1. Les enjeux de la mobilité urbaine

L’évolution de la mobilité urbaine est au cœur des préoccupations contemporaines en matière de développement et d’aménagement urbain. Depuis une trentaine d’années, on assiste à une véritable explosion de la mobilité des personnes sur le territoire français. La croissance des revenus, le développement du parc automobile (près de 80% des ménages sont motorisés) et l’évolution des modes de vie expliquent cette augmentation.

La montée du « tout automobile », poussée par la croissance urbaine et son étalement, suscite des interrogations sur la durabilité de ce mode de développement urbain, d’autant plus que le trafic automobile continue à croître du fait même de la réorganisation spatiale des villes. La dépendance à l’automobile (Dupuy, 1999) ne cesse de s’accentuer en raison des avantages offerts par rapport aux autres modes de transport en terme de confort, de flexibilité horaire ou encore d’itinéraires accessibles. Les déplacements sont, en effet, de plus en plus associés à l’autonomie des individus, à l’apparition de nouveaux modes de vie et à l’émergence de représentations différentes de l’espace et du temps. Le gain d’espace est souvent perçu comme un facteur de confort ou d’efficacité économique.

L’amélioration de la vitesse associée à la constance des temps de déplacement accentue la portée des déplacements. C’est ce que stipule la conjecture de Zahavi selon laquelle les gains de temps engendrés par la modernisation des réseaux de transport sont transformés par les usagers afin d’accroître leur périmètre de destinations accessibles, le temps de transport demeurant constant. Le temps potentiel économisé est donc transformé en supplément de destinations. Ce réinvestissement du temps gagné dans une distance supplémentaire autorise des rapports à l’espace différents tout en permettant de conserver une attention à la proximité en temps entre les localisations des ménages et des emplois (Massot, Orfeuil, 1995). Aucun indicateur ne permet de penser que ces tendances s’inverseront (cf. tableau 1 issu de Crozet, 2003). Avec le développement des systèmes urbains, les domaines de la vie sociale se différencient territorialement et fonctionnellement et le nombre de commutations et d’échanges augmente. En comparant les recensements de 1990 et 1999, il apparaît (cf.tableau 1) que la distance totale parcourue par les migrants intercommunaux a augmenté de 28% en moins de 10 ans. Cette progression est due non seulement à l’allongement des distances moyennes quotidiennes parcourues (7% environ) mais principalement au nombre de personnes se déplaçant (20% environ). Le tableau révèle également les effets des différentes structures urbaines sur l’évolution des déplacements.

Tableau 1 : Les déplacements domicile-travail intercommunaux en France (1990-1999)
  Distance totale quotidienne en milliers de kilomètres Taux de variation 99/90 Nombre de migrants quotidiens en milliers Taux de variation 99/90 Distance moyenne quotidienne en Km Taux de variation 99/90
Villes-centres 36 982 +28% 1 988 +21,8% 18,6 +5,0%
Banlieues 68 887 +18,2% 5 939 +10,1% 11,6 +7,4%
Total pôles urbains
Dont aire urbaine de Paris
105 869
35 555
+20,6%
+11,8%
7 927
2 914
+12,7%
+8,1%
13,3
12,2
+8,1%
+3,4%
Couronnes périurbaines
Dont aire urbaine de Paris
52 003
12 828
+34,0%
+23,8%
3 133
539
+29,3%
+24,5%
16,6
23,8
+3,8%
+1,3%
Communes multipolarisées 15 382 +39,0% 855 +31,3% 18,0 +5,9%
Zones rurales 39 377 +36,7% 2 128 +33,1% 18,5 +2,8%
Total hors pôles urbains 106 762 +35,8% 6 116 +30,9% 17,5 +3,7%

Source : d’après Talbot (2001), issu de Crozet (2003) p.5.

D’après Wiel (1999), l’étalement urbain s’explique en partie par la généralisation des vitesses de déplacement accrues favorisées par la création d’infrastructures routières (rocades, etc.). En outre, le coût généralisé de transport, défini comme la somme du coût monétaire direct (voiture, essence, entretien) et du coût du temps de transport, a fortement baissé, entraînant ainsi l’extension périurbaine des villes.

