III.2.3. Approche théorique des circonstances favorisant l’installation des effets d’AdAortho

III.2.3.1. Application du modèle CLIP (Kajii & Osaka, 2000 ; Benboutayab, 2004) à la simulation d’une tâche de décision lexicale proposée à des jeunes lecteurs.

L’adaptation du modèle CLIP (Kajii & Osaka, 2000 ; Benboutayab, 2004) à la description du phénomène d’AdAortho a été motivée par son approche réaliste de l’identification des mots, comme produit d’une conjonction de traitements visuels de bas niveau et lexicaux de haut niveau (voir également McClelland et Rumelhart, 1981 pour une proposition similaire). En regard de notre problématique, notre attention a tout particulièrement été retenue par les modalités d’intervention des voisins orthographiques dans le déroulement de la procédure d’identification. En cas d’impossibilité à identifier un mot écrit sur la base de ses seules lettres constitutives (i.e. identification perceptive pure), le modèle prévoit en effet que la récupération de ce mot puisse procéder de l’activation des représentations visuelles de structures compatibles avec le CLIP partiel dérivé du mot cible, stratégie autrement référencée par le terme de processus d’inférence lexicale. Ce principe implique que la probabilité d’identifier le mot cible soit inversement proportionnelle au nombre de candidats lexicaux avec lesquels ce mot est susceptible d’être confondu. Pour ce qui concerne la décision lexicale toutefois, dont la réalisation ne requiert pas nécessairement une identification exacte de la cible, la présence de nombreux voisins serait au contraire favorable à la production d’une réponse correcte, en vertu du sentiment de familiarité généré par l’item rencontré (Benboutayab, 2004). Nous verrons par la suite que cette spécificité du fonctionnement du modèle CLIP présente un intérêt particulier pour l’évaluation du postulat de dissemblance structurale entre les items précoces et tardifs comme cause originelle de l’installation durable des effets d’AdAortho sur le traitement des systèmes écrits alphabétiques.

La présente étude vise à évaluer la plausibilité théorique de l’hypothèse d’une impossibilité pour les enfants normaux lecteurs de construire une représentation suffisamment exhaustive de leur langue lors des étapes initiales de l’apprentissage de la lecture pour empêcher une installation durable des effets d’AdAortho. Nous avons précédemment proposé que, contrairement à ce que les modélisations connexionnistes de Zevin et Seidenberg (2002) laissaient attendre, la progression naturelle de l’acquisition de la lecture dans une langue de structure profonde comme le Français restait favorable à l’élaboration d’un savoir lexical fondamental trop spécialisé pour permettre aux items appris tardivement de bénéficier pleinement des connaissances construites sur la base des premiers items assimilés. Des arguments favorables à cette proposition ont d’ores et déjà établis en regard du comportement des enfants précoces. La portée de ces éléments restait cependant limitée par l’impossibilité d’estimer avec précision l’étendue du vocabulaire de chaque participant interrogé et par la pertinence discutable des normes de l’Echelle Dubois-Buysse (Reichenbach et Mayer, 1977) pour l’évaluation des performances des individus appartenant à cette population. L’utilisation du modèle CLIP constitue de ce point de vue un progrès notable, dans la mesure où il permet d’appuyer les prédictions sur à un « background » entièrement constitué d’éléments lexicaux connus, qualitativement et quantitativement définis d’après les connaissances actuelles de l’environnement écrit des jeunes lecteurs, telles qu’elles ont été récemment diffusées par la base de données Manulex (Lété et al., 2004 et voir aussi Lété, 2003, 2004).

Deux situations peuvent être envisagées. D’une part, l’échantillon des premiers mots acquis pourrait réunir un faisceau de propriétés suffisamment vaste pour permettant la construction précoce d’une représentation fine des caractéristiques de la langue, facilitant l’intégration ultérieure des items tardifs. Si tel était le cas, on pourrait s’attendre à ce que la majorité des mots tardifs soient dotés d’une structure orthographique compatible avec celles des mots constituant le savoir lexical précoce des enfants et puissent être associés à un voisin au moins parmi les éléments de cet ensemble. Dans ces conditions, le modèle CLIP prévoit que la reconnaissance des mots tardifs se trouve aussi efficacement secondée par des inférences lexicales que celle des mots précoces en cas d’échec de l’identification perceptive pure. Alternativement, l’échantillon de mots intervenant au moment des premiers apprentissages pourrait, comme nous le soupçonnons, n’autoriser qu’une représentation partielle des propriétés de la langue. Dans ce contexte, seule une portion restreinte des items tardif - ceux présentant une structure compatible avec celle des mots précoces - serait susceptible de tirer avantage des changements de configuration imposés au réseau impliqué dans la lecture par les premiers items assimilés. En conséquence, une large proportion des CLIPs partiels dérivés des items tardifs échouerait à activer des voisins orthographiques parmi les éléments influents de la base des connaissances lexicales précoces, limitant la contribution des inférences lexicales à leur processus de reconnaissance. A terme, les mots tardifs seraient donc davantage susceptibles de faire l’objet de rejets incorrects en cas d’échec de leur identification perceptive pure, en comparaison avec les mots précoces.

En référence à ces principes, on peut donc prédire que, dans le cas où la surspécialisation du savoir lexical précoce serait effectivement responsable du développement des effets d’AdAortho, les probabilités d’acceptation correcte des mots calculées d’après les conditions optimales - où tous les mots intégrés dans les listes expérimentales possèderaient au moins un voisin parmi les premiers mots acquis - devraient aboutir à une surestimation des résultats empiriques d’autant plus conséquente que l’assimilation des mots considérés a été différée dans le temps. L’utilisation d’un ensemble d’items sélectionné de manière à reproduire avec réalisme les caractéristiques du savoir lexical précoce des jeunes lecteurs devrait au contraire permettre une approximation plus fine des performances observées, considérant que ce contexte est favorable à l’augmentation de la probabilité de non-appariement entre les représentations des mots précoces et tardifs. Ces deux éventualités ont été tour à tour examinées dans la partie suivante, après que les principes de fonctionnement du modèle CLIP aient été adaptés aux particularités de la tâche de décision lexicale.