2. Les interrogations suscitées par les infrastructures routières intra-urbaines

Les infrastructures routières intra-urbaines présentent un caractère ambivalent. Elles apparaissent, en premier lieu, en contradiction avec les objectifs du développement urbain durable car elles sont censées renforcer la dépendance automobile au sens de Dupuy (1999). La mise en service d’une infrastructure routière génère à la fois des nuisances urbaines telles que le bruit, la pollution ou les coupures urbanistiques, mais également un trafic induit engendré par une augmentation de la capacité des routes.

L’intensité des nuisances ressenties par les ménages (notamment, mais pas seulement, les riverains), de même que le décalage entre ces projets d’investissements et les orientations actuelles en matière de maîtrise de la mobilité urbaine et de report modal impliquent sans aucun doute une attention plus soutenue à la justification et à l’évaluation des projets d’infrastructures de transport routières en milieu urbain. Il convient toutefois de souligner que ces infrastructures participent en même temps de manière décisive au maintien des avantages économiques générés par la concentration urbaine. Les infrastructures de transport contribuent aux phénomènes d’accumulation et de masses critiques qui caractérisent le processus de métropolisation par lequel certaines villes se différencient du reste du territoire (Lacour et Puissant, 1999). Les économies d’urbanisation, liées aux effets de taille et à la diversité des milieux urbains, contribuent à l’existence d’un phénomène de surproductivité des grandes agglomérations urbaines par rapport au reste du territoire (Rousseau, 1998). Cette efficacité économique liée à la concentration urbaine ne résulte toutefois pas simplement d’un effet de densité ou d’agglomération : il s’agit de penser la ville comme une « proximité organisée » (Huriot, 1998).

Au delà de la caractérisation générique des économies d’agglomération, ce phénomène peut être associé étroitement à la taille effective des marchés du travail urbains et, par conséquent, à l’efficacité des systèmes de transport (Prud’homme, Lee, 1999). Prud’homme (1997) définit la taille effective du marché du travail comme le nombre d’emplois accessibles en moins de soixante minutes. La taille du marché de l’emploi est influencée par trois facteurs (« les 3 S ») : la taille de la population (« Size of the city »), l’étalement urbain ou plus précisément l’appariement entre les localisations des emplois et des résidences (« Sprawl ») et l’efficacité du système de transport (« Speed »). La taille effective du marché du travail se distingue clairement de celle du marché potentiel, qui ne dépend que des deux premiers paramètres Ce dernier est également influencé par la quantité d’infrastructures de transport disponible et la qualité du système de transport. Par conséquent, l’amélioration du système de transport étend la taille de la ville et par là même augmente indirectement la productivité de la ville par l’extension de la taille du marché de l’emploi.

Cervero (2001), en démontrant empiriquement que l’efficience urbaine (associée à la productivité du travail) est liée à la génération d’une plus grande accessibilité, vient renforcer l’argumentation de Prud’Homme. L’auteur apporte une double validation de cette argumentation. Sur un panel de 47 agglomérations américaines, une relation positive se dégage entre le niveau de densité de l’emploi et la productivité du travail. Au sein même de l’aire urbaine de San Fransisco, les zones présentant les plus hauts niveaux d’accessibilité entre emplois et résidences dégagent une productivité du travail significativement supérieure.

Les objectifs justifiant les investissements dans ces infrastructures apparaissent eux-mêmes frappés d’ambiguïté. Comme le souligne la note de l’ALEPH de juillet 2004 (Commissariat Général du Plan), les enjeux d’une infrastructure de transport ne sont pas les mêmes suivant qu’il s’agisse de privilégier la fluidité ou l’accessibilité. L’accessibilité exige un niveau de ponctualité, de proximité de la desserte et de confort du trajet. La fluidité du trafic renvoie à son débit, à la vitesse de déplacement des véhicules. L’accessibilité concerne la destination du trajet, la fluidité caractérise son déroulement, les conditions et modalités de sa réalisation. La plus grande fluidité répondra à des impératifs de développement économique. Le projet d’une ville fluide pourrait étendre l’espace des mobilités et accentuer la variété des motifs. Mais la fluidité des déplacements des uns empêchera l’accessibilité des autres, et réciproquement. Fluidité et accessibilité n’ont pas les mêmes répercussions sur les coûts d’exploitation et d’entretien des réseaux, sur les tarifications, etc.

