des effets d’AdA sur les performances de dénomination de mots et d’objets dessinés chez des adultes jeunes et plus âgés. Il en a été déduit que l’âge ou l’ordre d’acquisition des mots était bien le facteur déterminant, et que ses effets ne pouvaient pas davantage se réduire à la fréquence cumulée qu’au temps de résidence des items en mémoire. Cette conclusion s’accorde avec les simulations plus récentes de Lewis, Chadwick et H.D Ellis (2002), qui favorisent finalement l’hypothèse d’une contribution de l’AdA par delà l’influence de la fréquence cumulée.

Ajouté à cela, les théories fondées sur l’accumulation des instances prévoient que les mots acquis tardivement de fréquence d’usage élevée bénéficient d’un avantage certain sur les mots précoces de fréquence moins élevée. Cette dissociation a été idéalement évaluée par Stadthagen-Gonzalez, Bowers et Damian (2004) à partir de bases de données expertes, regroupant les mots tardifs abondamment pratiqués dans les domaines respectifs de l’électronique, de la psychologie et de la géologie. Les résultats obtenus en dénomination et décision lexicale ont révélé que les mots précoces de basse fréquence donnaient lieu à des performances équivalentes à celles des mots tardifs de haute fréquence, en dépit du rapport de fréquence cumulée plus élevé dont bénéficiaient ces derniers.

En conclusion de ces considérations préliminaires, il apparaît que les données empiriques sont partiellement cohérentes et partiellement contradictoires avec les prédictions relatives à l’AdA formulées par Zevin et Seidenberg (2002) sur la base du comportement de leur modèle. Les résultats collectés sur un ensemble représentatif d’études concernées par le phénomène tendaient effectivement à démontrer que l’influence de l’AdA était renforcée dans les tâches de dénomination d’objets, qui reposent sur la réactivation d’associations arbitraires entre stimuli, assimilées par simple mémorisation plutôt que par réintégration systématique des régularités antérieurement déduites. Les arguments avancés par Morrison et collègues (2003) jettent néanmoins un doute sur la possibilité que l’AdA puisse entièrement se confondre avec la fréquence cumulée, dont elle semble au contraire conceptuellement et expérimentalement dissociable. Autrement dit, si l’émergence des effets d’AdA paraît favorisée dans les contextes où la nature particulière du matériel limite les possibilités d’extractions des régularités de structure du corpus d’apprentissage, l’élimination complète de l’expression de ce facteur des habilités acquises sur le mode du réinvestissement systématique des connaissances préliminaires, dont la lecture est un exemple, ne semble pas pour autant constituer la nécessaire réciproque de ce postulat.