IV.2. Apprentissage artificiel, apprentissage naturel : perspectives pour l’enseignement de la lecture.

Nos recherches - organisées autour de la description de l’AdAortho dans ses manifestations de surface et ses origines sous-jacentes – tiennent également lieu de point de départ original pour la description du déroulement de l’apprentissage de la lecture.

En premier lieu, la part des performances attribuables à la fréquence cumulée par delà l’influence de l’AdAortho chez les lecteurs débutants constitue une preuve supplémentaire de l’importance des confrontations répétées avec des éléments du langage écrit pour l’assimilation des formes orthographiques. Cette logique a de longue date été défendue par les modèles connexionnistes parallèles et distribués, également pris comme référence lors notre propre description du développement du vocabulaire écrit des enfants, par l’intermédiaire du modèle de Zevin et Seidenberg (2002). Conformément aux prévisions de ces modèles, les enfants semblent donc capables de tirer parti de leur environnement linguistique écrit pour intégrer une connaissance généralisable à de nouvelles occurrences sans le concours direct d’un apprentissage explicite du système de règles organisant la langue. Cette hypothèse est soutenue par les récents travaux de Martinet, Valdois et Fayol (2003), qui ont mis en évidence que trois mois seulement après le début de l’enseignement de la lecture, les séquences spontanément sélectionnées pour la transcription des pseudo-mots reflétaient déjà l’utilisation de stratégies d’analogies chez les enfants interrogés. L’influence de la fréquence des séquences graphiques susceptibles de transcrire une séquence sonore dans un contexte donné sur ce processus de sélection devenait en outre plus évidente à la fin du CP (i.e. après 9 mois d’apprentissage de la lecture), suggérant l’existence d’un lien entre l’évolution des connaissances générales des correspondances de graphèmes à phonèmes et l’augmentation de l’exposition au matériel écrit.

Cela étant, la persistance des effets d’AdAortho par delà l’influence de la fréquence cumulée sur les performances des adultes et des enfants, après plusieurs années d’entraînement de la lecture, suggère inversement que l’apprentissage naturel de l’écrit n’est pas en tout point conforme à celui permettant l’élimination des effets de cette variable du fonctionnement des réseaux connexionnistes. A la suite de Ellis et Lambon-Ralph (2000), Monaghan et Ellis (2002b) et Zevin et Seidenberg (2002), nos simulations - réalisées au moyen du modèle CLIP de probabilité perceptivo-lexicale d’identification des mots (Kajii & Osaka, 2000 ; Benboutayab, 2004) - ont clairement démontré que ces effets pouvaient être mis en relation avec des incompatibilités dans l’organisation structurale des formes écrites acquises précocement et tardivement. L’analyse méticuleuse des circonstances favorables à l’émergence des effets d’AdAortho sur les prédictions du modèle CLIP nous a permis de mettre en évidence que les items tardifs étaient associés à une probabilité plus élevée de présenter une incompatibilité de structure avec les items constituant le savoir lexical précoce virtuel des enfants. La reconnaissance des mots tardifs se trouvait de ce fait moins efficacement secondée par le processus d’inférence lexicale que celle des mots précoces, générant la diminution globale du nombre d’acceptations correctes de ces mots observée sur les données empiriques. Les conditions de non appariement entre les items précoces et tardifs correspondent à une situation très coûteuse pour le modèle, dans laquelle les importants changements induits par les items précoces sur les valeurs de poids des connexions ne bénéficient aucunement aux items tardifs, qui resteront alors représentés avec une finesse moindre du fait de la perte de plasticité induite par l’encodage des items précoces (Ellis et Lambon-Ralph, 2000 ; Monaghan et Ellis, 2002b).

Cette tendance établie, les capacités de traitement du matériel écrit développées par les enfants intellectuellement précoces encouragent à penser que l’installation des effets d’AdA ne représente pas le nécessaire tribut de tout apprentissage et qu’un entraînement adéquat permettrait de limiter leurs manifestations. En rapport avec les capacités supérieures d’appréhension de l’écrit généralement évoquées au sujet cette population, une réduction des effets d’AdAortho a pu être observée sur les performances d’une partie de ces enfants. Ce postulat est soutenu par l’interprétation proposée par Ellis et Lambon-Ralph (2000) du comportement de leur modèle, soutenant que les effets d’AdA existent en raison du fait que les items introduits au début de l’entraînement ont la chance de configurer le réseau de la manière la plus avantageuse pour eux avant que les items tardifs ne soient introduits. De ce point de vue, les effets d’AdA seraient davantage le produit du matériel utilisé pour initier l’apprentissage qu’une conséquence par défaut des l’apprentissages, ce qui laisse envisager que la sélection d’un matériel adapté pourrait déboucher sur une substantielle facilitation du développement de la lecture chez les enfants. La validité théorique de cette proposition a d’ailleurs dores et déjà été établie par les travaux de Zevin et Seidenberg (2002). Ces auteurs ont ainsi démontré que les effets d’AdAortho obtenus pour deux sous-ensembles d’items précoces et tardifs - volontairement sélectionnés de manière à présenter de fortes incompatibilités de structures - disparaissaient du traitement des mêmes exemples après que les deux bases aient été réorganisées en sorte de valoriser la concordance entre les deux ensembles de patterns (ex : HUB, HUG et LUCK dans le groupe précoce correspondait à HUCK, LOG, LUG dans le groupe tardif). Les résultats de ces deux simulations, également présentés dans l’Introduction Théorique (voir p.33) ont été rapportés dans les graphiques de la Figure 56.

Figure 56. Les graphiques présentent les résultats des simulations 3 et 4 réalisées par Zevin et Seidenberg (2002).

Ces données correspondent au taux d’erreurs commises par le réseau à différentes époques de son apprentissage, sur des mots monosyllabiques présentés avec une fréquence élevée au début (early ; courbe noire) ou à la fin (late ; courbe rouge) de son apprentissage. Le graphique de gauche retrace les profils de réponses obtenus lorsque les deux groupes d’items contenaient des patterns orthographiques et phonologiques non recouvrants et le graphique de droite présente les résultats correspondants lorsque les deux groupes contenaient des patterns recouvrants.

En conclusion, les discussions conduites autour des effets d’AdAortho et de ses origines permettent de proposer que - dans les limites autorisées par la comparaison avec la construction des connaissances dans les réseaux connexionnistes - la sensibilité naturelle des enfants aux redondances de leur langue pourrait être renforcée par l’exploitation de leurs capacités précoces d’assimilation au profit de l’intégration de structures infra-lexicales aussi diverses que possible. En augmentant le nombre de situations dans lesquelles l’acquisition des mots tardifs peut efficacement s’appuyer sur des connaissances antérieures, cette stratégie devrait permettre de réduire coût cognitif associé à l’acquisition des informations nouvelles. Le taux d’entraînement nécessaire avant que les items tardifs ne soient traités avec une efficacité comparable aux mots précoces s’en trouverait de ce fait réduit, comme l’illustre clairement le profil de réponse établi par Zevin et Seidenberg (2002) dans leur dernière simulation (Figure 52, graphique de droite). Le succès de cette démarche reste évidemment conditionné par le fait que les items sélectionnés pour faire l’objet de cet entraînement intensif soient également bien représentés dans l’environnement écrit de l’enfant, les rencontres répétées avec ces mots dans des contextes diversifiés constituant le facteur le plus propice à leur assimilation.