Introduction générale

En 1889, un jeune professeur de la faculté des Lettres de l’université de Bordeaux, Emile Durkheim, premier titulaire de la chaire de « Pédagogie et Science sociale » alors unique en son genre dans l’université française et qui vient d’être créée expressément à son intention 1 , fait paraître dans la Revue Philosophique un compte-rendu critique de l’ouvrage de Ferdinand TönniesGemeinschaft und Gesellschaft 2 . S’élevant contre les vues pessimistes du sociologue allemand concernant l’avenir d’une civilisation à laquelle il reconnaît lui aussi volontiers un aspect de plus en plus « sociétaire » et de moins en moins « communautaire », il écrit :

‘« Comme l’auteur, je crois qu’il y a deux grandes espèces de sociétés et les mots dont il se sert pour les désigner en indiquent assez bien la nature [...]. Comme lui j’admets que la Gemeinschaft est le fait premier et la Gesellschaft la fin dérivée. Enfin j’accepte dans ses lignes générales l’analyse et la description qu’il nous fait de la Gemeinschaft. Mais le point où je me séparerai de lui, c’est sa théorie de la Gesellschaft. Si j’ai bien compris sa pensée, la Gesellschaft serait caractérisée par un développement progressif de l’individualisme, dont l’action de l’Etat ne pourrait que prévenir pour un temps et par des procédés artificiels les effets dispersifs. Elle serait essentiellement un agrégat mécanique ; tout ce qui y reste encore de vie vraiment collective résulterait non d’une spontanéité interne, mais de l’impulsion tout extérieure de l’Etat. [...] Or je crois que la vie des grandes agglomérations sociales est tout aussi naturelle que celle des petits agrégats. Elle n’est ni moins organique ni moins interne. En dehors des mouvements purement individuels, il y a dans nos sociétés contemporaines une activité proprement collective qui est tout aussi naturelle que celle des sociétés moins étendues d’autrefois. Elle est autre assurément ; elle constitue un type différent, mais entre ces deux espèces d’un même genre, si diverses qu’elles soient, il n’y a pas une différence de nature. Pour le prouver, il faudrait un livre ; je ne puis que formuler la proposition. 3  »’

Ce livre, l’histoire nous l’a appris, c’est Durkheim lui-même qui se chargera de le rédiger. Il lui donnera pour titre De la division du travail social (1893). Que l’on juge finalement la tentative réussie ou non, chacun reconnaîtra qu’il s’agit là d’un effort remarquable et peut-être sans précédent pour établir qu’il existe un mode de sociabilité (la solidarité dite organique) à la fois spécifique aux sociétés industrielles libérales et de même valeur sociétale que le mode de sociabilité traditionnel (la solidarité dite mécanique) qu’il est appelé progressivement et inéluctablement, selon Durkheim, à remplacer. Quelles sont donc les notions mobilisées par Durkheim pour répondre à cette double exigence et donner un contenu cohérent et intelligible au concept d’une telle formation sociale ? D’où viennent-elles et quelles sont les transformations qu’elles ont dû subir au cours du temps pour apparaître comme susceptibles de remplir le rôle que va leur faire jouer le sociologue ? Telles sont les questions que nous nous sommes posées et qui sont à l’origine du présent travail.

Notes
1.

Pour plus de détails sur les circonstances de cette nomination, cf. S. Lukes, Emile Durkheim. His Life and Work (1975), London, Penguine Books, 1988, Part. 1I, chap. 5.

2.

F. Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft. Abhandlung des Communismus und des Socialismus als empirische Culturformen, Leipzig, Reisland, 1887. Une traduction française est disponible sous le titre : Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure (1944), trad. Leif, Paris, PUF, 1977.

3.

E. Durkheim : « Communauté et société selon Tönnies » (1889), in E. Durkheim, Textes, 3 vol., prés. V. Karady, Paris, éd. Minuit, 1975, t. 1 : « Eléments d’une théorie sociale », pp. 389-90.