II. Contribution expérimentale : Première partie.

II.1. Influence de l’âge d’acquisition de la forme orthographique des mots dans les langues idéographiques : L’exemple du Japonais.

II.1.1. Introduction

Envisagée dans le contexte de la description des conditions d’apparition des effets d’AdAortho au cours de la lecture experte, l’étude rapportée dans le présent chapitre vise à répondre à la question soulevée par Zevin et Seidenberg (2002) concernant la possible résurgence des effets d’AdA dans les langues idéographiques. Les langues appartenant à ce groupe se caractérisent par l’usage de caractères ou symboles renvoyant dans leur grande majorité à des unités minimales de sens plutôt qu’à des phonèmes comme il est d’usage dans les langues alphabétiques. Ces particularités laissent envisager que les différents systèmes d’écrit puissent encourager l’installation de stratégies d’apprentissage spécifiquement adaptées à leur logique structurale sous-jacente. Rayner, Foorman, Perfetti, Pesetsky et Seidenberg (2001) rapportent par exemple que les enfants Chinois passent davantage de temps que leurs homologues américains à s’entraîner à la lecture à l’école ou à leur domicile. Bien que des éléments culturels puissent partiellement expliquer cette différence, il reste que l’apprentissage des langues idéographiques requiert un effort considérable du fait que les associations arbitraires de formes à sens ne sont pas allégées par le principe alphabétique. Ces langues réuniraient donc les conditions nécessaires pour que l’avantage des premiers mots acquis influence de manière persistante les performances des lecteurs experts.

Pour le problème qui nous intéresse, le choix du Japonais comme outil d’investigation nous est apparu particulièrement avantageux à plusieurs égards. En premier lieu, des normes objectives d’AdAortho sont disponibles pour cette langue, du fait de la réglementation stricte de l’enseignement de son système écrit. Les caractères idéographiques (Kanji) élémentaires sont ainsi progressivement enseignés au cours des six années d’école primaire, suivant un ordre précisément établi par le Ministère de l’Education Japonais via la publication en 1977 d’une Liste Educative (« Gakunen-haitouhyou », réactualisée en 1981). Ces normes ont en outre été utilisées avec succès dans l’unique étude ayant fait état, à notre connaissance, d’une influence indépendante de l’AdA des formes phonologiques et orthographiques des mots sur les capacités de lecture orale des adultes experts. Yamasaki et collègues (1997) sont en effet parvenus à établir une influence claire de ces deux facteurs sur les latences de dénomination de mots Japonais composés d’un caractère Kanji isolé. La portée de ces résultats reste toutefois limitée à ce jour du fait que leur mise en évidence repose sur l’utilisation d’analyses par régressions multiples. Plusieurs auteurs (Dewhurst et al., 1998, Gerhand & Barry, 1998) dont Zevin et Seidenberg (2002) ont dénoncé les problèmes posés par le recours à ce type d’analyse, dont l’usage n’est pas particulièrement recommandé dans les conditions où les variables étudiées présentent de fortes corrélations entre elles (Morris, 1981). En effet, le fait de retirer certains facteurs de l'équation de régression conduit à supprimer non seulement la variance uniquement attribuable à la variable retirée, mais aussi la variance partagée avec les autres facteurs, auxquels cette variable est corrélée. Il n’est donc pas exclu que certains effets de fréquence puissent avoir été occultés dans ces travaux, en raison de leur forte corrélation avec l’AdA.

La seconde raison de notre choix est plus directement liée à l’originalité du système écrit Japonais, décrit avec plus de précisions dans ce qui suit. L’utilisation des idéogrammes Japonais permet en particulier de pallier à l’une des limites opposée par Zevin et Seidenberg (2002) à la description empirique des manifestations des effets d’AdA dans le contexte de la lecture des systèmes d’écrits idéographiques. Ces auteurs ont en effet souligné que dans le cas particulier du Chinois, la nature arbitraire des associations de forme visuelle à sens se trouve atténuée par le fait que les idéogrammes enseignés au cours des 6 années d’école primaire sont pour leur majorité idéophonétiques, en ce sens qu’ils possèdent en plus de leur radical sémantique un radical phonologique indiçant plus ou moins régulièrement leur prononciation (voir aussi Xing, Shu et Li, 2002). La plupart des caractères enseignés précocement aux enfants Chinois sont donc acquis suivant un principe partiellement arbitraire seulement du fait de la présence de ces indices. Si l’écriture Kanji mentionnée plus haut se trouve également entièrement constituée d’idéogrammes empruntés au système Chinois, l’usage de ces caractères en langue Japonaise comprend toutefois quelques prometteuses singularités. Conformément au principe idéographique, les Kanji sont porteurs de sens et font référence à un mot complet soit isolément, soit combinés avec d’autres Kanji ou avec une unité syllabique Kana (voir plus bas). Les Kanji ont néanmoins cela de particulier qu’ils sont typiquement associés à deux ou plusieurs lectures. En effet, l’adoption du système écrit Chinois a essentiellement été motivée par la nécessité de transcrire visuellement les concepts référencés par une forme orale préexistante en langue Japonaise. Au moment de leur introduction, les idéogrammes Chinois renvoyaient donc à la fois à leur prononciation originale (lecture phonologique « Onyomi » ou « On ») et à leur traduction en Japonais (lecture explicative « Kunyomi » ou « Kun »). Par conséquent, le caractère (montagne) peut aujourd’hui encore se lire san d’après son ancienne prononciation Chinoise ou yama, selon sa prononciation Japonaise. La plupart des mots Kanji étant composés de deux caractères au moins, le choix de la lecture adaptée est généralement conditionné par les règles de combinaison et le contexte syntaxique. Une minorité de caractères parmi ceux enseignés à l’école primaire conserve néanmoins un sens non ambigu en isolation. Dans ces conditions, ces Kanji sont alors préférentiellement prononcés suivant leur lecture Kun (Fushimi, Ijuin, Patterson & Tatsumi, 1999 ; Nishio communication personnelle). Considérant que les indices phonétiques éventuellement présents dans le radical des idéogrammes Chinois facilitent uniquement la récupération de la prononciation originale (ou lecture On), l’utilisation de mots transcrits par un unique Kanji permet de diminuer la probabilité pour que l’association d’une forme visuelle et de sa contrepartie sonore mobilise des informations acquises sur un mode déductif.