Lorsque l’accessibilité est privilégiée par rapport à la fluidité, on s’expose au risque de la congestion. Les coûts de congestion pèseront de manière croissante sur les budgets-temps des automobilistes, ce qui les incitera soit à limiter leurs déplacements, soit à se reporter sur les transports collectifs.

A contrario, privilégier la fluidité sur l’accessibilité, c’est s’exposer au risque de la dégradation des conditions de vie. La ville du mouvement et de la vitesse est en effet celle du bruit, des nuisances et de la pollution. Ces deux scenarii ne traitent pas les mêmes problèmes et ne correspondent pas aux mêmes opinions politiques ni aux mêmes modèles de développement urbain.

Les controverses suscitées par l’introduction des péages urbains soulignent également les difficultés rencontrées dans la gestion de ce type d’infrastructure.

Le coût élevé pour la collectivité de la mobilité justifie la mise en place d’instruments de tarification, le prix payé par les automobilistes ne reflétant pas la rareté des ressources environnementales consommées, ni l’ensemble des effets polluants tels que le bruit, la congestion, etc. Dans ce contexte, une amélioration de la tarification est porteuse de gains d’efficacité importants comme le souligne le Livre Blanc sur les transports de la Commission européenne (2001). Elle optimise l’occupation de l’espace public car seuls circulent les usagers dont le consentement à payer est égal ou supérieur au coût des ressources consommées. Les principaux outils tarifaires peuvent, a priori, être les taxes sur les carburants, le stationnement payant ou les péages. D’après Perbet (2004), le faible niveau de la fiscalité automobile s’apparenterait à une subvention implicite à la mobilité. La demande de déplacement engendrée excède son utilité sociale. Cet effet pervers est encore plus marqué dans les aires urbaines où les usagers ne contribuent qu’à la moitié des seuls coûts d’infrastructure, en dehors des coûts de pollution notamment. La construction de nouvelles infrastructures pour réduire la congestion urbaine présente des coûts élevés et croissants et ne constitue pas une solution aux problèmes posés par la pollution urbaine des transports. En général, ce sont les règles d’évaluation au coût marginal social, incluant la tarification des externalités environnementales, qui s’appliquent (Livre blanc sur les transports de la commission européenne, 2001). La tarification du stationnement vise à faire supporter aux automobilistes le coût de leur usage du foncier en centre-ville. En l’absence de péage urbain, elle peut également servir à leur faire ressentir les coûts induits par la pénétration en zone centrale, mais c’est un instrument mal adapté à cet usage dès lors que la congestion est importante.

Le péage urbain constitue un outil supérieur à la tarification du stationnement dans le cas de congestion importante. Il vise à faire prendre conscience à l’usager, en temps réel, des coûts induits par ses déplacements, afin de l’amener à effectuer des arbitrages. Celui-ci peut, en effet, choisir de se déplacer en voiture, si l’intérêt qu’il y trouve excède le montant du péage, choisir de changer d’horaire, de destination ou de mode, ou encore renoncer à se déplacer.