Ces conclusions rejoignent celle de la théorie économique urbaine qui attribue l’étalement urbain à l’évolution de deux paramètres fondamentaux : la diminution des coûts intra-urbains de transport et l’augmentation du revenu. Les choix de localisation résidentielle s’effectuent généralement au travers de l’arbitrage entre accessibilité, aménité et prix du logement. D’après la théorie économique urbaine classique, les valeurs des sols des zones les plus accessibles à l’emploi, aux loisirs ou autres lieux d’attractions sont les plus élevées, toutes choses égales par ailleurs. La rente foncière décroît lorsque l’on s’éloigne du centre des villes mais elle diminue moins rapidement avec la distance. L’arbitrage entre coût de transport et coût du foncier, qui diffère selon les caractéristiques sociodémographiques et le revenu des ménages, conduit, au fil du temps, à un étalement urbain accru, du fait de l’augmentation du revenu et de la baisse du coût de transport. La recherche d’aménités peut conduire les ménages à hauts revenus soit au centre des villes (si elles y sont abondantes) soit vers l’espace périurbain (Brueckner, Zenou et Thisse, 1999).

Cette transformation indirecte de gain de vitesse en éloignement du centre des villes est, certes, un fondement essentiel de l’évolution urbaine. Au-delà de l’étalement urbain proprement dit, la modification des morphologies urbaines répond à une double aspiration de dé-densification et de desserrement des ménages (Fouchier, 2001). Les communes périurbaines sont aujourd’hui constituées du cinquième de la population française dont les trois quarts de la population active travaille en ville. La dé-densification est fortement corrélée à l’ampleur de l’extension urbaine. C’est une tendance lourde au plan national. Elle est étroitement liée à la consommation d’espace périphérique et aux facilités de déplacements. Sur l’ensemble des villes françaises les plus importantes, la densité de population a diminué de 30% entre 1954 et 1990 alors que leur superficie urbanisée a été multipliée par 2,3. Cette diminution est d’autant plus importante que les densités étaient fortes à l’origine (Fouchier, 2001). Cavailhès (2004) montre un aplatissement de la courbe de densité de la population de l’Ile-de-France au cours du temps : le taux de diminution de la densité de la population avec la distance est passé de -0,54% en 1946 à -0,11% en 1996.

En outre, la réduction de la taille moyenne des ménages et l’augmentation de la surface de logement par personne seraient une autre manifestation de cette quête d’espace, qui pourrait s’interpréter également comme une individualisation des modes de vie. La quête d’espace est donc autant extérieure au logement qu’intérieure. Ces deux aspects sont étroitement liés du fait du gradient de prix fonciers et immobiliers notamment. Les différentes densités correspondent à différents types d’environnements et à différents modes de vie. Les faibles densités semblent ainsi mieux correspondre aux attentes des ménages avec enfants que les fortes densités qui sont davantage constituées de ménages de petite taille.

L’étalement urbain de l’agglomération lyonnaise, par exemple, comme la plupart des agglomérations françaises est très important. En moins de quatre ans, la surface consommée par l’urbanisation a augmenté de 140% alors que la population correspondante n’augmentait que de 60%. Les espaces périphériques, en offrant d’importantes disponibilités foncières à des prix attractifs, ont favorisé le développement de l’habitat individuel et l’implantation des centres commerciaux ou d’entreprises.

Cette extension urbaine non maîtrisée se traduit par des migrations croissantes de centre à périphérie ou de périphérie à périphérie, réalisées majoritairement en voiture et génère des coûts externes, notamment d’insécurité et d’environnement (dégradation de la qualité du cadre de vie et de l’air). Les déplacements de centre à centre ont laissé la place aux déplacements de périphérie à périphérie pour lesquels le rail est moins compétitif. Pour répondre à l’augmentation de la mobilité dans les zones saturées, de nouvelles infrastructures se développent. La multiplication des rocades pour soulager la circulation dans le centre des villes a constitué un puissant moteur pour l'urbanisation de périphéries de plus en plus lointaines et a ainsi largement contribué à la consommation accrue de l'espace et à l'augmentation des besoins de mobilité (Ministère de l’Equipement des Transports et du Logement, Réseau Ferré de France, 2001). D’après Poulit (1994), « Les résidents veulent plus d’espace pour vivre tout en préservant la capacité d’accéder à la ville. Ils veulent gagner sur ces deux tableaux. Ce phénomène majeur est irréversible».