Finalement, le système Japonais mêle à son écriture idéographique deux scripts syllabiques, l’Hiragana (Kana sans angles) et le Katakana (Kana simple, incomplet), désignés par le terme générique de Kana. En pratique, le lecteur Japonais effectue donc un va et vient continu entre les différents systèmes, chaque script prenant en charge un ensemble de fonctions spécifiques de la langue. Ce dernier point est illustré par l’extrait de texte présenté dans la Figure 5.

Figure 5. Phrase extraite du quotidien Japonais Asahi shinbun.

Au début de cette phrase, qui se lit de gauche à droite, on remarque deux caractères Kanji (1) transcrivant le mot konran signifiant « confusion ». Vient ensuite un signe hiragana (2) transcrivant la syllabe « ga », qui est ici la marque du sujet. Le Kanji suivant (3) traduit le verbe « tsuzuku » : « continuer, se poursuivre », dont la terminaison variable est indiquée phonétiquement par juxtaposition d’une inflexion en hiragana « ku » (4). Finalement, les cinq signes suivant appartiennent au syllabaire katakana et transcrivent le mot étranger « arubania », « l’Albanie ». La traduction proposée pour le début de cette phrase est donc la suivante : " En Albanie où la situation demeure confuse… ". (Source : Site pédagogique de la Bibliothèque Nationale de France : http://classes.bnf.fr/dossiecr/sp-chin5.htm#japon).

Chaque caractère Kana est associé de manière pleinement consistante à une unique mora, unité rythmique du discours Japonais correspondant approximativement à une syllabe (voir la partie Méthode). De cette manière, une correspondance parfaite peut être établie entre le discours oral et sa transcription écrite en Hiragana ou Katakana. Tout ce qui est prononcé en Japonais pourrait donc virtuellement être transcrit au moyen de l’un ou l’autre syllabaire. L’usage exclusif des Kana est cependant empêché par l’importante proportion de mots homophones en langue Japonaise, que seuls les Kanji permettent de distinguer à l’écrit. D’un pur point de vue expérimental toutefois, la possibilité de transcrire une même forme sonore en utilisant alternativement les scripts idéographique et syllabique autorise une évaluation plus fine de la relation entretenue par les effets d’AdAortho avec la mémorisation des liens unissant les formes visuelles à leur(s) signification(s).

La lecture orale des Kanji reposerait ainsi largement sur la mise en relation arbitraire d’un ou plusieurs sens avec des formes visuelles complexes dont l’apprentissage s’échelonne sur plusieurs années (Frost, Katz & Bentin, 1987 ; Shibahara, Zorzi, Hill, Wydell et Butterworth, 2003). L’usage des Kana individuels est au contraire maîtrisé par les enfants dès la fin de leur première année de scolarité en raison du caractère transparent des règles de correspondances orthographiques-phonologiques organisant ces scripts. Il faut cependant garder à l’esprit que la combinaison des Kana traduisant les mots Kanji d’usage courant n’a pas lieu d’être explicitement enseignée, attendu qu’elle n’est jamais rencontrée en tant que telle dans les écrits Japonais. Si, donc, le degré de familiarité très élevé des caractères Kana laisse envisager que la présentation de ces unités syllabiques favorise une réactivation rapide des patterns phonologiques lexicaux impliqués dans la prononciation des mots (Yamada, 1992), la contribution des codes sémantiques à la production des réponses devrait tenir pour quantité négligeable dans ce contexte, attendu que le l’agencement inhabituel des Kana présentés ne saurait activer directement ces informations. Cette prédiction s’accorde avec les travaux de Yamada (1998), qui ont démontré que les locuteurs Japonais faisaient preuve d’une plus grande efficacité pour traduire des mots familiers de leur langue maternelle en Anglais lorsque ceux-ci étaient présentés sous leur forme Kanji usuelle, par comparaison à la condition où une transcription Hiragana des mêmes mots leur était proposée. Considérant que l’accès aux concepts portés par les mots serait déterminant pour leur traduction dans une langue étrangère, ce résultat a été interprété en faveur d’une activation plus rapide des codes sémantiques par les caractères Kanji.

Dans l’éventualité où l’installation durable des effets d’AdAortho sur le traitement de l’écrit dans les langues idéographiques serait effectivement attribuable au caractère arbitraire des relations unissant les formes visuelles à leur signification, ainsi que le défendent Zevin et Seidenberg (2002), des performances supérieures devraient être observées sur le traitement des Kanji acquis précocement en comparaison des Kanji acquis plus tardivement chez les lecteurs experts. L’influence de l’AdAortho devrait en revanche être éliminée des réponses enregistrées pour les mêmes mots sitôt que leur prononciation peut être dérivée de leur traduction en Kana, qui minimise la participation de la médiation sémantique.

L’expérience rapportée ici teste cette hypothèse dans le contexte d’une tâche de dénomination proposée à des locuteurs Japonais et portant sur des mots assimilés au début où à la fin de la scolarité élémentaire, tour à tour présentés en Kanji et en Hiragana.