II.2. Evolution de l’AdAortho suivant l’âge chronologique et le niveau d’expertise en lecture : Approche empirique de l’hypothèse de la fréquence cumulée sur la reconnaissances des mots écrit.

II.2.1. Introduction

La seconde recherche présentée dans le cadre de ce travail explore pour sa part le deuxième postulat de Zevin et Seidenberg (2002) relatif au caractère indissociable des effets d’AdA et de fréquence cumulée en lecture, pour autant que les systèmes d’écriture alphabétiques soient concernés. Le questionnement empirique de cette position soulève à nouveau le problème de la pertinence des mesures d’AdA pour l’usage qui veut en être fait. La question mérite qu’on s’y arrête, puisqu’elle constitue l’un des principaux arguments opposés à la validité des effets empiriques d’AdA. Ayant passé en revue un vaste aperçu des données de la littérature concernée par le phénomène, Zevin et Seidenberg (2002) ont en effet conclu au caractère peu convaincant des actuels éléments en faveur d’une influence de l’AdA sur le traitement des mots écrits en raison de la forte corrélation de cette variable avec d’autres facteurs connus pour affecter les performances des lecteurs experts, dont l’imageabilité, la longueur, la familiarité et par-dessus tout la fréquence. Zevin et Seidenberg (2004) ont encore appuyé leur propos par la démonstration expérimentale que ces variables lexicales associées expliquaient 70% des variations entre les valeurs d’AdA attribuées à 328 mots par 40 jeunes adultes. Il semble en outre d’autant plus difficile de se départir d’une telle corrélation que Zevin et Seidenberg (2004) l’attribuent à la contribution des facteurs en cause au processus de facilitation de l’apprentissage, supposé déterminer l’ordre dans lequel les mots sont assimilés (i.e. certains mots sont appris plus tôt parce qu’ils sont plus fréquents, plus concrets, plus courts, etc.).

L’utilisation de normes objectives pourrait constituer une manière de minimiser le problème, bien que l’on ne puisse prétendre le résoudre entièrement. De telles mesures sont disponibles dans plusieurs langues dont le Français (Chalard, Bonin, Méot, Boyer & Fayol, 2003) et ont été élaborées suivant la procédure initialement utilisée par Morrison et al. (1997). Les normes objectives d’AdA correspondent à la proportion d’enfants d’un âge donné capable d’attribuer avec précision un nom aux images des objets qui leur sont soumis. Dans la conception originale de Morrison et al., le choix de cette technique était fondé sur le postulat que la capacité des enfants à produire le nom attendu en réponse à une image témoignait de leur connaissance de l'information sémantique associée au mot cible. Pour ce qui concerne plus particulièrement l’acquisition du langage écrit, le champ pédagogique Français s’est doté il y a plusieurs dizaines d’années déjà d’un outil de suivi de l’évolution des connaissances lexicales des jeunes lecteurs : l’Echelle Dubois-Buyse d’orthographe usuelle (Reichenbach et Mayer, 1977), que ses principes de construction rendent particulièrement adaptée à l’exploration des effets d’AdAortho dans cette langue (voir la partie Méthode du chapitre suivant). L’intérêt des mesures objectives d’AdA repose sur le fait que ces valeurs sont organisées suivant une distribution moins étroitement similaire à celle des valeurs lexicales auxquelles elles sont liées, par comparaison avec les estimations subjectives (voir par exemple Chalard et al., 2003 ou Morrison et al., 1997). La probabilité pour que les effets d’AdA soient évalués indépendamment de leurs corollaires s’en trouve donc augmentée.

Préalablement à l’adoption de cette démarche, un dernier problème, mais non le moindre doit néanmoins être considéré. Zevin et Seidenberg (2002 13 ) dénoncent le fait que la procédure d’élaboration des normes objectives d’AdA les lie intrinsèquement à des données comportementales, faisant de ces mesures des variables de performances plutôt que des facteurs lexicaux à proprement parler. Les effets d’AdA établis sur la base de ces normes ne sont donc autres que des variations de performances prédites par d’autres mesures de performances, ce qui confronte les recherches conduites dans ce domaine à un problème de circularité. Ainsi que le rappellent Bonin, Barry, Méot et Chalard (2004), on ne peut rien trouver d’exceptionnel dans le fait de démontrer que les variables lexicales qui facilitent la récupération des formes verbales adéquates chez les enfants sont précisément les mêmes que celles qui se trouvent à l’origine de l’augmentation de l’efficacité des dénominations chez les adultes. La solution proposée par Zevin et Seidenberg (2002; 2004) à cet épineux problème consiste à substituer aux mesures existantes des informations relatives à la trajectoire de fréquence des mots, évaluant le nombre de fois qu’un mot a été rencontré en différentes périodes de l’apprentissage de la lecture. En réponse à cette proposition, Bonin et collègues (2004) ont très récemment examiné les relations des estimations subjectives et objectives d’AdA avec des mesures de fréquence cumulée et de trajectoire de fréquence dans une tâche de dénomination de mots Français et à travers la ré-analyse des travaux précédemment menés par ce groupe. Si cet important travail a confirmé que la trajectoire de fréquence constituait une mesure plus fiable et réaliste des effets de l’« apprentissage conditionné par l’âge 14  », un effet persistant des estimations objectives de l’AdA a été mis en évidence une fois la trajectoire de fréquence contrôlée. Un des résultats cruciaux de cette recherche tenait également dans le constat que des effets persistant de l’AdA restaient observables une fois l’impact de la fréquence cumulée contrôlé, pour peu que l’influence d’un nombre suffisant de variables associées soit également prise en comptes (et tout particulièrement l’influence du phonème initial, non inclue dans les analyses de Zevin et Seidenberg, 2002).

Ces dernières données encouragent à penser que, moyennant un contrôle strict des facteurs lexicaux associés, l’utilisation des normes objectives publiées par Reichenbach et Mayer (1977) restent un moyen d’exploration fiable de l’influence de l’AdAortho des mots sur les capacités de lecture des enfants et des adultes. S’appuyant sur ces estimations, la présente recherche propose donc un test direct de l’indépendance de l’AdAortho et de la fréquence cumulée basé sur une étude transversale de l’évolution des capacités de lecture silencieuse évaluées dans le contexte de la décision lexicale. De manière à optimiser la contribution du lexique orthographique à la réalisation de la tâche, des pseudo mots homophones ont été introduits parmi les distracteurs, la présence d’items de forme orale identique aux mots réels mais de forme visuelle erronée avantageant les stratégies de vérification orthographique en limitant la pertinence des déductions basées sur la phonologie infra lexicale (Gerhand et Barry, 1999b). Il faut souligner que le présent travail constitue à notre connaissance la première mise à l’épreuve de l’hypothèse de fréquence cumulée appuyée sur une comparaison scrupuleuse des performances des enfants scolarisés à l’école primaire, au collège, au lycée et des adultes.

Notes
13.

Cette critique a été formulée par Zevin et Seidenberg en 2002 dans un article présenté à la British Psychology Society Cognitive Section, Université de Kent, Canterbury, Angleterre, cité par Bonin, Barry, Méot et Chalard (2004).

14.

« Age-limited learning » dans les termes originaux de Bonin et al, 2004.