III.1.3. Discussion

Les résultats obtenus à l’issue de la présente recherche sont relativement clairs. En premier lieu, les temps de réaction et proportions de réponses correctes globaux s’organisaient suivant une tendance similaire chez les enfants précoces et les témoins. Ce constat suggère que des stratégies analogues étaient engagées dans les deux groupes lors du traitement des différentes catégories d’items introduites dans la tâche de décision lexicale : mots, pseudo-mots homophones et pseudo-mots non homophones. La principale différence constatée entre les deux groupes, s’il en subsistait une, s’exprimait sur l’axe quantitatif et était plus particulièrement remarquable chez les plus jeunes enfants. Les élèves de CM1 et CM2 dotés d’un potentiel intellectuel supérieur présentaient en effet une tendance à répondre plus rapidement que les enfants de leur âge, l’écart entre les deux groupes restant néanmoins en dessous du seuil de la significativité. Cette observation s’accorde avec les théories classiques de l’intelligence qui, de longue date, ont considéré la rapidité de traitement des informations comme un indicateur robuste du niveau intellectuel (voir Grégoire, 2000 pour une revue de ces théories). De nombreuses recherches ont par la suite relayé ce postulat (voir Hettinger et Carr, 2003 pour une revue de ces travaux), amenant à la conclusion que l’amélioration des performances cognitives des individus de niveau intellectuel élevé tire en partie sa source de l’automatisation de certaines routines de traitement, libérant des ressources supplémentaires qui sont alors rendues disponibles pour la réalisation de tâches de plus haut niveau. La similitude des profils de performances des enfants précoces et témoins mesurées dans le contexte de la décision lexicale est en outre cohérente avec les quelques recherches neuropsychologiques concernées par la description des processus cognitifs sous-tendant la précocité intellectuelle qui, ainsi que le souligne Fourneret incitent à penser que « rien ne permet aujourd’hui de soutenir chez les enfants intellectuellement précoces […] l’existence de processus de traitement de l’information ou de modalités de raisonnements propres, au sens où seuls ceux-ci en disposeraient » (Fourneret, p.135, 2003).

Pour ce qui concerne plus particulièrement la reconnaissance des mots écrits et tout spécialement l’influence de l’AdAortho sur cette habileté, il est apparu que les effets de la variable s’exprimaient de manière plus évidente sur les latences de réponse des témoins que des enfants précoces. La comparaison des profils de performances établis pour les mots précoces et tardifs auprès des enfants de haut niveau intellectuel et des 15 témoins sélectionnés aléatoirement parmi les élèves interrogés lors de notre précédente étude a ainsi révélé que les effets d’AdAortho, lorsqu’ils se manifestaient, n’avaient d’impact significatif que sur les réponses recueillies auprès des témoins. Rappelons en effet que des temps de réaction significativement réduits ont été obtenus pour les mots de la Liste 1 comparativement aux mots de la Liste 2 auprès des témoins scolarisés en CM2 et pour les mots de la Liste 1 comparativement aux mots des Listes 3 et 4 pour les témoins fréquentant la classe de 6e. Les données correspondantes des enfants précoces sont quant à elles restées non significatives. Pour les élèves de 6e finalement, l’écart entre les délais de réponse enregistrés sur la première et la dernière liste acquise était presque multiplié par deux dans le groupe des témoins en comparaison des enfants précoces (i.e. 76,61 ms pour les témoins contre 43,65 ms pour les enfants précoces).

