I.3. Objectif des recherches présentées.

Les études envisagées dans le cadre du présent travail poursuivent le double objectif de réhabiliter l’influence de l’AdA sur le traitement des systèmes alphabétiques écrits, sévèrement mise en cause par les récentes théories de Zevin et Seidenberg (2002 ; 2004), et de concilier les manifestations de cette variable avec l’argumentation développée par les mêmes auteurs, en référence aux principes des modèles connexionnistes parallèles et distribués dont la pertinence pour la description du traitement du langage n’est plus à démontrer. Nous soutenons en effet que la logique établie par Zevin et Seidenberg (2002) au sujet des conditions favorables à l’émergence des effets d’AdA oriente les réflexions vers une voie prometteuse pour la compréhension de l’origine des variations de performances imposées par cette variable sur la manipulation des informations verbales. Nous restons cependant dubitative quant à la possibilité que l’application stricte de ladite logique aboutisse nécessairement à l’invalidation de l’ensemble des données empiriques collectées en faveur de l’expression de l’AdA dans les tâches mobilisant au premier plan les connaissances touchant à l’organisation grapho-phonémique de la langue concernée (ex : dénomination de mots écrits et décision lexicale, en particulier).

Au fil des chapitres suivants, nous discuterons de manière approfondie les arguments opposés par Zevin et Seidenberg (2002) aux défenseurs de l’AdA sur la base de résultats expérimentaux plus étroitement liés aux particularités du traitement de l’écrit que les données actuellement disponibles dans la littérature concernée par cette problématique. Les recherches antérieures ne permettent pas de statuer définitivement sur le rôle de l’AdA dans l’appréhension du matériel verbal visuel, attendu que les résultats disponibles ont été établis en référence à l’hypothèse originale de l’AdA, se rapportant au moment où la forme orale des mots a été acquise, sans considération explicite de l’apprentissage de la forme écrite correspondante. Or, tandis que l’assimilation du vocabulaire oral repose sur l’établissement des liens entre représentations phonologiques et sémantiques, l’acquisition de la contrepartie visuelle de ces mots impliquerait, initialement tout au moins, de rattacher des symboles écrits aux formes orales connues, afin d’accéder à leur sens (Harm & Seidenberg, 2004). Cette distinction a son importance puisque, comme le soulignent leurs auteurs, les prédictions formulées par Zevin et Seidenberg (2002) s’appliquent essentiellement à la contribution du savoir relatif aux correspondances de graphèmes à phonèmes à la réalisation des tâches de dénomination ou de décision lexicale, aspect des traitement lexicaux que l’utilisation des normes classiques d’AdA ne captent pas directement. L’ensemble des recherches présentées par la suite exploite donc des normes objectives d’AdA de la forme orthographique des mots (AdAortho par la suite). Cette démarche a été inspirée des précédents résultats (Nazir, Decoppet & Aghababian, 2003), ayant démontré que les estimations du vocabulaire écrit connu des enfants à différentes étapes de leur scolarité proposées par l’Echelle Dubois-Buyse d’orthographe usuelle Française (Reichenbach et Mayer, 1977) représentaient un prédicteur fiable de la qualité des décisions lexicales réalisées par les enfants et les adultes.