Arnott, de Palma et Lindsey (1993) ont étudié les effets des différents régimes de péages de régulation (le péage uniforme, le péage idéal, le péage grossier) qui pourraient être mis en place afin d’abaisser le degré de congestion selon l’élasticité de la demande. Si le péage est uniforme, son montant est indépendant du temps, le prix et le péage sont les mêmes pour tous les conducteurs. Il n’affecte pas non plus les horaires de départ. Ainsi cet équilibre se rapproche de celui qui prévaudrait sans péage. Cependant l’élasticité de la demande provoque une réduction du nombre de véhicules et le péage optimal est égal au coût moyen du trajet. A l’inverse, le péage idéal est entièrement dépendant du temps, sa valeur fluctuant avec le niveau de congestion de telle sorte que la file d’attente n’apparaisse jamais. Ainsi le temps d’attente est nul car les horaires de début et de fin d’encombrement de la voirie sont inchangés. Le péage est efficace quand son niveau est égal au coût marginal social. Chaque conducteur ayant ainsi un coût du trajet identique quelle que soit son heure de départ. Enfin la forme du « péage grossier » est intermédiaire aux deux précédents. Il offre un montant de faible affluence et un autre adapté à une période de trafic important. Cette discrimination temporelle permet d’inciter les agents à modifier leurs horaires de départ, d’où un gain d’efficience comparé au péage uniforme. Mais la file d’attente n’est pas totalement résorbée, c’est donc moins efficace qu’avec le péage idéal. Dans ce cas, le péage est égal au coût moyen (Arnott, 1990). Le niveau optimal de chaque péage est donc le coût marginal supporté par la société pour chaque navetteur.

L’introduction d’un péage de décongestion (Pigou, 1912), plus qu’un péage de contribution au financement d’une infrastructure « d’utilité publique » (Dupuit, 1844) donne une valeur à la perte de temps subie par les usagers et la transforme en revenu. Aussi les agents adoptent face au péage des comportements pouvant mener à un optimum social et le revenu du péage peut être redistribué. En effet, Arnott et al. (1993) mettent en avant la possibilité d’autofinancement de tout ou partie de la construction d’un équipement (selon l’élasticité de son coût) à l’aide du péage. Mais cet aspect de redistribution de la richesse pose des problèmes de justice sociale. Les personnes ayant une forte valeur du temps semblent être les grands bénéficiaires d’une tarification efficace de la voirie. Cependant, les voies les plus coûteuses ne sont pas exclusivement utilisées par ces individus. Des études ont montré que certaines personnes à faible valeur du temps pouvaient répercuter le coût du péage sur leurs employeurs ou clients, ce qui leur permet ainsi de profiter aussi de ces infrastructures.

La généralisation du péage produit à long terme des effets sur la structure et la morphologie des villes. Cependant il n’affecte pas tout le réseau, c’est pourquoi on assistera à une déformation de la structure des villes, des activités, et des comportements des agents qui se rapprocheront des itinéraires les plus fluides et les moins coûteux, notamment de la part des agents les moins qualifiés et les plus pauvres. L’exclusion de ces catégories ne sera pas sans conséquence sur la localisation des entreprises qui emploient cette main d’œuvre (Derycke, 1997).

Parmi les péages urbains existants, on recense, entre autres, ceux de Singapour et de Londres. A Singapour, un système électronique permet d’optimiser en permanence le péage de façon à maintenir la fluidité de la circulation. Ce péage tient compte également des caractéristiques techniques des véhicules, ce qui permet de mieux appréhender les nuisances environnementales. Le péage de Londres est plus simple dans la mesure où l’accès à l’hypercentre est tarifé de façon forfaitaire sans moduler la tarification dans le temps.

Alors que le péage de contribution au financement des autoroutes interurbaines est très largement pratiqué en France, les expériences de péage urbain sont plutôt rares. On recense le tunnel du Prado-Carénage de Marseille ouvert en septembre 1993, le segment La Défense-Orgeval sur l’A14 dans l’ouest parisien ouvert en novembre 1996 et le tronçon du boulevard périphérique Nord de l’agglomération lyonnaise, objet d’analyse de ce travail, ouvert en août 1997.

La triple fonctionnalité du périphérique Nord de Lyon : de périphérie vers périphérie, destinée à récupérer le trafic de transit et de périphérie vers centre chargée de reprendre la part du trafic à destination du centre et de traverse du Rhône, lui confère essentiellement une caractéristique intra-urbaine.