Les automobilistes supportent un coût inférieur au coût social qu’ils provoquent par leurs déplacements. L’usage « excessif » qui est fait des véhicules individuels est dû, en partie, à une tarification inférieure au coût social.

La comparaison internationale réalisée par Newman et Kenworthy (1989), indique que l’usage de l’automobile dans les agglomérations est d’autant plus important que les densités urbaines y sont faibles. De même, la consommation énergétique est d’autant plus importante que les densités sont faibles. Ainsi, la préservation des ressources passerait par des formes urbaines plus compactes (Pouyanne, 2004).

Les controverses récentes sur les coûts de l’étalement urbain opposent les partisans d’une intervention publique visant à rendre la ville plus compacte (Ewings, 1997), aux tenants de l’efficacité des mécanismes de révélation des préférences des ménages urbains par les marchés fonciers et immobiliers (Gordon et Richardson, 1997). Gordon et Richardson (1997) ne voient ainsi dans les formes urbaines étalées que le résultat de la préférence des ménages pour les faibles densités urbaines. Cet argument est néanmoins contesté sur deux plans. D’une part, la réalité de cette structure de préférences pose problème, le développement résidentiel périurbain résultant au moins autant de l’adaptation des ménages à un système de contraintes et d’un certain nombre d’incitations indirectement véhiculées par les politiques publiques telles que l’accession à la propriété ou les politiques foncières (Pendall, 1999). D’autre part, l’importance des externalités négatives liées au développement résidentiel extensif remet en cause l’efficience des mécanismes marchands quelle que soit, par ailleurs, la structure des préférences (Brueckner, 2000).

Des contributions récentes tendent, toutefois, à s’émanciper de l’opposition binaire entre les modèles de ville compacte et de ville étalée. D’après Dupuy (2002), la relation entre la densité et la dépendance automobile est loin d’être univoque. Il définit la dépendance automobile comme la différence entre l’accessibilité des automobilistes et des non automobilistes, c’est-à-dire comme résultant du système automobile dans son ensemble et non pas comme une relation étroite avec la simple motorisation a . Ainsi, la dépendance s’accroît lorsque l’«automobilisation» b se développe. Lorsque l’automobilisation croît, l’accessibilité offerte à l’automobiliste croît aussi. En France, pour 1% d’automobilisation supplémentaire, l’accessibilité croît de près de 2%. Parallèlement, l’accessibilité pour le non-automobiliste décroît (ou se maintient au mieux) du fait de la dégradation du service offert par les modes alternatifs (transports en commun, etc.). Par conséquent, afin de bénéficier du différentiel d’accessibilité croissant offert aux automobilistes, ceux qui ne sont pas automobilistes cherchent à le devenir. Mais cette demande est freinée par plusieurs facteurs tels que les ressources ou l’âge par exemple. Cette demande peut même décroître lorsque toute la population tend à être motorisée. Ainsi, la dépendance automobile apparaît à la fois comme un différentiel d’accessibilité et un processus lié au rythme du développement automobile. L’effet Zahavi entraîne à la fois une baisse de la densité et un accroissement de la dépendance automobile. Cependant, Dupuy démontre qu’une baisse de la densité par l’effet Zahavi peut s’accompagner d’une modération de la dépendance automobile par une sorte d’effet grégaire qui, à partir d’un certain seuil, conduit les habitants non automobilistes à se rassembler dans des espaces plus denses, ce qui vient contrebalancer le processus de Zahavi. Les effets de la densité sur la dépendance automobile sont donc multiples. En outre, Pouyanne (2004) montre qu’il n’y a pas de relation stricte entre densité et mobilité et que par conséquent, le débat entre ville dense et ville étalée peut conduire à une impasse.

La « stratégie Newman » ne peut dominer de façon certaine l’effet Zahavi qu’au prix de la réalisation d’une densité extrême qui devrait s’accompagner de mesures très fortes visant simultanément à contraindre les automobilistes à abandonner leurs voitures ou à ne plus rouler en raison de la mise en place de systèmes de tarification divers et contraignant tels que les péages urbains (Dupuy, 2002).

Ainsi, afin de limiter la dépendance à l’automobile, les institutions internationales préconisent de pratiquer un développement urbain plus dense et mixte. Cependant, d’après Fouchier (1997), la ville dense produit moins de pollution par individu mais elle se traduit par une concentration des nuisances et les personnes directement exposées à ces nuisances sont également plus nombreuses. La ville dense est donc moins polluante mais elle est plus polluée que sa périphérie peu dense.

