IV.1. Les effets d’AdAortho dans les langues alphabétiques : une réalité.

Nos recherches représentent la première description systématique des effets d’AdA sur le traitement du versant écrit des langues appuyées sur des normes objectives de l’âge auquel les formes orthographiques des mots ont été intégrées dans la mémoire verbale des enfants. Ces mesures ont été choisies de manière à permettre une approche plus directe des connaissances relatives aux associations grapho-phonémiques, que Zevin et Seidenberg (2002) ont explicitement décrites comme immunes des effets d’AdA. Mis bout à bout, les résultats empiriques et théoriques collectés à l’issue des différentes études menées dans le cadre de ce travail aboutissent à une description unifiée des manifestations des effets d’AdA.

Premièrement, les données obtenues auprès des locuteurs Japonais ont contribué à confirmer l’implication des caractéristiques arbitraires de l’apprentissage dans l’émergence des effets d’AdA. Une interaction significative des effets de l’AdAortho des mots et des caractéristiques du script utilisé lors de leur transcription a effectivement été obtenue à cette occasion, allant dans le sens d’une influence plus marquée de cette variable sur la lecture de l’écriture la plus arbitraire utilisée dans cette langue : les idéogrammes Kanji. Tandis qu’un léger avantage des items précoces pouvait être observé sur le traitement des mots formés d’un Kanji unique, les temps de réaction associés à la dénomination des mêmes mots traduits en Hiragana étaient virtuellement identiques. La mise en relation des effets d’AdAortho avec les apprentissages peu secondés par des possibilités d’exploitation de logiques sous-jacentes est cohérente avec les trois principales approches formelles des effets d’AdA actuellement disponibles dans la littérature : celle de Ellis et Lambon-Ralph (2000), celle de Zevin et Seidenberg (2002) et celle de Monaghan et Ellis (2002b).

Ensuite, les performances enregistrées auprès de participants de niveau de lecture et d’âge chronologique varié ont permis de dissocier les influences respectives de l’AdAortho et de la fréquence cumulée sur la qualité des décisions lexicales. Ce constat se vérifiait particulièrement auprès des adultes jeunes et plus âgés, pour lesquels les écarts observés entre les temps de réactions associés aux mots précoces et tardifs s’exprimaient dans une proportion non explicable par les prédictions du modèle mathématique d’accumulation des instances développé par Lewis (1999ab). Corrélativement, les profils de résultats établis dans ce contexte démontraient que les associations grapho-phonémiques des langues alphabétiques à structure opaque ne répondaient vraisemblablement pas à une organisation suffisamment régulière pour permettre l’élimination des effets d’AdA, contrairement aux présomptions de Zevin et Seidenberg (2002).

Mis en relation avec les récentes simulations de Harm et Seidenberg (2004), certains éléments de nos résultats nous permettent finalement de prendre définitivement position en faveur d’une influence réelle et indépendante l’AdAortho sur la manipulation des informations grapho-phonémiques dans les langues alphabétiques. Harm et Seidenberg (2004) ont ainsi proposé que le degré d’abstraction des associations orthographiques et phonologiques d’une part et orthographiques et sémantiques d’autre part influençait le taux d’entraînement requis avant que les deux procédures n’atteignent un degré d’efficience équivalent. De fait, la logique sous-jacente aux associations orthographiques-phonologiques allègerait le coût cognitif de l’apprentissage et assurerait la mise en fonction précoce de la voie orthographique-phonologique-sémantique. Par opposition, les relations arbitraires unissant les formes visuelles des mots à leurs significations ralentiraient l’installation de la voie sémantique directe. En conséquence, les enfants mobiliseraient davantage la voie médiatisée phonologiquement lors des premières étapes de leur apprentissage de la langue écrite (voir également Sprenger-Charolles, Siegel, Béchennec, & Serniclaes, 2003,pour des arguments empiriques en faveur de ce postulat). L’installation tardive de la voie sémantique permet donc d’écarter l’hypothèse que les effets d’AdAortho observés de manière répétée sur les performances des lecteurs débutants puissent être exclusivement portés par la contribution des informations sémantiques à la reconnaissance des mots écrits. De surcroît, la stabilité de l’amplitude de ces effets entre l’enfance et l’âge adulte, déjà soulignée dans nos travaux antérieurs (Nazir et al., 2003), encourage à penser que cette variable affecte des procédures de traitement identiques dans les deux populations. Ce constat conduit donc à rejeter l’attribution exclusive des manifestations de l’AdA indépendantes de la fréquence sur la lecture experte à l’intervention de la voie sémantique, ainsi que l’ont envisagé Zevin et Seidenberg (2002) et Bates, Burani, D’Amico et Barca (2001) avant eux. La prétendue diminution des effets d’AdA dans les langues transparentes - dont la lecture serait principalement sous-tendue par la voie phonologique - évoquée par Bates et collaborateurs comme argument favorable à l’expression sémantiquement médiatisée des effets d’AdA (voir également Brysbaert, Lange & Van Wijnendaele, 2000) semble également insuffisante pour sauver ce postulat. Le graphique de la Figure 55 illustre ce propos en présentant l’amplitude des effets d’AdA pondérée par le nombre d’années séparant l’AdA moyen des items précoces et tardifs utilisés, établie à partir d’un échantillon représentatif de décisions lexicales disponibles dans la littérature. Ces données ont été organisées suivant le degré de profondeur des langues pour lesquelles elles ont été obtenues, partant du script le plus opaque, l’Anglais, pour aller vers le plus transparent, l’Espagnol, en passant par le Français (classification suivant les critères de Seymour, 2003). Le détail des stratégies d’évaluation de l’AdA et de la fréquence des mots utilisées dans ces différentes recherches est également présenté dans l’Annexe 1.

Figure 55. Amplitude moyenne des effets d’AdA obtenus à l’issue de 3 tâches de décision lexicale proposées à des locuteurs Anglais (Morrison et Ellis, 1995), Français (Bonin et al, 2001), et Espagnols (Izura et Ellis, 2002) pondérée par le nombre d’années séparant l’AdA moyen des mots précoces et tardifs utilisés dans chacune de ces études.

Les données rapportées dans le graphique de la Figure 51 révèlent que l’amplitude des effets d’AdA tend à augmenter dans les langues transparentes, suivant la tendance inverse de celle prévue par Bates et al., (2001), lorsque le nombre d’années séparant l’acquisition des mots précoces et tardifs introduits dans les différentes recherches est pris en compte. Il n’y a pas lieu de discuter plus avant cette corrélation inversée, dont l’origine tient vraisemblablement à un contrôle différent des variables corrélées à l’AdA d’une étude à l’autre. Le rapprochement de ces différents résultats vient seulement illustrer le fait que l’évocation des effets d’AdA établis dans des langues de profondeur distincte par des études indépendantes ne peut être tenu pour un argument définitif en faveur de l’origine purement sémantique de l’influence de ce facteur. Ainsi, si des arguments très convaincants ont été établis en faveur de la médiation sémantique des effets d’AdA en lecture (voir notamment Brysbaert, Van Wijnendaele, & De Deyne, 2000, et Ghyselinck, Custers & Brysbaert, 2004)., nos données prouvent que les manifestations de cette variable ne se cantonnent pas à cet aspect du traitement de l’écrit mais influencent de manière diffuse les multiples codes calculés sur la base des percepts visuels.

Nous terminerons cette discussion par une revue des points importants pour l’apprentissage du vocabulaire écrit et son enseignement soulevés par les résultats des travaux présentés dans cette thèse.