Lors de sa première ouverture, le périphérique Nord de Lyon était doté d’un péage sur l’ensemble du tronçon. Mais, la difficulté d’acceptation de ce péage par les lyonnais, certainement en raison du « caractère ambivalent, voire ambigu de ce qu’il est convenu d’appeler le péage urbain » (Crozet, 2001, p.231) a conduit au boycott de l’ouvrage. Les deux objectifs de l’expérience du périphérique Nord semblaient, en effet, contradictoires. Il s’agissait, d’une part de financer une infrastructure nouvelle par le péage et de limiter le trafic sur les anciennes voieries devenues concurrentes de la nouvelle. La tarification de ce contournement se faisait alors principalement en heure de pointe afin d’alléger la circulation urbaine du trafic de transit. Ainsi, en réduisant la capacité des itinéraires concurrents et gratuits, la population pouvait légitimement s’interroger sur l’objectif recherché de ce nouvel itinéraire : le rendre captif pour en assurer la rentabilité (Crozet, 2001, p.240). Le périphérique Nord serait tombé à ses débuts dans le « piège du triangle d’incompatibilité » (Crozet, 2001, p.243). Il est, en effet, impossible de combiner en même temps un tarif élevé, un usage fréquent et l’absence d’itinéraire alternatif. Comme l’a montré Piron (1997), un tarif élevé est acceptable s’il existe des itinéraires alternatifs (cas de l’A14 dans l’ouest parisien) ou si l’usage est relativement peu fréquent (cas des on résidents pour le pont de l’Ile de Ré).

C’est pourquoi, une nouvelle grille tarifaire a été mise en place abaissant le prix sur la partie centrale du périphérique et rendant gratuits les deux tronçons extrêmes. Lors de sa réouverture en mai 1998, le Grand Lyon devient propriétaire du périphérique Nord. Il perçoit les recettes collectées par l’exploitant, fixe les politiques d’exploitation, en particulier la politique tarifaire et de promotion et contrôle la bonne exécution de la politique d’exploitation et d’entretien. La Société d’exploitation du périphérique nord de Lyon a été créée le 17 février 1999 par le groupement d’entreprises SERL, AREA et Transroute International afin de répondre à un appel d’offre européen lancé par le Grand Lyon pour l’exploitation du périphérique. Un marché de prestation de services a été signé en mars 1999 pour assurer la sécurité et la gestion du trafic, la collecte des péages, la promotion de l’ouvrage, la maintenance des équipements et de l’infrastructure. Il est composé de 4 tunnels totalisant plus de 6 kilomètres de longueur, 1 viaduc, 7 portes, 2 gares de péage et 150000 véhicules par jour, dont 50000 sur la seule section payante (source Eperly, 2005).

Malgré les réactions controversées des citadins vis-à-vis de l’instauration du péage sur toute la partie de l’ouvrage lors de sa première ouverture, la section payante a connu une augmentation du trafic de 20% en 2000 et de 10% en 2001 selon le rapport d’activité 2002 de la société concessionnaire du périphérique Eperly. C’est, en outre, un ouvrage plébiscité par les lyonnais (source: Tremplin, octobre 2002). Entre 2001 et 2002 les abonnements ont progressé de 19%.

Le projet de périphérique nord de Lyon illustre l’intensité des controverses suscitées par ce type d’infrastructures : difficultés à justifier l’utilité sociale de l’ouvrage par rapport aux nuisances et aux impératifs de durabilité urbaine ; ambiguïté des objectifs réellement assignés à l’infrastructure ; acceptabilité des différentes modalités de tarification visant tant le financement que la régulation. Dans cette perspective, ce travail vise à proposer un cadre méthodologique permettant d’appréhender l’impact des infrastructures routières en milieu urbain. Les spécificités des ouvrages routiers à vocation principalement intra-urbaine posent en effet d’importants problèmes aux méthodes traditionnelles d’évaluation des infrastructures de transport, fondées sur l’application de l’analyse coûts-avantages. L’analyse proposée dans ce travail s’appuie en conséquence sur un cadre méthodologique différent, fondé sur la mobilisation de l’analyse spatiale et urbaine.