Dupuy (2000) propose des orientations différentes, agissant directement sur la dépendance automobile. D’une part, une diversification des types de véhicules, ce qui créerait plusieurs types d'automobilistes différents, d’autre part, lutter contre la concentration des véhicules sur d'énormes troncs communs, et réaliser de nouvelles routes, plus nombreuses et moins rapides, pour fragmenter les flux de circulation. Actuellement, pour répondre à l’augmentation du trafic, on élargit systématiquement les routes existantes ce qui ne fait finalement que générer un trafic encore supérieur. Enfin, le stationnement serait le troisième volet d’action pour réguler le parc automobile. L’introduction d’un nouveau véhicule dans une grande métropole générerait, en effet, sept places de stationnements supplémentaires. En limitant ces dernières, le nombre de véhicules serait indirectement réduit car leur utilisation deviendrait plus difficile.

La mobilité urbaine est ainsi vécue dans les débats contemporains comme porteuse d’une non-durabilité. C’est pourquoi, les exigences actuelles de modération de la mobilité urbaine, inscrites dans l’ensemble des dispositifs réglementaires et législatifs relatifs aux politiques urbaines, préconisent la maîtrise de l’extension périurbaine et des stratégies visant à favoriser le report modal vers les modes doux (tramway, etc.).

Le recensement de 1999, en confortant le constat d’un phénomène de métropolisation et d’étalement urbain autour des agglomérations a d’ailleurs largement influencé l’élaboration de la loi SRU c (Cuillier, 2002). Celle-ci a, en effet, pour objectif de « mettre en œuvre une politique de déplacement au service du développement durable ». Elle place, ainsi les transports collectifs au cœur de la structuration de la ville de demain, les autres modes de déplacements étant également envisagés dans un souci de cohérence.

La politique nationale de la protection de l’air s’est structurée en 1996 avec la Loi sur l’Air et l’Utilisation Rationnelle de l’Energie (LAURE). Ce texte affirme le droit de chacun à respirer un air qui ne nuit pas à sa santé et pose, en conséquence, le principe de l’information du citoyen sur la qualité de l’air. La loi confie aux autorités organisatrices des transports des agglomérations de plus de 100 000 habitants le soin de définir des principes d’organisation des transports respectueux de l’environnement (Plans de Déplacements Urbains : PDU). La démarche du PDU repose sur la volonté d’arrêter la dérive du système des déplacements urbains pour tendre vers une ville plus agréable à vivre.

Les Plans de Déplacements Urbains définissent les principes d’organisation des transports de personnes et de marchandises (circulation et stationnement). Ils visent à assurer un équilibre entre la mobilité et la protection de l’environnement et de la santé. Ils portent sur la diminution du trafic automobile, le développement des transports en commun, l’aménagement et l’exploitation de la voierie, etc.Un grand nombre de travaux et/ou de propositions récentes privilégient donc une causalité particulière, allant des formes urbaines –et singulièrement la densité- vers la mobilité urbaine. Pourtant, comme le souligne Wiel (1997), ce sont les modifications des technologies de transport qui ont altéré fondamentalement les formes urbaines. Les différences de vitesses entre l’automobile et la marche à pieds ont conduit à un éloignement de l’espace constructible pour un même temps d’accès au travail. « L’amélioration des temps d’accès par les infrastructures routières a induit une valorisation sélective de l’espace, ce qui a provoqué le redéploiement des fonctions urbaines. La mobilité facilitée a donc libéré la ville de la « tyrannie » de la distance avec ses effets sur la densité urbaine » (Wiel, 1996, p83).

Au delà des débats, contemporains, de nature normative, sur les formes urbaines les plus garantes de durabilité, notre travail s’inscrira dans une démarche positive d’analyse de la coévolution entre transport et formes urbaines, qui vise à expliciter les interactions entre les infrastructures de transport et les modes d’occupation de l’espace urbain.

Notes
a.

La motorisation est généralement définie par le rapport du nombre d’automobiles au nombre d’habitants d’un pays.

b.

L’automobilisation est une variable composite qui traduit la configuration du système automobile (nombre de permis de conduire, par automobile, kilomètres parcourus en voiture, etc.). Elle agit sur la dépendance automobile.

c.

Solidarité et Renouvellement Urbain, 13 décembre 2000.