Notre première étude propose de revenir sur les fondements du discrédit jeté par Zevin et Seidenberg (2002) sur la persistance à long terme d’une influence de l’AdA des mots sur les traitements de l’écrit dans les langues alphabétiques. Dans leur article de 2002, ces auteurs ont en effet posé que « les effets d’AdA sur la performance experte dépendent de la nature de l’appariement entre les codes, et tout particulièrement de l’éventualité que ce qui est acquis au sujet des patterns appris précocement puisse recouper les patterns plus tardifs » (p. 23). Prenant appui sur ce postulat, Zevin et Seidenberg (2002 ; 2004) ont par la suite argué que les associations grapho-phonémiques des systèmes alphabétiques même opaques présentaient une régularité suffisante pour que les connaissances nouvelles puissent prendre appui sur les acquis antérieurs, limitant les chances pour que l’ordre particulier dans lequel les mots ont été assimilés conserve une quelconque influence sur les performances, une fois repérées les similitudes existant entre les mots. Les relations hautement inconsistantes unissant les formes visuelles à leur prononciation dans les langues idéographiques devraient inversement gêner l’installation de ce principe déductif, et favoriser en contrepartie l’émergence des effets d’AdA. Nous examinerons donc en première intention l’implication du degré d’abstraction de l’apprentissage sur l’installation durable des effets d’AdAortho en confrontant des locuteurs Japonais à une tâche de dénomination d’idéogrammes Kanji isolés.

Nous nous sommes ensuite tournés plus précisément vers les langues alphabétiques afin d’évaluer une fois supplémentaire le postulat d’une réduction des effets d’AdAortho à l’influence de la fréquence cumulée sur les performances des lecteurs experts. Dans ce contexte, la corrélation entre l’amplitude de l’AdAortho et le niveau de maîtrise de la langue écrite a été méticuleusement investiguée au moyen d’une étude transversale impliquant plusieurs groupes d’enfants Français fréquentant l’école élémentaire, le collège et le lycée ainsi que des adultes jeunes et plus âgés. Afin de distinguer aussi clairement que possible les influences respectives de l’AdAortho et de la fréquence cumulée, les données établies à l’issue de cette recherche ont encore été confrontées aux prédictions théoriques du modèle mathématique d’accumulation des instances proposé par Lewis (1999ab).

Prenant la suite des deux études exploratoires mentionnées, le second volet de nos recherches se centre pour sa part sur la prise en compte des causes sous-jacentes aux manifestations des effets d’AdAortho dans les langues alphabétiques. Nous avons à ce propos mis à l’épreuve l’hypothèse d’une efficacité moindre des enfants normaux-lecteurs à détecter les similitudes de structures parmi les mots écrits rencontrés dans les premières phases de leur apprentissage de la lecture, en comparaison de ce que laissaient attendre les modèles connexionnistes du type de celui mis à contribution par Zevin et Seidenberg (2002) pour l’évaluation de leur conception des effets d’AdA. Nonobstant la nature quasi-régulière des associations grapho-phonémiques dans les langues alphabétiques évoquée par Zevin et Seidenberg (2002), ces circonstances resteraient favorables à la surspécialisation du réseau impliqué dans la lecture pour le traitement des premiers items acquis, responsable de leur avantage persistant sur les items assimilés plus tardivement (Ellis et Lambon-Ralph, 2000). Cette éventualité a initialement été testée en regard du comportement des enfants intellectuellement précoces, dont il est raisonnable de penser que le fonctionnement cognitif à un niveau supérieur soit favorable à une exploitation précoce plus large et intensive de l’environnement écrit en comparaison des autres enfants. Suivant cette logique, la mise en fonction d’un principe déductif d’une efficacité supérieure rendrait les enfants précoces plus aptes à réinvestir leur connaissances anciennes au moment de leur confrontation avec de nouveaux éléments, éliminant alors l’influence persistante de la période particulière de l’apprentissage à laquelle ces mots ont été rencontrés. Les résultats obtenus à l’issue de cette étude ont été complétés dans un second temps par l’utilisation du modèle CLIP (Kajii & Osaka, 2000 ; Benboutayab, 2004), permettant le calcul des probabilités théoriques de reconnaissance des mots en référence à la participation conjointe des éléments perceptifs de bas niveau et lexicaux de haut niveau. Les principes de fonctionnement de ce modèle avaient pour principal avantage de permettre d’évaluer la contribution des éléments lexicaux à l’établissement des profils de réponse établis empiriquement dans des circonstances où l’étendue et la qualité du savoir lexical précoce des enfants sont pleinement maîtrisées.