L’intégration des résultats des enfants précoces aux profils de réponses obtenues pour un ensemble plus représentatif d’élèves témoins dans le cadre des travaux précédents contraint néanmoins à revenir sur l’hypothèse d’une élimination stricte des effets d’AdAortho sur l’efficacité avec laquelle les enfants précoces appréhendent les mots écrits. Les similitudes dans l’organisation des réponses recueillies auprès des enfants précoces et témoins pour la classe de 6e encouragent effectivement à penser que les effets d’AdAortho ne seraient pas totalement absents des performances des enfants précoces. Il est difficile d’établir une raison claire à la présence isolée d’indices favorables à l’influence de l’ AdAortho sur les temps de réaction des enfants précoces scolarisés en 6e, sauf à évoquer la grande hétérogénéité des enfants dits de niveau intellectuel élevé et les limites d’une anticipation du degré de maîtrise de la langue de ces enfants d’après les seules valeurs de QI établies par le WISC III (voir Jambaqué, 2004 pour une discussion). Considérés dans leur ensemble, les résultats obtenus incitent à abandonner le postulat radical d’une suppression complète des effets d’ AdAortho des performances des enfants précoces en faveur d’une position plus nuancée, qui envisage une diminution de l’impact de cette variable dans les conditions favorables à l’installation précoce d’une stratégie d’apprentissage déductive fonctionnelle.

La modulation des effets d’AdAortho par la précocité intellectuelle a cela de fondamental qu’elle démontre que cette variable ne tire pas son origine d’un mode d’organisation par défaut des connaissances en mémoire. Au contraire, comme Zevin et Seidenberg (2002) et Ellis et Lambon-Ralph (2000) avant eux l’ont suggéré, l’installation des effets d’AdA apparaît étroitement conditionnée par la manière dont l’apprentissage prend place, suivant les caractéristiques du matériel rencontré et les ressources des apprenants. L’intégration d’un échantillon plus varié de mots de la langue dès les premières phases de l’apprentissage constituerait ainsi un élément facilitateur permettant l’isolation rapide des liens logiques organisant les correspondances de graphèmes à phonèmes. Cette procédure éviterait alors que les informations concernant les mots appris précocement ne soient « gravées » dans le réseau sollicité lors de l’acquisition de l’écrit, au détriment de l’intégration des connaissances élaborées plus tardivement.

Si cette première exploration est source d’encourageantes réflexions sur l’origine probable des effets d’AdAortho, les résultats obtenus restent à considérer avec certaines précautions. Deux alternatives peuvent être envisagées. Dans le premier cas, l’atténuation des effets d’AdAortho sur les performances des enfants précoces est effectivement attribuable à une plus grande facilité d’assimilation et d’exploitation de l’environnement écrit par ces enfants, ainsi que nous l’avons envisagé jusqu’alors. Néanmoins, rien ne permet d’éliminer la seconde possibilité que la modulation des effets d’AdAortho observée ne soit consécutive au fait que les mots intégrés dans les différentes listes expérimentales aient en réalité été appris durant la même période par les enfants précoces, contrairement aux témoins. Les normes de l’Echelle de Dubois-Buyse (Reichenbach et Mayer, 1977), utilisées pour la sélection du matériel expérimental, trouvent essentiellement leur application dans le domaine éducatif, pour lequel elles ont d’ailleurs été conçues. Or les supports de lecture sélectionnés par les enfants précoces pour exercer leurs talents sont, en raison de leurs inclinaisons atypiques, souvent éloignés du contexte scolaire. Il n’est donc pas évident dans ces conditions de faire des inférences quant à l’identité des premiers mots acquis dans cette population, à moins de procéder au cas par cas.

A ce stade de nos investigations, il apparaît donc nécessaire d’inscrire l’examen des liens entretenus par la connaissance lexicale construite au début de l’apprentissage de la lecture avec l’expression des effets d’AdAortho sur les capacités de lecture dans un cadre théorique plus robuste. Le modèle psychophysique d’identification perceptivo-lexicale des mots écrits développé par Kajii et Osaka (2000) et Benboutayab (2004) à leur suite nous a semblé particulièrement adapté à cette fin. Le chapitre suivant est ainsi dédié à la description des postulats défendus par ce modèle, justifiant de la pertinence de son utilisation pour la compréhension des mécanismes impliqués dans l’émergence des effets d’AdAortho.